Liberté d’expression et interprétation biblique
du site:
http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/van_meenen.htm
Liberté d’expression et interprétation biblique
Bernard Van Meenen
Quelle est l’autorité de la Bible ? Quels sont ses champs d’application ? Comment l’autorité ecclésiastique se sert-elle de la Bible, et à quelles fins ? La Bible est-elle le ressort de la soumission à l’autorité de l’Église, ou de la contestation de celle-ci ?
On sait que de telles questions ne sont pas neuves. Il suffit de songer à Luther et à la Réforme du 16e siècle, conflit qui tourna autour du statut et de l’autorité de l’Écriture dans l’Église, et qui vit l’émergence de l’autonomie du sujet individuel dans l’interprétation des textes. Plus près de nous, on pensera également à la crise moderniste qui, au seuil du 20e siècle, signa l’acte de divorce entre, d’une part, la conception dogmatique et normative de l’interprétation de la Bible par le Magistère catholique, et d’autre part l’autonomie de la recherche critique – philologique et historique d’abord, relayée ensuite par les autres sciences humaines –, appliquée aux textes bibliques. Un siècle plus tard, les traces de ce divorce demeurent plus que sensibles, si l’on en juge par les crispations périodiques qui se manifestent autour d’enjeux ecclésiaux, éthiques ou politiques et qui renvoient, de près ou de loin, à un conflit entre interprétations de la Bible et conceptions de son autorité. La question des ministères, celle de l’ordination des femmes, les débats sur la peine de mort, les relations entre juifs et chrétiens, la défense de la liberté religieuse, l’ouverture des magasins le dimanche, en constituent autant de symptômes toujours actuels.
En près de dix-huit siècles d’histoire du christianisme, que la Bible ait servi à justifier ou à combattre à peu près tout et son contraire, il n’est que banal de l’affirmer. C’est la même Bible qui a revêtu de son autorité la pratique de l’esclavage, et qui est supposée aujourd’hui fournir son appui à la défense des Droits humains. L’Écriture, tenue pour la parole de Dieu, serait-elle un nez de cire ? … Mais après tout, pourquoi le christianisme échapperait-il au tropisme en vigueur dans toutes les grandes religions, consistant en ce besoin de recourir à des textes supposés spirituellement inspirés ou divinement révélés, pour étayer une doctrine ou des convictions, justifier une pratique, revendiquer une expérience, lesquelles peuvent, au fil du temps, s’avérer irrecevables, contradictoires ou obsolètes ?
C’est ce besoin, et les formes de recours aux textes qui en découlent, qu’il convient, me semble-t-il, d’interroger, en commençant par un petit détour historique.
En 1670, en Hollande, un ouvrage anonyme est publié sous le titre : Traité théologico-politique. Son auteur est le philosophe Spinoza (1632-1677), et les accusations d’« athéisme » qui courent déjà à son sujet l’incitent à la prudence au moment de publier l’ouvrage, car la censure n’est pas loin. Le Traité a un objectif clair, exposé dès son sous-titre : « Où l’on montre que la liberté de philosopher n’est pas nuisible à la piété, ni à la paix et à la sécurité de l’État ». Comprenons que Spinoza compte montrer que la liberté de penser et d’exprimer publiquement ce qu’on pense, même si c’est faux, ne représente pas une menace pour la pratique d’une religion (la piété), ni pour la paix civile, garantie par l’État. Le philosophe ne comprend donc pas son traité comme une machine de guerre « anti-religieuse ». Pour lui au contraire, la « piété » a tout à gagner, dans le registre qui est le sien, à ne pas considérer la liberté de philosopher comme une menace, et l’on peut donner à cette liberté les arguments montrant qu’elle n’en est pas une.
Le problème, évidemment, c’est que les autorités religieuses – principalement chrétiennes, pour Spinoza – ne l’entendent pas de cette oreille et, surtout, qu’elles se servent de la Bible pour faire obstacle à cette liberté. Il faut donc démontrer que tel n’est pas le propos de l’Écriture, ce à quoi Spinoza s’emploie en écrivant son traité, qui jette ainsi les bases de ce qui deviendra l’exégèse biblique moderne. Le Traité théologico-politique opère la déconstruction des pouvoirs imputés à la Bible, dès lors qu’on entend s’en servir pour intervenir dans le champ de la liberté de pensée et d’expression. Spinoza montre que les textes de l’Écriture, marqués par des circonstances historiques et des genres littéraires contingents – comme c’est le cas de toute littérature –, ne comportent ni contenus, ni normes, ni efficience en ce qui regarde l’exercice de la raison et l’organisation de la société. En revanche, dit-il, dans tous les livres bibliques, et dans l’Écriture entière, il y a bien une Parole qui se donne à entendre et à vivre : celle qui commande la pratique de la justice et de la charité. Tel est, pour Spinoza, l’invariant biblique. Si l’Écriture a un « pouvoir », il n’est authentifié que par la relation au prochain, dans la pratique juste et charitable :
« Une conduite juste et charitable peut sans doute être aussi une conséquence du raisonnement philosophique, mais la particularité de la parole de Dieu est qu’elle l’enseigne sans raisonnement, par l’expérience ou par le rappel enflammé qu’en font les prophètes. Dès lors, peu importe que l’on puisse ou non reconstituer le détail de ce qu’ils ont voulu dire, ou les épisodes obscurs de l’histoire racontée ; ce qui compte est le message essentiel dont l’histoire fournit autant d’exemples : la conduite envers le prochain. La piété consiste donc, pour chacun, à recevoir ce message et à le rendre vraisemblable pour lui-même, c’est-à-dire à l’adapter à sa propre complexion. Rien dans un tel message ne s’oppose à la liberté de philosopher ; au contraire, qui veut interdire cette liberté empêche par là même chacun d’adapter le message à sa propre complexion, donc s’oppose à la piété ».[1]
Ce détour historique ne me paraît pas inutile. Il rappelle qu’au moment où « théologie » et « politique » empruntent en Occident la voie qui conduira à les séparer, cela commence par la soustraction de la Bible, non seulement à des enjeux de pouvoir, mais aussi à la concurrence entre eux. Que Spinoza se soit efforcé de montrer que la Bible n’est pas faite pour cela, pas plus que la raison n’est faite pour détruire la Parole de Dieu, cela me paraît une leçon qui, aujourd’hui encore, reste digne d’attention. En effet, le besoin de manier des textes bibliques dans des luttes d’influence et des conflits de pouvoir ne semble pas avoir disparu, ni dans l’espace public, ni dans les rapports intra-ecclésiaux. Ici, l’autorité de Dieu ou celle de Jésus sont invoquées, par textes interposés, aussi bien par les tenants du Magistère que par ceux qui le contestent. L’on dira d’un côté que « l’Église, soumise à la Parole de Dieu, ne se considère pas autorisée à … » – pour reprendre la formule consacrée – et, de l’autre côté, l’on renverra à l’attitude de Jésus en tant qu’opposant aux autorités religieuses de son temps. Que les positions en présence soient clairement énoncées n’est pas en cause : l’Église ne peut être privée de sa liberté d’expression, pas plus que ceux et celles de ses membres qui s’y trouvent en dissentiment avec le point de vue dit « officiel ». Mais la question est de savoir quel usage on fait de la Bible en pareil cas, et si elle reste ou non un enjeu et un levier d’influence ou de pouvoir, quels qu’ils soient.
L’affaire se complique encore quand le champ d’opposition s’étend à l’espace public démocratique : en principe, celui-ci a des règles de débat qui ne relèvent pas d’une argumentation appuyée sur des textes religieux. Cela n’appelle pas l’illusion de croire que les parties prenantes à un tel débat seraient « neutres » : chacun-e y est toujours déjà engagé-e avec sa « complexion » propre, comme dirait Spinoza, complexion qui peut résulter d’une conviction et d’un engagement religieux. Mais en démocratie, pareil débat suppose justement que chacun-e puisse prendre en compte les limites dans lesquelles son argumentation est recevable par les autres, et même consentir à ce que son propre point de vue évolue au fil de la confrontation avec les autres points de vue exposés. Certes, c’est bien là le plus difficile, tant il est peu naturel de limiter – individuellement ou collectivement – son influence et son pouvoir, s’ils sont engagés dans un débat. En démocratie, ce processus, et l’exigence qu’il comporte, sont sans fin. Mais là encore, le recours à des textes, sous forme d’appui ou de justification, peut s’avérer un trompe-l’œil, car l’« autorité » que représente un texte biblique pour les uns est dénuée de toute pertinence pour les autres. Inévitablement, et au nom même de la liberté d’expression, cela conduira à dresser les unes contre les autres des « autorités » de recours (la Bible, la loi, les Droits humains, etc), en invoquant pour chacune un poids susceptible in fine de l’emporter sur les autres. On quitte alors le terrain de l’argumentation, pour entrer sur celui des passions « théologiques » et « politiques », lesquelles sont en principe ce que la démocratie a pour vertu de limiter[2].
Mais ne voit-on pas actuellement tant des autorités religieuses que politiques franchir allègrement ces limites ? Pour rester dans le cadre européen du catholicisme, maintes prises de position récentes du Cardinal-Archevêque de Cologne, ainsi que « l’affaire Buttiglione » , n’en donnent-elles pas des exemples typiques, incluant le recours à la Bible pour imposer des vues et des conduites supposées indiscutables ? Effectivement, et il y a lieu de s’en inquiéter autant que d’y résister. Or pour cela, il n’est pas nécessaire d’imiter ceux à qui l’on résiste. Je veux dire par là qu’on peut résister sans le besoin de recourir à des textes comme ceux de la Bible pour soutenir ou justifier sa position. Le champ de la liberté d’expression est précisément assez large en démocratie pour qu’on puisse y argumenter sans qu’il soit nécessaire de faire entrer ces textes dans un rapport d’influence ou de pouvoir. En démocratie ? Soit. Mais dans l’Église ? Le raisonnement est le même : résister aux dénis de liberté d’expression et aux abus d’autorité, sans imiter les auteurs de déni ou d’abus, c’est-à-dire sans soumettre des textes à un impératif d’utilité au service d’une influence ou d’un pouvoir. Plus l’Écriture se trouve soumise à un tel impératif, moins est libre la Parole qui s’y donne à entendre et à mettre en pratique. On peut donc garder les yeux bien ouverts sur les enjeux d’un conflit d’interprétation des textes et sur le rapport de forces qui y est impliqué, tout en renonçant à en faire un usage mimétique de celui qu’en fait « l’autorité ». En ce sens, résister à ce qui menace ou dénie la liberté d’expression, cela appelle une rupture : non pas avec le fait de lire et d’interpréter les textes, mais avec tout usage qui, d’une manière ou d’une autre, porte la trace d’un désir de les « faire valoir » à l’appui d’une influence ou d’un pouvoir. Aucun texte n’a, en lui-même, le pouvoir de se défendre contre les mésusages qu’on peut en faire, ni celui de s’exhiber comme devant emporter la conviction. Mais moins l’on use des textes bibliques comme de ce qui serait utile à faire rendre des armes, quelles qu’elles soient, plus on s’aperçoit qu’en réalité, ce sont les textes qui nous désarment. La lecture et l’interprétation des textes bibliques ressemblent à une sorte de résistance désarmée.
Il serait cependant présomptueux de penser que cette rupture dont je parle serait accomplie une fois pour toutes, comme si quiconque – exégètes y compris – pouvait se convaincre d’en avoir fini, et définitivement, avec ce nœud conflictuel séculaire qui attache la Bible, l’autorité et la liberté. Par exemple, lors de la première diffusion sur Arte de la série d’émissions de Mordillat et Prieur sur Les origines du christianisme, des réactions se sont aussitôt exprimées, tant du côté savant que du côté hiérarchique, pour y dénoncer une « manipulation », ou pour mettre en garde contre « le danger » que cette série ferait courir à la foi chrétienne. Or ces émissions, dont le sujet n’est pas précisément de ceux qui dominent la scène télévisée, relevaient incontestablement de la liberté d’expression. Et leurs auteurs se sont longuement expliqué, toujours clairement, sur leur parcours, leur méthode, leurs intentions, leurs options de montage, etc. Mais s’il est une chose que la série mettait très bien en lumière, c’est l’absence de « vérité exégétique » irrévocable. Devant l’épineux dossier des origines du christianisme, l’on réalisait que toute question se présente comme discutée, sujette à des réponses diverses, contrastées, toujours plus au conditionnel que péremptoires. Paradoxalement, le « savoir » de l’exégèse, fragmenté et en débat, laissait ainsi transparaître l’ambivalence du « pouvoir » qu’on lui impute parfois : les textes n’étant pas nécessairement ce qu’on croit qu’ils sont, les lire et les comprendre requiert un travail de dépouillement, de décapage des préjugés, de confrontation à la différence, de remise en question des acquis. Un travail que je dirais volontiers analogue au travail même de la foi. Cela, personne n’a le « pouvoir » de l’accomplir seul-e, ni de l’imposer, pas plus les exégètes que d’autres. Ce dont les lectures contemporaines de la Bible dispensent le moins, c’est de la liberté de croire, et d’y articuler une pensée capable d’entrer en débat et en argumentation avec d’autres convictions.
Ainsi l’histoire emprunte-t-elle comme d’étranges détours : plus de trois siècles après Spinoza, du chemin reste à faire aujourd’hui pour montrer et laisser entendre qu’il y a des manières de lire et d’interpréter les textes bibliques qui, loin de nuire à la liberté de penser, l’élargissent et lui donnent des moyens d’expression.
NOTES
[1] Pierre-François MOREAU, Spinoza et le spinozisme, coll. Que sais-je ?, n° 1422, Paris, P.U.F., 2003, p. 65. Ce petit livre est l’une des meilleures introductions à l’œuvre et à la pensée du philosophe, et comporte les indications bibliographiques essentielles.
[2] Limiter, et non pas faire disparaître ou abolir, ce qui serait une illusion. La démocratie reste un rapport de forces, ce qui mobilise toujours des passions. On peut ajouter que, dans des cas critiques, l’objection de conscience reste toujours valide : c’est une manière de poser une limite qu’on se refuse à franchir, et qui peut être fondée aussi bien en raison qu’en référence à une conviction de foi. Les deux ne s’excluent d’ailleurs pas.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.