LE CÉLIBAT NON MONASTIQUE

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LE CÉLIBAT NON MONASTIQUE

Il y a diversité de dons… il y a diversité de ministères… il y a diversité d’opérations… Et l’Esprit qui se manifeste en chacun, lui est donné pour l’utilité commune… Il distribue ses dons à chacun en particulier, comme il le veut (1 Co 12,4-11).
Saint Paul nous parle des dons et des ministères que chacun reçoit en vue d’une diaconia (service) pour l’utilité commune. Personne n’est exclu de l’appel général adressé à tous, mais, comme dans une symphonie, il faut y discerner sa propre partie musicale, une vocation toute personnelle, un destin unique.
Tournant décisif en tant qu’acte spirituel et prise de position, dans la biographie d’un être, lorsque ni l’état monastique, ni l’union conjugale ne se trouvent sur son chemin. La faute la plus désastreuse serait de faire d’une condition simplement imposée par les circonstances de la vie, un destin. L’absence de quelque chose ne peut jamais ni remplir, ni construire un être. Et c’est céder à la tentation la plus ruineuse que de n’attendre plus rien de la vie. L’attente positive prend en charge le présent sans rien préjuger du lendemain. Le vrai renoncement à une situation précise (le mariage par exemple), pour être positif et enrichissant, ne peut être qu’une condition pour l’acceptation libre et pleine d’une autre situation (le célibat par exemple), qu’un point de départ pour une vocation actuelle, jamais subie, toujours acceptée et assumée, et qui remplira l’existence du moment présent.
Ceci pose le problème très précis de la vocation. Dans son aspect immédiat c’est une inclination ressortissant d’aptitudes correspondantes, de dons naturels qui prédisposent à telle forme de vie et d’activité. Plus profondément et sur le plan religieux de la foi, elle est une prédestination, plus cachée, plus mystérieuse, et qui contient le projet de Dieu sur tel être concret. C’est l’essence de moi-même que Dieu me propose comme la meilleure partie, la partie idéale de moi-même et que j’accepte d’avance et assume librement. Elle postule une disponibilité du moment présent, totalement ouverte, et sans rien préjuger du moment suivant.
À la rigueur, même un moine peut rompre ses vœux. Un homme marié peut entrer dans les ordres. Un célibataire peut voir s’ouvrir devant lui une des deux voies, comme il peut se trouver dans la perspective d’un célibat dans le monde. Pour le moment il accepte cette situation allégrement, joyeusement, assumée comme une tâche confiée pour aujourd’hui, comme la valeur présente et pleine de son existence. Le tâtonnement inévitable qui en ressort s’accompagne d’une alternative de succès et d’échecs. Mais il est vital de comprendre qu’il ne s’agit jamais d’un  » devoir  » morne et imposé, d’un impératif catégorique aveugle et implacable. Le sacrifice ici se changerait en suicide. Les échecs empiriques possibles, le découragement et les amertumes momentanées n’autorisent nullement la négation, le vide, l’abdication. Il faut composer avec la grâce, comme les mains qui se cherchent dans la nuit, et attendre avec un sourire que telle défaite matérielle se convertisse en victoire spirituelle. La finalité immédiate, atteinte ou non atteinte, n’est point la fin absolue de mon destin.
Toute la vocation est une option en réponse à un appel entendu. Celui-ci peut être simplement l’état présent. Il n’est jamais une voix qui explicite tout ; une demi-obscurité inhérente à la foi ne nous quitte jamais. Il y a une chose dont nous pouvons être sûrs, toute vocation est toujours accompagnée d’un renoncement. Le marié renonce à l’héroïsme monastique, le moine à la vie conjugale. Le jeune homme riche de l’Evangile n’est invité ni à se marier ni à entrer dans un couvent. Il devait renoncer à sa richesse, à l’ » avoir « , à ses préférences – afin de suivre le Seigneur. De même les  » eunuques  » pour le Royaume de Dieu – quel que soit le sens que nous y mettions – désignent une privation, un renoncement, un sacrifice. Mais dans tous ces cas de privation dont parle l’Evangile, la grâce fait un don ; d’un renoncement négatif elle fait une vocation positive. Le renoncement à une chose signifie la consécration totale à une autre chose que ce même renoncement permet de réaliser.
Une vocation de célibataire est infiniment plus large que le célibat comme tel. Ce n’est pas le célibat qui se place au centre, mais c’est une vie qui comporte pour le moment le célibat. Pour un célibataire, son célibat n’est qu’une condition momentanée ou définitive de son ministère du Sacerdoce royal en vue du Royaume. Si un moine  » s’occupe des choses de Dieu  » , un célibataire vit dans ces  » choses de Dieu  » que constitue tout être humain ; son ministère est au service du prochain. Il est à la seconde personne, un  » toi  » pour le monde où il vit. C’est l’amour-compassion qui ne cherche ni réciprocité, ni rien pour lui-même, mais se donne et descend aux enfers d’un monde qui agonise dans les ténèbres. Il ne choisit pas, mais s’étend sur toute souffrance et rencontre l’autre, le prochain, dans son abandon de Dieu.
Une pareille existence centrée sur le prochain est une vocation très concrète, car elle est signe du Royaume, de sa présence dans le monde. Si le salut est au-dessus du monde, c’est au sein du monde qu’il est offert. Une exigence venant du monde lui-même appelle à y rester comme témoin de l’Évangile. C’est à ces témoins que s’applique la parole de saint Augustin :  » Donne-moi quelqu’un qui aime, et celui-là comprendra « . Il s’agit ici d’aimer son destin, d’aimer la croix formée par son propre moi ; il se peut que l’acte le plus ascétique ne soit pas de renoncer, mais de s’accepter pleinement soi-même. Si je reçois ce qui m’est échu comme mon propre choix libre, tout devient à l’instant même sensé, profond, plein d’un intérêt passionnant et joyeux. L’homme n’est jamais seul, la main de Dieu est sur lui ; s’il sait l’accepter et la sentir, son destin se construit,  » orienté  » vers l’Orient. C’est l’expérience de tous les grands spirituels.
Pour ceux qui se sentent  » laissés pour compte « , qui sont déçus dans l’attente et dans les promesses de la jeunesse, au moment où tout semble fermé et fini, c’est à ce moment que tout commence. C’est le sens si profond de la légende du Saint Graal. Un pauvre chevalier arrive quand tout s’arrête ; le vieux roi est immobilisé sur son grabat ; les sources tarissent, les oiseaux ne chantent plus et tout est enchaîné par l’immobilité de la mort. Le chevalier pose l’unique question, la seule vraie question :  » Où est le Graal ?  » Et alors tout revit, le vieux roi quitte son grabat, les sources rejaillissent et les oiseaux chantent à nouveau. Cette seule question-réponse est celle du fiat de notre destin. Plus qu’accepté, créé, celui-ci métamorphose les données en charismes ; l’être humain vit alors son propre miracle, vit dans le miracle. C’est le sens très précis de l’admirable parole d’Isaïe : Crie de joie, stérile qui n’enfantais pas ; éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui n’as pas connu les douleurs ! Car plus nombreux sont les fils de l’abandonnée que les fils de l’épouse, dit Jahvé… Ton époux sera ton Créateur (Is 54,1,5).
Les formes de la vie sociale subissent des changements rapides et imprévus ; par contre, l’action religieuse de tout croyant possède une grande stabilité. Il peut se rendre attentif aux desseins de Dieu dans le progrès si merveilleux de la science et des techniques ; il peut unir les solitudes et créer des communautés vivantes de témoins ; il peut susciter l’esprit d’adoration, de tout travail faire une prière même au cœur bétonné de la cité la plus moderne. Toutefois il n’est plus possible d’exercer ce ministère individuellement. L’état actuel de la société exige des mesures et des actes qui sont du ressort de la charité collective. C’est collégialement, de la part des hommes de prière, que la foi a ce privilège magnifique d’appeler aux droits de Dieu sur la cité humaine. C’est ici justement que les célibataires sont des agents favorisés, car ils peuvent dépenser sans mesure leurs réserves disponibles d’affection opérante.
Si, pour saint Jean Chrysostome,   » le mariage est l’image du céleste  » , le célibat est une image plus directe du Royaume où  » on ne se marie pas  » et où  » on est comme des anges  » (cf. Mt 22,30). Le siècle futur ne connaîtra pas le mode dual des couples, ni tel  » homme  » en tant qu’homme en face de telle  » femme  » en tant que femme, mais l’unité du Masculin et du Féminin dans leur totalité, Adam-Ève reconstitué dans sa dimension spirituelle. Ce n’est donc pas comme un moine en marge de la vie, ni comme les époux qui s’en retirent partiellement pour construire leur unité, mais en tant que l’anticipation de l’unité future du Masculin et du Féminin que les célibataires mettent leur présence entière au service d’une amitié efficiente. Une pareille confrérie, vaste comme le monde, groupant les hommes et les femmes, se penchera conjugalement sur toute misère humaine.  » Conjugalement  » signifie ici unissant leurs charismes réciproques.
La transparence du don de soi est décisive. Des amitiés profondes à la mesure de leur pureté peuvent se nouer et l’âme y trouve son harmonieux épanouissement dans un rapport de personne à personne. Le célibat n’a nullement empêché certaines grandes figures du christianisme de manifester des accords d’âmes, d’exercer l’amitié mystique dans une action conjuguée : saint Jean Chrysostome et la diaconesse Olympiade, saint François d’Assise et sainte Claire, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse. De telles amitiés ne s’opposent même pas à l’état monastique. Elles peuvent produire une riche descendance : des enfants en esprit qui suivent leur propre vocation de témoins.
La piété toute particulière des grands mystiques envers la Vierge souligne un trait important. À l’opposé de toute déviation morbide, elle y puise la pureté, la tendresse chaste et l’ » état amoureux  » envers toute créature. C’est que la Vierge, dans sa protection maternelle et paraclétique, est l’expression la plus forte de la Philanthropie divine. Et encore cette leçon non moins instructive dans cet adage des spirituels :  » L’heure présente que tu vis, l’homme que tu rencontres ici et maintenant, la tâche que tu œuvres en ce moment, sont les plus importants de ta vie.  » Ce que l’on a immédiatement devant soi, c’est l’offrande sacerdotale de soi-même qui triomphe à l’instant de toute séparation, de toute solitude et de tout  » instinct de mort  » . Pour celui qui a assumé pleinement sa vocation aujourd’hui, le lendemain se confond avec le jour du Seigneur.

Extrait de : Sacrement de l’amour,
Le mystère conjugal à la lumière
de la tradition orthodoxe, DDB, 1980.
Le même texte paraît dans
Dr Assagioli et al., Le Célibat laïc féminin,
Éd. Ouvrières, 1962, pp. 292-300.

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