Ougarit, patrie de l’alphabet
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Ougarit, patrie de l’alphabet
Source : La Croix
27-10-2004
Le Musée des beaux-arts de Lyon organise la première grande exposition sur le royaume cananéen d’Ougarit, inventeur du premier alphabet
Bien sûr, il y a «Pharaon», que présente actuellement l’Institut du monde arabe à Paris. «Pharaon» ou la puissance évocatrice d’une civilisation devenue une intarissable machine à rêves. Moins spectaculaire, sans doute, l’exposition de Lyon ne mérite pas moins d’attention. Davantage, peut-être, puisque, pour la première fois au monde, le royaume d’Ougarit, peu connu du grand public et cependant contemporain de l’Égypte pharaonique (1 300 av. J.-C.), révèle, en une exceptionnelle monographie, ses mystères et ses richesses. Et parmi elles, une invention de taille : le premier alphabet de l’humanité. Un abécédaire d’une trentaine de lettres, très proche de l’arabe classique, d’où dérivent, par l’intermédiaire du phénicien, les alphabets grec puis latin.
L’histoire contemporaine d’Ougarit commence en 1929 par le coup de pioche d’un paysan qui met au jour une tombe datant de la fin de l’âge de bronze ; nous sommes dans la baie de Minet El-Beida, non loin de la ville de Lataqié, capitale du pays alaouite, située en bord de mer, au nord du pays. Au pied d’une chaîne de montagnes, la plaine côtière qui s’étire jusqu’à la frontière avec la Turquie, est l’unique et courte bande d’accès à la mer de la Syrie.
Elle est aussi l’un des endroits les plus fertiles du pays ; et si la riche forêt antique aux essences rares a pratiquement disparu, les champs d’oliviers, les orangeraies et les cultures maraîchères témoignent aujourd’hui d’une luxuriance propre aux régions méditerranéennes lorsqu’elles sont irriguées. Le site, somptueux, stratégiquement sensible depuis des millénaires (il est au carrefour des influences égyptiennes, mésopotamiennes et hittites) est aussi propice à l’homme qui s’y est installé voici plus de 8 000 ans et ne l’a jamais quitté.
Lors de la découverte de la tombe, la Syrie est sous protectorat français. Le gouverneur y dépêche un archéologue, Claude Schaeffer, qui prend la responsabilité du chantier jusqu’en 1949. Celui-ci décide de fouiller un tell (une colline artificielle) de 28 mètres de haut et de 27 hectares, situé à un kilomètre à l’intérieur des terres. Ce tell de Ras Shamra (la colline au fenouil) se révèle d’une prodigalité inouïe : dans ce qui fut la capitale du royaume, les archéologues découvrent un immense palais royal, des temples, des quartiers d’habitations dans un état de conservation souvent excellent ainsi que des tombes – généralement sous les maisons –, qui livrent leurs trésors de vaisselles, de bijoux, d’outils… et des plaquettes d’argile sur lesquelles fut gravé le premier alphabet. Une de ces découvertes essentielles qui mettent aussitôt en émoi la communauté des scientifiques.
Ces tablettes ont éclairé d’un jour nouveau les textes bibliques
Déchiffrée à l’orée du XIXe siècle, l’écriture cunéiforme des Sumériens (l’akkadien) est connue pour être la langue internationale du Levant antique ; support essentiel des échanges et de la communication, elle subit des transformations locales. Mais c’est à Ougarit qu’elle bénéficia de l’invention la plus originale : les scribes ougaritains mirent au point un nouveau système d’écriture, lequel, sur la base d’un alphabet de 30 lettres, permet de rédiger toutes sortes de textes, des récits mythologiques à la simple comptabilité marchande, en passant par la rédaction de contrats de location de navires…
Mais surtout, la découverte des tablettes d’argile d’Ougarit éclaira d’un jour nouveau les premiers textes bibliques. Pour décrypter ces tablettes cunéiformes rédigées en ougaritique, les épigraphes eurent recours à l’hébreu de la Bible. Et ce qu’ils traduisirent résonna d’un formidable écho… La proximité mythologique – les divinités d’Ougarit, en particulier Baal et El sont très présents dans la Bible – mais aussi, les affinités linguistiques et phraséologiques incontestables offrirent aux exégètes de nouvelles et passionnantes pistes d’étude.
C’est l’ensemble de ce patrimoine, remarquablement exploité depuis soixante-quinze ans par une mission devenue franco-syrienne en 1998, que le Musée des beaux-arts présente à travers 350 œuvres (dont 190 en provenance des musées de Damas, Alep, Lataquié et Tartous, les autres venant essentiellement du Louvre). La scénographie, sobre, suit une démarche thématique : le roi et son royaume, l’artisanat et le commerce, le culte et les croyances, la cité… Deux maquettes réalisées pour l’exposition, celle du temple de Baal et de la Maison aux tablettes littéraires, rendent plus sensible le niveau de sophistication de cette civilisation du Levant où la notion d’urbanisme et de bien commun apparaît déjà, en particulier à travers les systèmes élaborés de circulation d’eau.
L’essentiel, bien évidemment, réside dans la beauté des œuvres rassemblées et façonnées voici près de 4 000 ans. Ce bol en or repoussé, finement décoré de scènes de chasse et d’animaux chimériques ; cet étonnant joueur de cymbales sculpté dans un ivoire d’hippopotame ; ces délicates figurines en bronze ; cette stèle du dieu Baal doté de ses attributs protecteurs (Baal est le dieu des marins, des éleveurs et des paysans). La finesse d’exécution illustre le réel raffinement d’une culture fascinante par la variété des influences qui s’expriment : figurines égyptiennes, poteries mycéniennes, sculptures mésopotamiennes…
Peut-être les connaisseurs regretteront-ils l’absence de quelques pièces majeures de la civilisation d’Ougarit, en particulier cette inoubliable tête de prince en ivoire, restée à Damas en raison de sa trop grande fragilité. Mais la diversité est là, témoignant d’une société marchande polyglotte et cultivée. Le royaume d’Ougarit, qui disparaît mystérieusement au XIIe siècle av. J.-C. sous les coups des «peuples de la mer», sut intégrer les influences des puissants voisins en ayant la force d’être lui-même porteur d’une culture nouvelle. À l’heure d’une mondialisation rapide et redoutée, ce n’est pas le moindre des intérêts de cette exposition.
Geneviève WELCOMME, à Lataqié (Syrie) et Lyon
Aux origines de l’alphabet, le royaume d’Ougarit. Musée des beaux-arts de Lyon, jusqu’au 17 janvier 2005.
Rens. : 04.72.10.17.40.
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