ART SACRÉ ET CHRISTIANISME (Paul Card. POUPARD, 2001)
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ART SACRÉ ET CHRISTIANISME
Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen
Nice, 19 avril 2001
Paul Card. POUPARD
Président du Conseil Pontifical de la Culture
1. C’est une joie pour moi de répondre à l’invitation du Cercle BREA et de vous parler d’un thème qui m’est cher, Art sacré et Christianisme. Je me réjouis de vous rencontrer et de vous féliciter d’avoir créé l’Association du Cercle Brea pour sauvegarder et promouvoir le patrimoine sacré du Comté de Nice. Vous avez choisi de vous placer sous le patronage d’un artiste chrétien incomparable, Louis Brea, dont je viens de découvrir quelques œuvres majeures sous la conduite éclairée de Monsieur Luc Thévenon, Conservateur en chef du Musée Masséna à Nice, et de Madame Germaine Leclerc, spécialiste des Brea, dont l’ouvrage admirable illustré par les photographies lumineuses qu’avec son mari Pierre Leclerc elle a publié chez Mame, m’a permis de découvrir un peintre hors du commun, remarquable par l’intériorité lumineuse de ses visages rayonnants de clarté spirituelle.
Son œuvre foisonnante de beaux polyptyques dans les régions de Nice et de Genova illustre éloquemment la titulature de votre association Nice–Terre Sainte. Foi. Culture. Art Sacré.
Le 4 avril 1999, le Saint-Père me faisait l’honneur de présenter dans la Salle de Presse du Saint-Siège sa magnifique Lettre aux artistes, dans laquelle il écrit : « Je fais spécialement appel à vous, artistes chrétiens : à chacun, je voudrais rappeler que l’alliance établie depuis toujours entre l’Évangile et l’art implique, au-delà des nécessités fonctionnelles, l’invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps dans le mystère de l’homme. »[1] Nous sommes donc invités, à la suite des artistes chrétiens, à porter notre regard sur le mystère du Christ, révélation de Dieu le Père et de l’homme tout à la fois, par la grâce de lumière de l’Esprit-Saint.
2. Avec l’Incarnation, Dieu prend un visage d’homme. Dans l’Ancien Testament, il était interdit par la loi de représenter Dieu à l’aide d’une « image taillée ou fondue » (Dt 27,15), car Dieu est immatériel, incorporel, donc invisible et inexprimable. Toutefois, « quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Gal 4,4). Se faisant homme en Jésus-Christ, Dieu introduit dans l’histoire de l’humanité toute la richesse évangélique de la vérité et du bien, et, en elle, révèle aussi une nouvelle dimension de la beauté.[2]
Le message de l’Incarnation trouve non seulement son expression dans la théologie écrite des Pères de l’Église et des Maîtres du moyen-âge, mais il se poursuit aussi, au cours des siècles, à travers les œuvres dont des générations d’artistes chrétiens ont parsemé l’Europe de beauté. En tout chef d’œuvre de l’art sacré, la théologie du Verbe fait chair trouve une forme de langage qui dit la même vérité. Le beau parle de Dieu autant que le vrai. Les métaphysiciens disent que l’un et l’autre sont convertibles avec l’être. Ainsi, le Christ qui se présente dans son Évangile comme « la Voie, la Vérité et la Vie », apparaît à qui le contemple comme la Révélation de la Beauté elle-même. En effet, la plénitude du mystère qui l’habite, exprimée à la Crèche comme au Thabor, au Jardin des Oliviers ou sur la Croix, au matin de Pâques et à l’Ascension, est d’une richesse tellement inépuisable que les siècles d’histoire de l’art ne peuvent en épuiser le sens. L’art chrétien n’est pas seulement un style : il est évocation du mystère où le langage de la beauté se fait chemin de foi pour le croyant qui contemple les retables de Louis Brea et en découvre les thèmes, ceux-là mêmes de l’histoire du salut, Dieu sur la terre des hommes, des anges et des hommes, la Mère et le Fils, et des saints au milieu des images de la terre.
3. C’est à la Sainte Écriture longuement méditée que l’artiste chrétien puise son inspiration. Il y découvre, comme aimait à le dire Claudel, « un immense vocabulaire ». A la lumière de l’Évangile, l’Ancien Testament lui-même devient un « atlas iconographique » où les récits de la Création, du déluge, de la traversée de la Mer rouge, de Moïse au Buisson ardent, de tous ces héros bibliques, Job ou Judith, Daniel ou le prophète Élie, ont provoqué l’imagination de peintres, de musiciens, de poètes, d’auteurs de théâtre ou, plus récemment, de cinéma. C’est que tous ces personnages parlent de l’homme, portent en eux quelque chose de l’humanité, et expriment aussi, selon l’expression des modernes, l’angoisse de la condition humaine. Devant la tentation de la révolte face à la souffrance, la figure de Job continue d’apporter force et espérance, non seulement à la lecture de son Livre, mais aussi dans les œuvres d’art qui s’en font l’écho, tel, par exemple, l’Oratorio de Giacomo Carissimi.
Ainsi, par et dans l’art sacré la Parole biblique se fait icône, musique, poésie, pour dire la même vérité aux hommes, mais selon une autre forme d’expression. Il y a un langage de la beauté. Celle-ci dit plus que le vrai ou le bien. Dire d’un être qu’il est beau, n’est pas seulement lui reconnaître une intelligibilité qui le rend connaissable. C’est en même temps dire qu’en spécifiant notre connaissance, il nous attire, voire nous captive. Une réalité belle possède en elle-même un rayonnement capable de susciter l’émerveillement, et le désir d’une vision et d’un ravissement permanent dans la contemplation de la réalité. S’il exprime un certain pouvoir d’attraction, plus encore, peut-être, le beau dit la réalité elle-même dans la perfection de sa forme. Il en est comme l’épiphanie. Il la manifeste en exprimant sa clarté interne comme le visage transfiguré de Marie Madeleine en l’église de Lucéram où le génie de Brea nous l’a peinte rayonnante d’une clarté antérieure à toute faute. Si le bien dit le désirable, le beau dit plus encore la splendeur et la lumière d’une perfection qui se manifeste, comme la Vierge de tendresse du même retable de sainte Marguerite.
Voici pourquoi la beauté est une voie royale pour conduire à Dieu. En nous suggérant qui il est, elle suscite en nous le désir de le posséder dans le repos de la contemplation, non seulement parce que Lui seul peut combler nos intelligences et nos cœurs, mais parce qu’il contient en lui-même la perfection de l’être, source harmonieuse et intarissable de clarté et de lumière. « Tu nous a faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose en Toi » (St. Augustin, Confessions, 1,1).
4. Certes, il existe un abîme entre la beauté ineffable de Dieu et ses vestiges dans la création. L’artiste chrétien porte toujours en lui-même ce vertige de l’inadéquation de son œuvre par rapport au mystère indicible qu’elle exprime, comme la Pietà de Cimiez où tout éclat s’éteint, devant l’or du Ciel, barré par la traverse de la Croix. Ce qui l’introduit dans l’humilité. Mais il persévère dans son art, car la Bible lui enseigne que le Dieu de Beauté se dit à travers les œuvres dont il est la source : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13,5). La création est invitation constante à la contemplation du Dieu de beauté. Dieu lui-même s’émerveilla d’avoir créé le monde : après avoir créé le ciel et la terre, les astres et toute l’œuvre de ses mains, il « vit que tout cela était beau » (Kalos en grec). St Augustin nous invite à partager cet émerveillement : « Interroge la beauté de la terre, interroge la beauté de la mer, interroge la beauté de l’air qui se dilate et se diffuse, interroge la beauté du ciel… interroge toutes ces réalités. Toutes te répondent : Vois, nous sommes belles. Leur beauté est une profession (confessio). Ces beautés sujettes au changement, qui les a faites sinon le Beau (Pulcher), non sujet au changement ? » (Serm. 241,2).
Ainsi, toutes les créatures portent une certaine similitude de Dieu, et spécialement, parmi elles, l’homme créé à son image et à sa ressemblance, qui par son âme spirituelle porte en lui un « germe d’éternité irréductible à la seule matière » (Vatican II, Gaudium et spes 18). Certes, l’image a été altérée par le premier péché, mais elle a été restaurée dans sa beauté originelle par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption (cf. GS 22). à la beauté de l’œuvre de la création ternie par la faute originelle, Dieu ajoute celle de la Grâce, mystère de Recréation et de Gloire. Sans cesse dans l’action de grâce, les chrétiens que nous sommes louent le Christ qui nous a redonné vie et se laissent illuminer de l’intérieur par le don glorieux qui nous est fait. Nos yeux avides de beauté sont attirés par le Nouvel Adam, le Verbe de Dieu, véritable icône du Père éternel, « resplendissement de Sa gloire » et « effigie de Sa substance » (He 1,3). Aux « cœurs purs » à qui il est promis de voir Dieu face à face, le Christ donne déjà d’entrevoir la lumière de la gloire au cœur même de la nuit de la foi.
5. Mais qu’est-ce que la beauté ? Face au soupçon contemporain sur la pertinence du concept de beauté, il est bon de nous reposer la question. Qu’est-ce que la beauté ? L’interrogation remonte à l’origine des temps, comme si l’homme recherchait désespérément, depuis la chute originelle, ce monde de beauté dans lequel Dieu avait pris un peu de glaise pour lui façonner un corps. L’interrogation traverse l’histoire sous de multiples formes, et la profusion d’une multitude d’œuvres en toutes les civilisations, ne parvient pas en épuiser le sens.
Si la beauté est, nous l’avons dit, la splendeur de la vérité, alors notre interrogation sur la beauté rejoint celle de Pilate sur la vérité : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Ainsi, la réponse se fait identique : Jésus lui-même est Beauté. Le sommet, l’archétype de la beauté se manifeste dans le visage du Fils de l’homme. Jésus est le chemin qui conduit à la vérité qui donne vie, et se manifeste du Thabor à la Croix pour éclairer l’homme sur le mystère du Dieu d’amour et de la condition humaine. La beauté du Christ dévoile la beauté de Dieu, mais aussi la beauté de l’homme. Et c’est pourquoi St Augustin s’écrie : « Trop tard je t’ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, trop tard je t’ai aimée ! ».
Jésus n’est pas un chemin parmi d’autres, une vérité parmi d’autres. Il ne propose pas une vie parmi d’autres, il est Le Chemin, La Vérité, La Vie. De même, il est La Beauté, splendeur de La Vérité. Il est à la source de toute beauté, parce qu’il est le Verbe de Dieu, la manifestation du Père. À travers lui, la Beauté éternelle se fait chair pour prendre les traits de l’homme. Si le Verbe est l’expression du Père, il est lui-même la Beauté du Père, et de ce face à face éternel naît la louange incréée de l’Esprit-Saint. C’est de cette louange divine et éternelle que participe la nôtre, en attendant de s’épanouir dans le ciel des anges et des saints, avec la Vierge de l’Adoration de l’enfant de Louis Brea, avec son doux visage recueilli, sa tête inclinée et les mains délicatement jointes devant cet enfant qu’elle a porté en son sein et qui est le Fils de Dieu.
6. Si la beauté du visage du Christ conduit à sa Source divine, elle invite l’homme à l’exprimer par la beauté de ses œuvres. « L’art, au-delà de la recherche des nécessités vitales communes à toutes les créatures vivantes, est une surabondance gratuite de la richesse intérieure de l’être humain » (Catéchisme de l’Église Catholique, n. 2501). Cet art devient sacré lorsqu’il « évoque et glorifie, dans la foi et l’adoration, le mystère transcendant de Dieu, Beauté suréminente Invisible de Vérité et d’Amour, apparue dans le Christ » (n. 2502). L’artiste chrétien devient ainsi le témoin, et son œuvre, le vecteur de cette beauté spirituelle. En faisant œuvre de beauté, il fait œuvre de vérité, et son art peut porter à l’adoration, à la prière et à l’amour du Dieu créateur et sauveur, saint et sanctificateur, comme les chefs d’œuvre de Louis Brea, tout pénétrés d’une lumière intérieure émanant d’une foi très profonde.
Mais l’artiste n’a pas de droits sur la beauté, qui est splendeur et rayonnement. Seule sa source la contient en totalité. La beauté ne s’emprisonne pas ni ne se retient comme un capital. Elle n’est la propriété de personne et se donne à tous. L’artiste s’en fait humblement le serviteur, comme le diamant qui diffuse le rayonnement de la lumière, sans retenir à lui, mais en révélant ses diverses facettes comme les multiples couleurs de l’unique lumière. Ainsi, l’art sacré conduit le chrétien à la source même de sa foi.
Ce serait se fourvoyer que de prétendre conquérir la beauté, lui imposer ses propres canons. Affaire de culture, certes, qui ne se dénude pas effrontément à tous les regards, elle est respectueuse de l’homme et de son histoire et se traduit en harmonie avec sa vie dans ce qu’elle a de grand et de beau. L’artiste ne peut faire n’importe quoi avec la Beauté qui se révèle. Il se sait serviteur du mystère, et par la médiation de son œuvre, il laisse la liberté du Christ rencontrer la liberté de cet autre que nous sommes. Cet autre n’est pas toujours capable de donner le nom du Christ à la beauté qu’il contemple à travers une mélodie grégorienne, le Portail de Notre-Dame ou les retables de Louis Brea. Parce que la beauté du Christ se donne dans l’amour et se reflète par amour, c’est librement qu’elle déploie ses rayons vers celui qui ouvre les yeux de l’âme avec un regard purifié. La béatitude des cœurs purs est la béatitude de l’artiste chrétien. Sa vertu est l’humilité. Le plus beau chant des hommes n’a-t-il pas jailli du cœur de l’humble Fille de Nazareth, la Vierge Immaculée, la Mer de Cristal de l’Apocalypse ?
7. L’artiste chrétien est donc d’abord homme de prière. Il s’abandonne au souffle de l’Esprit pour que celui-ci l’inspire à donner forme à une icône qui soit image de Dieu, à donner sens à un geste qui soit signe de l’action divine, à créer une harmonie de sons ou de couleurs qui invitent à élever l’esprit pour l’introduire dans un monde de douceur et de paix. Que ce soit le chant, la célébration des mystères, une icône ou une peinture, l’œuvre qu’il réalise est toujours relative à Celui qu’elle signifie. Elle perd de sa beauté si elle devient une fin en elle-même et pour elle-même. Car elle perd alors de sa substance ; elle se vide de la présence de Dieu ; elle n’est plus qu’œuvre humaine, peut-être très belle, mais vidée de son sens plénier.
Homme de prière, l’artiste chrétien demeure, à travers les siècles, témoin par son œuvre : je songe aux cathédrales de notre France, aux merveilleuses petites églises de pierre du Liban, à tous ces monastères qui ont tissé l’Europe, aux calvaires de l’Auvergne ou de Bretagne, aux fresques de Giotto, Cimabue ou Michel-Ange, aux icônes d’Alep ou de Russie ! Autant d’œuvres si variées et si belles, vecteurs opérants de la beauté de Dieu et de son mystère qui, dans les siècles et les cultures, parlent de Dieu et de l’homme et nous grandit. L’art sacré fait œuvre de beauté, et, par là, fait œuvre de vérité. Il indique, à celui qui veut bien l’accueillir dans la foi, le mystère du Christ dans sa plénitude du temps et de l’espace.
8. Les lieux de l’art sont multiples car la beauté se dit de bien des manières. Si la beauté est splendeur de la vérité, elle l’exprime dans un certain dévoilement, autre que celui des discours et des livres. Face à l’immense soupçon qui envahit nos contemporains devant l’enseignement de la vérité, il est, nous l’avons dit, un autre langage qui y conduit : celui de la beauté. Si j’éprouve comme vous la difficulté qu’a l’Église à témoigner aujourd’hui par la vérité, je fais souvent, à Rome comme partout dans le vaste monde que je parcours pour mon ministère, l’expérience concrète que le langage de la beauté parle à nos contemporains. Dans les merveilleuses architectures des sanctuaires, doivent se déployer de belles liturgies : belle par les hymnes et les chants ; belle par les vêtures et les gestes ; belle par la Parole entendue parce que bien proclamée ; belle parce que signifiante du monde de beauté qu’elle célèbre et qu’elle anticipe. Parce que le sacré s’exprime dans la beauté, l’Église fait le choix de la beauté.
Mais ce qui fait la beauté de la liturgie, ce n’est pas tant la parfaite coordination des gestes et des attitudes, le parfait agencement des voix ou l’harmonie du chœur, c’est l’inspiration de la vision intérieure partagée par tous les acteurs de l’action sacrée. Cette source commune peut jaillir dans la mesure où le chantre, le liturge, se fond, s’efface en quelque sorte pour devenir transparent de la lumière qu’il veut refléter. La beauté de la liturgie n’est autre que le discret et humble reflet de la Beauté de Dieu. Elle a ses exigences, et la première est l’humilité du croyant. « Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. » La liturgie n’est jamais la liturgie d’un homme, ou d’une communauté : elle est liturgie de l’Église, Corps du Christ tout entier, et par là même, elle est la liturgie du Christ Grand Prêtre qui, sans cesse tourné vers le Père, lui présente le visage orant de ses frères.
La beauté de la liturgie, comme celle de l’art chrétien, tire sa substance de sa finalité : la louange du Créateur à l’image duquel nous sommes façonnés. Suivant les époques et les cultures, cet art peut évoquer davantage la toute-puissance que la tendresse, la Gloire que l’humilité d’un Dieu qui se fait homme, mais c’est toujours le même Dieu invisible, rendu visible à nos yeux à travers le visage de son Christ. Or, c’est l’évangile qui nous présente le visage, le regard, l’attitude du « plus beau des enfants des hommes » (Ps 45,3). Il ne s’agit pas d’inventer ni même d’imaginer quelque chose à représenter, mais de reproduire l’extraordinaire richesse de l’unique visage du Christ. C’est le même « Verbe fait chair » qui se présente à nous à la Crèche, au Thabor et sur le Golgotha. C’est lui toujours qui manifeste tant de joie à voir les enfants venir à lui et, en même temps, verse des larmes à la nouvelle de la mort de son ami Lazare. C’est lui qui, encore enfant, parle avec autorité aux Docteurs du Temple et, en même temps, s’adresse à la pécheresse en lui disant : « Moi aussi, je t’ai pardonné. » Tous ces visages du Christ que nous montre l’Évangile, sont l’unique visage du « Verbe fait chair », la même expression de la Présence de Dieu au milieu des hommes. C’est le même mystère qui s’exprime différemment, non parce que Dieu serait complexe, mais parce que l’homme, lui, est complexe ! Je reviens du Liban où, jour après jour, j’ai participé à une liturgie catholique chaque matin différente, maronite, syriaque, arménienne, chaldéenne, grecque, toutes empreintes de beauté grave et recueillie, porteuse de prière.
9. Nous le savons : des incroyants et des agnostiques, comme les croyants, peuvent communier à la beauté des œuvres inspirées de l’évangile du Christ. Combien de critiques d’art, qui ne se donnent pas pour des hommes de foi, se sont nourris, inconsciemment peut-être, des mystères de l’Incarnation ou de la Résurrection exprimés dans une Visitation de Fra Angelico, un Christ de Vélasquez, un retable de Louis Brea ? à travers la beauté du Christ se réalise un authentique et mystérieux partage entre croyants et incroyants. Certes, la contemplation seule du Christ-Beauté ne suffit pas car c’est sa personne qu’il s’agit de rejoindre dans la plénitude de la révélation, mais elle est un chemin qui y dispose. Laissons à la grâce le mystère d’accomplir cette rencontre. Ce qui nous est demandé, c’est de vivre du mystère de la beauté du Christ, selon la lumière qui en émane, et pour ce faire, emprunter le même chemin que le sien, lui qui est Le Chemin, le chemin de la vérité, qui conduit à la vie.
10. C’est dire que cette Beauté, bien loin de l’esthétisme, en écarte le piège. Nous le savons, Faust nous le rappelle, il y a aussi la beauté du Diable, du repliement sur soi, de l’orgueil qui se fait séduction pour retenir à soi, de l’exaltation du moi dans le mépris de l’autre qui n’est là que pour affermir ma volonté de puissance. C’est la tentation nietzschéenne de l’esthétisme. C’est la séduction de Gide ou de Camus. C’est le drame de l’homme exprimé par Dostoïevski dans les frères Karamazov. C’est la prière agnostique de Renan devant l’Acropole, ou d’Aragon dans le livre d’or de Baalbek.
Nous professons un Évangile de la beauté, mais quelle beauté ? Comme toute l’œuvre de Dieu sortie belle et bonne de l’amour créateur, la beauté gémit elle aussi depuis le premier péché dans les douleurs de l’enfantement. C’est désormais dans la nouvelle Alliance de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, qu’elle resplendit. Le Christ, élevé sur la Croix, attire tous les hommes et les purifie par le sang de son côté blessé, source de grâces des sacrements de l’Église, alors que les fleurs captieuses du mal nous fascinent. « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, ô Beauté ? », s’interroge Baudelaire. Et Dimitri Karamazov confie à son frère Aliocha : « La Beauté est une chose terrible. Elle est la lutte de Dieu et de Satan, et le champ de bataille, c’est mon cœur ». Si la beauté est l’image du Dieu créateur, elle est aussi fille d’Adam et Ève et à leur suite pécheresse. L’homme orgueilleux risque de se prendre pour Dieu en se laissant prendre au piège de la beauté prise pour elle-même, l’icône devenue idole, le moyen qui engloutit la fin.
Nous avons sans cesse à revenir à la Beauté du Christ crucifié ressuscité pour évacuer le piège de l’esthétisme dans l’art. Les mosaïques bucoliques de Pompéi, ou l’embarquement de Watteau pour Cythère ne sont que scènes charmantes. La beauté des liturgies chrétiennes, les vêtures, le parfum de l’encens, le charme des officiants, l’éclat du culte peuvent engluer le regard si le cœur n’est pas blessé par la Beauté du Serviteur souffrant dont le chemin de Croix sera toujours la voie royale de l’humanisme chrétien, du dénuement de la crèche, par la détresse de la passion, vers la gloire de la Résurrection.
Dans sa réflexion chrétienne sur « L’ère de la Communication » (Le Centurion, 1987), Pierre Babin consacre tout un chapitre à la voie de la beauté (pp. 111-148). Pour lui, l’appel de la beauté retentit sourdement dans la génération de l’audiovisuel. L’éducation de la sensibilité religieuse à la beauté constituera une des tâches les plus importantes de la formation. Car la Beauté n’est pas l’esthétisme des formes les plus harmonieuses, mais une certaine plénitude de l’humain, reflet du divin. Bien plus, le Dieu caché se révèle à nous à travers une beauté cachée, la Sainte face du Crucifié, comme vient de le montrer l’admirable exposition Le Dieu caché, à la Villa Médicis, à Rome.
11. Il nous faut au seuil du nouveau millénaire, redécouvrir le cœur du message chrétien et, pour cela, le langage de la foi. A nous de mettre tout en œuvre pour que s’instaure dans la culture des hommes de notre temps, un nouvel humanisme. Certes, celui-ci revêtira de multiples formes, mais l’espace de la beauté y est en son centre. Pour retrouver le langage de l’art sacré, nous avons à redécouvrir le message chrétien. Si le langage de la vérité est difficile à recevoir, celui de la beauté s’offre comme une voie apaisante et pacifiante.
Dans le silence de la contemplation de l’œuvre d’art, le chrétien nourri de l’Évangile peut percevoir, comme l’a fait l’artiste dans son acte créateur, la perfection fulgurante de la beauté de l’Indicible. L’œuvre, quelque réussie qu’elle soit, n’est qu’une lueur de la splendeur qui a illuminé l’artiste pendant quelques instants, mais elle y conduit, laissant à chacun la liberté d’emprunter ce chemin, d’écouter le langage des métaphores. La clé de ce langage est donnée dans l’évangile, reçue avec la foi du baptême, et c’est dans la rencontre personnelle avec Dieu en Jésus-Christ que s’apprend quotidiennement l’alphabet de l’art sacré, ce qui donne sens aux œuvres d’art, le mystère du Dieu incarné qui s’est fait homme dans le sein de la Vierge Marie, comme nous le montre le panneau central du retable de la Vierge du Rosaire de Brea à Taggia qui nous offre, par delà le tableau classique de dévotion mariale, une vision mystique de l’histoire sacrée.
St François d’Assise, après avoir reçu sur le mont de l’Alverne les stigmates du Christ, s’écriait : « Tu es beauté… tu es beauté ! ». Saint Bonaventure commente : « Il contemplait dans les belles choses le Très Beau et, en suivant les traces imprimées dans les créatures, il poursuivait le Bien-aimé ».
Tel est, chers amis, le lien intrinsèque entre l’art sacré et le christianisme que vous m’avez donné le privilège d’évoquer dans le sillage de Louis Brea, à l’aube du IIIè Millénaire.
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[1] Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 14.
[2] Cf. ibid, n. 5
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