Grands thèmes de la théologie paulinienne : L’exemple de Philippiens 3[1]
j’ai choisi pour aujourd’hui, fête de la Conversion de Saint Paul Apôtre ce commentaire biblique, du site:
http://www.bible-service.net/site/1125.html
Voyages bibliques Conférences Croisière saint Paul 2010
Grands thèmes de la théologie paulinienne (E. Cuvillier)
L’exemple de Philippiens 3[1]
« Non, saint Paul ne se faisait pas d’illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle : Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste — le plus bête de tous — ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voila tout. »
Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 46
Je propose d’aborder quelques grands thèmes de la théologie paulinienne à partir d’un texte que je considère comme particulièrement représentatif de la pensée singulière de l’apôtre, le passage de Philippiens 3. La lettre aux Philippiens est surtout connue pour l’hymne christologique du chapitre 2. Mais le chapitre 3 est un texte tout aussi important pour comprendre la théologie de Paul. Ce passage dont la dimension biographique est décisive recèle une concentration impressionnante de vocabulaire proprement paulinien ou à tout le moins régulièrement utilisé par l’apôtre : le thème de la circoncision, l’esprit opposé à la chair, la notion de glorification, l’opposition entre justice qui vient de la Loi et justice qui vient de la foi du Christ, l’expression connaître le Christ, les notions d’appel et de révélation et d’imitation, la référence à la croix du Christ… Je vous invite donc à les découvrir au fil d’une lecture commentée de ce texte très riche.
1. L’homme en quête du sens
Le ton du passage semble polémique. Dès le v. 2, Paul s’en prend à des personnes dénoncées comme des « chiens », des « mauvais ouvriers » et des « partisans de la mutilation ». Les termes utilisés renvoient à un arrière-plan marqué par les traditions du judaïsme. Cependant Paul vise ici non pas des croyants juifs mais bien des disciples de Jésus, membres des communautés pauliniennes. Dans le judaïsme de l’époque, les chiens désignent les païens, gens impurs (les chiens se nourrissent d’excréments). Paul renvoie ainsi le compliment à ceux qui, dans la communauté de Philippes, devaient considérer les autres croyants (c.a.d sans doute ceux qui avaient subi l’influence de Paul) comme impurs parce que n’obéissant pas ou plus à la loi de Moïse. Ces chrétiens judaïsants qui incitent les Philippiens à obéir à la loi de Moïse (ss. ent. à se faire circoncire), sont des missionnaires (le terme « ouvriers » est une métaphore pour missionnaire cf. Mt 9,37). Ils sont ici, comme en 2 Co 11,13 qualifié négativement : mauvais ouvriers (ss. ent. dans la moisson du maître). Enfin, troisième terme que la traduction que vous avez rend par « partisan de la mutilation » et que l’on pourrait aussi traduire par « incision » (katatomê), jeu de mots ironique sur le terme peritomê (circoncision); il indique encore plus clairement l’origine des adversaires : il s’agit de judéo-chrétiens qui désirent des Philippiens qu’ils s’appliquent aux prescriptions mosaïques, en particulier qu’ils se fassent circoncire.
Que les adversaires se définissent comme des « circoncis » est manifeste par la revendication de Paul : « les circoncis c’est nous » (il reprend explicitement et volontairement leur propre prétention pour se l’attribuer dans un autre sens). Que leur démarche soit une démarche d’obéissance aux prescriptions mosaïques est manifeste par l’opposition qu’établit Paul entre se confier en Christ et se confier « en nous-mêmes » (ss. ent. pour Paul : ces gens-là se confient en eux-mêmes en prétendant obéir à la loi de Moïse). Enfin, la preuve la plus évidente qu’il s’agit bien d’adversaires judaïsants est donnée par l’exemple de Paul lui-même qui, dans les vv.4-6 se décrit comme encore plus juif qu’eux! Paul s’oppose ainsi des chrétiens judaïsants, sans doute missionnaires itinérants, qui tentent de convaincre les Philippiens qu’il faut observer les prescriptions mosaïques, en particulier la circoncision, en vue d’obtenir une pleine participation aux promesses divines, sans compter une certaine reconnaissance sociale (le judaïsme étant religio licita).
C’est la raison pour laquelle, au verset 3, Paul construit une opposition centre deux catégories de croyants, deux façons d’envisager la démarche religieuse : « Car les circoncis, c’est nous, qui rendons notre culte par l’Esprit de Dieu, qui plaçons notre gloire en Jésus Christ, qui ne nous confions pas en nous-mêmes (lit. en la chair) ». « Placer sa gloire en Jésus Christ » opposé à « se confier dans la chair ». Ces expressions contiennent l’une et l’autre deux termes anthropologiques majeurs chez Paul : «se glorifier» et «chair» :
- Le verbe kaukhaomai, « se glorifier », « mettre sa confiance en », « se confier » et ses dérivés (kaukhêma, « sujet de gloire », kaukhêsis, « action de se glorifier ») sont souvent utilisés par Paul pour exprimer l’attitude de l’homme qui cherche ce qui pourrait donner sens à sa vie, ce sur quoi il pourrait construire son existence : « Il est question ici plus radicalement encore de son existence : quelle est sa raison d’être ? Sur quoi se joue son aventure d’homme sur la terre ? De quoi peut-il se prévaloir en dernier ressort. »[2] Pour Paul tous les hommes sont en quête d’un « sujet de confiance » ou « de gloire ». La question est bien entendu de savoir en quoi ils se « glorifient » ou en quoi ils se « confient ». Or, pour Paul, certains croyants se confient dans des marques religieuses qui ne sont qu’humaines. Ils se glorifient donc dans la chair !
- Se glorifier en autre chose qu’en Christ c’est, pour Paul, se glorifier dans la « chair », c’est à dire dans l’homme et les valeurs de ce monde : c’est en effet le sens paulinien du terme « chair ». La chair n’est pas négative en soi : elle désigne chez Paul « l’être humain dans sa réalité de créature tant intellectuelle et morale que physique […] C’est la condition humaine »[3]. C’est lorsqu’elle devient le moyen par lequel l’homme tente de dire le sens, de se « justifier » par lui-même, qu’elle produit l’éloignement de Dieu ( cf. 1 Co 5,6 ; 13,3) : bref, lorsqu’elle est devient moyen d’« auto-nomie » c’est à dire prétention (et illusion) d’être à soi-même sa propre référence, de se fonder sur soi-même ou sur une réalité de ce monde. A moins que la « confiance en la chair » soit esclavage, asservissement à la loi, aux lois, que d’autres m’imposent (religieuses, philosophiques, économiques…).
- Dans tous les cas, la confiance en la chair qui rend l’homme esclave de lui-même, des autres ou du monde, s’oppose, chez Paul, à une confiance dans le Seigneur qui libère et qui fait vivre. Mettre sa confiance en Christ, c’est « s’appuyer ainsi sur quelque chose de radicalement extérieur à soi-même »[4]. A l’opposé, mettre sa confiance dans la chair c’est, dans notre texte, l’illusion qu’une identité religieuse (ici les traditions du judaïsme mais ailleurs chez Paul, les religions païennes voire même une certaine compréhension du christianisme), quelque chose qui vient de l’intérieur de nous ou du monde, permet à l’homme de trouver le sens ultime de l’existence dans ce qui n’est qu’une construction humaine. La présence de cette opposition dès le début de l’argumentation indique bien l’enjeu existentiel devant lequel se trouve tout être humain : se glorifier dans la chair ou se confier en Christ, c’est à dire construire sa vie sur soi-même et sur le monde, ou la construire à partir de quelque chose qui est extérieur à soi-même et à ce monde. Tout au long de ce chapitre Paul va développer l’opposition entre ces deux voies qui s’offrent à nous et qui construisent deux anthropologies.
2. L’impasse de la performance religieuse
Arrêtons-nous maintenant sur le passage autobiographique des v. 4-6. Dans ces versets, la stratégie rhétorique de Paul consiste à démasquer les adversaires auxquels il est confronté à Philippes en se plaçant dans leur logique. Le but est de montrer que, dans cette logique qui consiste à mettre sa confiance dans les réalités de ce monde (« dans la chair »), Paul n’a rien à apprendre d’eux : circoncis lui-même, israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, pharisien, zélé jusqu’à être persécuteur de l’Eglise, irréprochable quant à la justice de la loi. Il y a une véritable gradation qui nous renseigne sur l’image que Paul garde de son existence pharisienne au moment où il écrit ce texte. Une image qui n’est pas négative, puisque il affirme être devenu irréprochable quant à la justice qu’on trouve dans la loi ! Paul ne se mortifie pas ici sur son passé, accablé par son péché, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique de la justice qu’exige la loi.
Dans la logique de la glorification dans la chair, Paul le pharisien était donc parvenu à un haut degré de performance qui le rendait supérieur à beaucoup et aurait du le satisfaire. Cependant, dans cette description qu’il nous fait de son passé, un terme indique en filigrane l’impasse tragique où conduit la « confiance » en la chair : ce Paul, juif de souche véritable, croyant zélé et performant, parfait quand à la pratique de la loi, ce Paul était un persécuteur de l’Eglise. Le paradoxe réside évidemment dans l’utilisation positive de ce terme (à la différence de 1 Co 15,9 et Ga 1,13.23) : il en fait ici un titre de gloire (un « sujet de confiance »). Ne faut-il pas y voir ici l’illustration exemplaire du tragique auquel conduit la « confiance dans la chair » : mettre au compte du bien et du service divin ce qui est le mal par excellence, à savoir le combat contre Dieu lui-même en la personne du combat contre les disciples de Jésus.
Mais, pourquoi Saul le pharisien persécutait-il les disciples de Jésus ? Il nous faut ici aller voir un autre témoignage de Paul, celui qu’il nous livre dans l’épître aux Galates :
« Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme: avec quelle frénésie je persécutais l’Eglise de Dieu et je cherchais à la détruire; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. » (Ga 1,14-15 ; cf. Ph 3,7 ; 1 Co 15,9).
Témoignage que je vous propose de mettre en parallèle avec ce texte de Philon d’Alexandrie :
« 54 Si […] des membres de la nation délaissent le culte de l’Unique, pour cet abandon des rangs les plus importants, ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante. 55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal, un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats, membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte, en toute impunité, mener le combat de la foi. »
Le « zèle » pour Dieu et pour la Torah ne renvoie pas au parti zélote mais désigne des individus qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils sont des blasphémateurs. Le modèle est Phinéas (Nb 25) qui tue un Israélite et sa femme madianite : éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Elie qui tue les prêtres de Baal. La notion de « zèle » doit être comprise comme une forme de violence religieuse qui a ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord dirigée contre les co-religionnaires. Le Paul « pré-chrétien » appartient sans doute à une frange radicale des pharisiens qui pratique cette forme de violence religieuse. Il se comprend comme Phinéas, zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont il estime qu’ils sont blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes, conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution que Paul fait subir aux (judéo) chrétiens n’a pas qu’un sens moral. Elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un harcèlement verbal mais implique sans doute des mesures violentes pour « détruire » la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22,4) il ne faut pas sous estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux « crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être attaqués physiquement par des « zélotes » violents. Paul le pharisien « zélé » voyait sans doute les premiers Chrétiens (sans doute judéo-chrétiens ouverts aux païens) comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et, pour cette raison, il essayait de les « détruire ». Sans doute n’agissait-il d’ailleurs pas uniquement de sa propre initiative mais, comme l’indique l’auteur des Actes, cherchait-il l’approbation des autorités religieuses du judaïsme de son temps (cf. Ac 9,1).
Sans doute considérait-il comme une atteinte profonde à l’image qu’il avait de Dieu (du Dieu qu’il s’était construit à son image), le fait que dans les communautés chrétiennes d’origine païenne la loi n’était plus centrale. Sur cette question, nous faisons notre l’hypothèse de Theissen selon laquelle l’attachement de Paul le pharisien à la loi cachait en fait un conflit inconscient avec celle-ci. Paul le pharisien ne pouvait admettre sa souffrance sous la loi. Les disciples de Jésus qu’il persécutait parce qu’ils déshonoraient la loi de ses Pères faisaient ainsi office de bouc émissaire lui renvoyant l’image négative de lui-même tout en lui permettant de la rejeter violemment[5]. Ainsi se précise le tragique paradoxe : c’est pour défendre l’honneur de son Dieu que Paul persécutait les chrétiens. Loin de le rapprocher du Dieu de Jésus-Christ, sa « perfection religieuse » l’en éloignait, pire même l’oppose à Dieu. Et le Dieu pour lequel il se battait n’était alors que la projection de son désir de perfection et de toute puissance : sa religion n’était en fait que « confiance en la chair » !
3. La foi comme nouvelle définition de l’existence
Le renversement décrit par Paul dans les v.7-9 constitue le nœud rhétorique du passage : cette « glorification en la chair » dans laquelle Paul excellait bien plus que ses adversaires, glorification dont il avait fait le but de sa vie, il a été amené à l’abandonner à cause du Christ. Et non seulement à l’abandonner mais à la déconsidérer : « Je considère tout cela comme ordures » (cf. v.8). Paul décrit ce qui est pour lui le passage d’un régime à un autre : régime de sa justice, celle de la loi, où il excelle, où il est parfait, accompli, au régime de la justice de Dieu qui le rencontre en Jésus-Christ et que lui, Paul, rencontre en abandonnant ses premières possessions. Régime de l’assurance de celui qui est parvenu (v.6 : « devenu irréprochable ») qui cède le pas au régime de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « afin que je sois trouvé »).
La clé de ce renversement réside donc bien dans l’acceptation d’une justice extérieure à lui-même : « afin que je sois trouvé en lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la loi, mais la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et qui s’appuie sur la foi » (v.9). Il est question ici de « la foi du Christ » traduit la plupart du temps dans nos Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Je propose de traduire ici foi du Christ : Paul désire être trouvé avec une justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il, qui s’appuie sur la foi (ss. ent. sa foi à lui, Paul). Nous avons ici un double mouvement : d’un côté la foi du Christ de l’autre la foi de l’homme . L’expression de ce double mouvement se retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3,22 : « La justice de Dieu [a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient. » ; Ga 2,16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifié par la foi de Christ. » ; Ga 3,22 : « Afin que par la foi de Jésus Christ, la promesse fut accompli pour ceux qui croient »).
Mais quelle est donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté de Dieu (telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux Philippiens du chapitre 2). C’est bien sur par l’obéissance du Christ que le croyant est justifié : la foi n’est pas une ici une œuvre qui, chez le chrétien, remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peut-être cela va-t-il plus loin encore chez Paul. L’idée force est ici me semble-t-il que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu (la fides hominis). La foi vu du côté de l’homme n’est pas, chez Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à une idée philosophique) mais elle est accueil de la Parole qui vient à la rencontre de l’homme dans le crucifié.
Mon hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus et foi de l’homme en Jésus constitue une tentative de transcrire dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de la foi comme rencontre existentielle entre Christ et l’individu. La foi pour Paul c’est la venue du Christ se révélant à l’homme et la réponse de l’homme répondant à cette venue du Christ, un double mouvement indissociable qui est porté au langage à travers ces expressions doubles typiques de Paul. Paul le pharisien tentait, dans une quête ascensionnelle d’atteindre un Dieu idole qui n’était que la projection de son désir de perfection et de performance le conduisant à détruire ceux qu’ils considéraient comme infidèles et impies. Il est rencontré (saisi, emploi du passif au v.12) par un Dieu qui s’abaisse vers lui en Christ : c’est un renversement total, une nouvelle définition de Dieu de lui-même et donc de l’existence qui se propose, qui s’impose à lui.
4. Devenir ce que vous êtes en Christ
Dernier aspect du texte que je voudrai pointer : l’être-nouveau que construit l’anthropologie paulinienne. Ce thème est développé dans les v. 10-16. Sous ce nouveau régime auquel Paul désormais appartient, il y a rencontre avec le Christ, mais il ne s’agit pas d’un aboutissement (comme l’accomplissement de la loi auquel Paul était parvenu) : il s’agit d’une mise en mouvement qui ouvre une perspective nouvelle, celle d’une marche vers la vie. L’acte premier de la révélation /rencontre avec le Christ est cependant fondamental puisque le croyant est uni à Lui dès le départ, et non au terme de sa vie de foi : ce n’est donc pas en l’homme et en ses capacités, mais dans le Christ, que se trouve la garantie d’un aboutissement[6]. Plus de certitude orgueilleuse ni d’investissement dans un faire obsessionnel (cf.v.6) —ou, à l’inverse, plus de désespoir face à ses échecs et à ses impossibilités— mais le sentiment que son existence est mise en chemin vers un accomplissement. Tout ce qui faisait ses certitudes passées est abandonné, ne reste seul que le but à atteindre, une récompense pour laquelle les efforts ne seront pas vains… mais qui reste une récompense « pour un appel reçu » (v.14), une récompense qui est en Christ. Cette marche n’est donc plus une quête ascensionnelle vers une « justice à soi », elle est réponse quotidienne à une justice extérieure qui lui est offerte gracieusement. « Devenir ce que désormais, en Christ, il est », tel pourrait être traduit le mot d’ordre de la vie chrétienne pour Paul.
Aussi Paul peut-il inviter ses auditeurs, dans les vv. 17-21, à adopter cette nouvelle logique qui fonde son existence en Christ : « Imitez-moi » dit-il (v.17) ; expression surprenante et choquante qui explique parfois la gène que nous ressentons en lisant Paul. Il convient pourtant de la replacer dans le contexte de l’argumentation : il s’agit pour les Philippiens de se comporter comme lui, c’est à dire non pas comme Paul le pharisien mais comme Paul rencontré par le Christ et rencontrant le Christ, c’est à dire abandonnant sa propre justice par laquelle il essaie d’atteindre Dieu pour la justice de Dieu qui s’abaisse jusqu’à lui.
La conclusion de cette longue digression autobiographique se trouve en 4,1 : « tenez-ferme dans le Seigneur ». Cette finale indique en substance que Paul a voulu décrire ici une manière d’être en Christ. L’auditeur attentif de l’Epître n’aura pas oublié que Paul, au chapitre précédent, introduisait l’hymne christologique par ces paroles : « Ayez-en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ… » Or Paul indique ici au chapitre 3 qu’il est passé lui-même par une expérience de dépouillement qui n’est pas sans rappeler celle que le Christ a choisi. Une expérience de dépouillement qui se termine, comme dans l’hymne, par une exaltation eschatologique dont Dieu seul est l’auteur (v. 11 : « afin que je parvienne, si possible à la résurrection »).
5. Ennemis de la Croix du Christ
Je reviens en terminant sur l’hymne aux Philippiens auquel je faisais allusion au début de mon exposé. Par la place qu’il occupe en ouverture de la section parénétique de l’épître, l’hymne transforme une simple exhortation éthique en réflexion théologique et anthropologique sur la condition croyante comme parcours d’abaissement et d’exaltation. Bien plus que de montrer le Christ en exemple à suivre, la fonction de l’hymne est « d’introduire les chrétiens dans l’événement du Christ »[7]. Il y a donc bien une sotériologie implicite à l’œuvre dans l’hymne : l’auditeur croyant y perçoit en effet un écho de l’événement pascal (« obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la Croix »). Recevoir l’hymne suppose ainsi un changement profond de rapport à la réalité. C’est pourquoi cette « disposition » ne peut advenir que sur « révélation » de Dieu lui-même (3,15). C’est une telle « révélation » qu’a vécue Paul (cf. Ga 1,16), l’expérience de la justification par la fides christi (3,9) qui est dépouillement de soi et mise en route vers le salut (cf. 2,12-13) dans l’attente de l’exaltation finale (3,11) : la vie véritable est mise en mouvement vers un but dont Paul lui-même ignore les contours précis. « Tenir ferme » et « combattre » (1,27) c’est laisser son existence être déplacée par cette nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres. S’il s’agit de « souffrir » pour le Christ (1,29), cette communion aux souffrances de Christ (3,10), loin d’être synonyme de repliement, décentre de soi-même et ouvre sur les autres : là réside la source de la joie véritable dont Paul fait l’expérience (cf. 2,17-18). La joie selon Philippiens vient de l’extérieur de ce monde et de sa logique, elle est expérience de l’altérité.
Or, en Philippiens 3, le parcours de l’apôtre est présenté comme un itinéraire d’abaissement et d’élévation. Paul fait l’expérience de l’abandon d’une vie religieuse « réussie » (v. 4-7) pour être mis en mouvement vers une exaltation encore à venir (v. 8-11). À cet égard, les trois utilisations du verbe diôkô sont significatives du changement radical qui s’est opéré en lui. En 3,6 le verbe exprime la « poursuite/persécution » de l’Église : un mouvement pour la mort. En 3,12 et 14 il exprime le mouvement vers la vie : Paul « court vers le but pour obtenir le prix de l’appel d’en haut » (v. 14), c’est-à-dire vers l’exaltation. Cette exaltation finale est aussi promise à ceux qui « imiteront » Paul (3,17 ; cf. 3,20-21 qui reprend le vocabulaire de l’hymne). Le renversement qu’expérimente l’apôtre produit une mise en mouvement pour annoncer la Bonne Nouvelle et pour « obtenir le prix » (3,14). Dans la mesure où l’exaltation finale est encore espérée, on se trouve bien, ici-bas, dans une dynamique de l’inaccompli. En Ph 3, Paul apparaît comme le type (3,17b : tupon) même du croyant à imiter (3,17a) à l’inverse de « ceux qui se conduisent en ennemis de la croix du Christ » (3,18), comme un écho inversé à l’obéissance du Christ sur la croix dont parlait l’hymne.
La « croix » du Christ : c’est le dernier « gros mot » de ce texte de Paul dont nous n’avons pas encore parlé. C’est en fait par un chemin original, et pour tout dire singulier, que Paul en vient à la conviction du caractère central de la Croix. On a coutume d’appeler cette compréhension paulinienne de la mort du Christ, « la théologie de la croix ». Contrairement à ce que l’on pense, la « théologie de la croix » n’est pas une théologie du sacrifice. Ailleurs Paul parlera du sacrifice du Christ et il se fera l’écho d’un certain nombre d’interprétations de la mort de Jésus à partir des motifs religieux de l’Ancien Testament. Les premiers chrétiens ont été confrontés à ce défi qui a été d’interpréter quelque chose qui était visiblement un échec radical de ce en quoi ils croyaient et espéraient : que le Messie allait venir et les libérerait. Les pèlerins d’Emmaüs le disent assez bien : « nous espérions qu’il libérerait Israël » et rien ne s’est passé, sauf un échec radical, la crucifixion. Même pas comme un héros qui meurt sur un champ de bataille, les armes à la main ! mais la condamnation d’un rejeté par tous. Comment interpréter cela ? Quelque chose se passe chez les premiers chrétiens qui leur fait dire que cette mort ignominieuse, cette déréliction complète a du sens. C’est cela la Résurrection, c’est dire : Dieu est solidaire de ce crucifié. Ils vont puiser dans le trésor de l’Ancien Testament, la Torah et les Prophètes, pour tenter de donner du sens : ce sera le juste souffrant, le sacrifice expiatoire, le bouc émissaire, etc… tout le trésor dont nous sommes héritiers aujourd’hui. Et Paul, ailleurs dans ses épîtres, fait droit à ce trésor-là. Mais, dans la 1ère aux Corinthiens, il va faire véritablement un geste créateur, presque philosophique, qui fait qu’aujourd’hui encore Paul est considéré comme une figure de la pensée par des philosophes contemporains comme Alain Badiou et Giorgio Agamben (cf. orientation bibliographique) qui ne se réclament pas de la foi chrétienne et lisent Paul comme une figure de la philosophie.
Quel geste fait Paul ? Il va chercher le signifiant même de la croix en dehors même de toute interprétation et il dit : la croix parle. Il faut faire un petit effort parce que pour nous la croix est devenue un objet religieux qui a du sens et parce que ce sens, cela fait deux mille ans qu’on le lui donne. Le problème, c’est qu’aujourd’hui la croix est devenue un objet identitaire, dont on peut se réclamer. Or le geste fondateur de Paul, c’est de dire quelque chose d’énorme, d’inviter les croyants de Corinthe à se réclamer de quelque chose dont personne ne se réclamerait. En risquant un anachronisme, c’est comme si aujourd’hui on disait : la chaise électrique parle, la guillotine parle. Ce geste fondateur de Paul signifie trois choses fondamentales étroitement imbriquées les unes aux autres :
- La croix atteste paradoxalement la divinité et l’altérité de Dieu. Dieu se révèle totalement différent de ce que l’on attend de lui. Il est là où on ne va pas le chercher. Depuis deux mille ans, on est habitué à aller chercher Dieu à la croix, mais ce n’est plus forcément le Dieu de la croix de Paul. A cette époque-là, c’est dire : ce Dieu que les sages cherchent dans la philosophie et dont ils pensent qu’il va les libérer, ce Dieu que les juifs cherchent dans les grands évènements qui ont fait le peuple d’Israël, ce Dieu n’est pas là ou juifs et grecs le cherchent. Ce Dieu, il est solidaire du crucifié, il est le crucifié lui-même. Folie pour les grecs, scandale pour les juifs, mais sagesse paradoxale pour celui qui croit. Altérité de Dieu.
- Deuxième élément étroitement lié : contestation de la sagesse des hommes ; déclaration de leur esclavage en quelque sorte : ils croient qu’ils peuvent découvrir Dieu par leur sagesse, ils se trompent. Le Croix met les hommes en accusation. Elle affirme leur égarement, leur perdition.
- Troisième moment : pour celui qui reconnaît dans la croix la révélation de Dieu et la contestation de ses prétentions à la sagesse, alors la croix est source d’apaisement et de salut.
Conclusion
L’épître aux Philippiens est surtout connu par son hymne (Ph 2,5-11) qui constitue un témoignage exemplaire de la christologie paulinienne. Ph 3,1-4,1 constitue pour sa part le pendant indissociable de la réflexion christologique de Paul, sa réflexion anthropologique dont je souligne deux aspects :
- Paul tire une certaine fierté de son passé pharisien. Mais c’est cette réussite là qui l’éloigne de Dieu au lieu de l’en rapprocher. De telle manière que Paul témoigne du destin tragique de l’homme séparé de Dieu (d’autant plus tragique qu’il s’agit ici d’un homme religieux). L’Evangile de la justificatio sola fide est donc tout entier contenu dans ce passage, une justification qui entre dans une dynamique : elle n’est pas l’aboutissement mais le commencement de la vie chrétienne.
- Paul critique ceux qui, parmi les chrétiens, voudraient vivre selon une logique dont lui a du s’échapper pour découvrir le Christ. Les chrétiens de Philippes ne sont donc pas à l’abri d’une logique inverse de celle de l’Evangile ! L’Evangile opère ici une critique radicale d’une conception de l’homme qui se construit lui-même par son faire. Ce n’est donc pas le judaïsme en tant que tel qui est dénoncé par Paul, mais l’homme (juif chrétien ou païen) en tant qu’il essaie d’exister par sa propre justice. C’est parce qu’il se croyait irréprochable que Paul le pharisien ne pouvait rencontrer le Christ qui se révèle à l’homme reconnaissant son manque et sa finitude.
La tension qui traverse l’existence de Paul n’est-elle pas le propre de chaque être humain : tiraillé entre le désir d’être à soi-même sa propre référence et l’appel de Dieu l’invitant à assumer sa finitude humaine, ses limites, ses manques ? Et pour Paul, comme pour chacun de nous, n’est-ce pas dans une reconnaissance de son incapacité à se faire lui-même un nom qu’il découvre la libération des forces de mort qui l’oppressent.
« Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? » demande le psalmiste au Ps 8. La réponse de Paul est ici exemplaire de ce qui fonde toute sa théologie : la mort était du côté du persécuteur de l’Eglise qui tentait, par ses propres forces, de devenir à lui-même sa propre référence en s’imaginant servir Dieu ; la vie se trouve du côté de celui qui reçoit de Dieu humblement la justification. Ne sont cependant pas décrites ici deux catégories de personnes : les chrétiens et les autres ; sont opposées deux compréhensions de l’existence humaine qui peuvent cohabiter chez le même individu. En tant qu’homme toujours tenté de me « faire un nom » je suis appelé à me laisser nommer par Dieu. En tant que chrétien je suis appelé, jour après jour, à « devenir » ce que je suis en Christ. S’il y a une éthique paulinienne, c’est ici et nulle part ailleurs qu’elle prend sa source.
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[1] L’essentiel de ce qui suit a déjà été développé dans trois contributions : Elian Cuvillier, « L’homme entre mort et vie. L’existence humaine selon Philippiens 3 », Le Supplément 187 (1993), p. 43-56 ; « Place et fonction de l’hymne aux Philippiens. Approches historique, théologique et anthropologique », dans Daniel Gerber – Pierre Keith éds., Les hymnes du Nouveau Testament et leurs fonctions. Actes du XIIe congrès de l’ACFEB (Strasbourg 2007), Paris, Cerf, 2009, p. 137-157 ; « La conversion de Paul : regards croisés », revue électronique « Cahiers d’Études du Religieux – Recherches interdisciplinaires » du Centre Interdisciplinaire d’Étude du Religieux, http://www.msh-m.fr/article.php3?id_article=752, 2009.
[2] Michel Bouttier, La condition chrétienne selon Saint Paul, Genève, Labor et Fides, 1964, p.11.
[3] Max-Alain Chevallier, « La liberté chez Paul », in Souffle de Dieu. Le Saint-Esprit dans le Nouveau Testament. Volume III . Etudes, Paris, Beauchesne, 1991, p. 143-155, cf. p.144.
[4] Jean-François Collange, L’épître de Saint Paul aux Philippiens, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1972, p.112.
[5] Gerd Theissen, Psychological aspects of Pauline Theology, Philadelphia, Fortress Press, 1987 (original allemand paru en 1983), cf. p. 234-243.
[6] Parlant de la compréhension de la foi que Luther développe dans son commentaire de l’épître aux Galates, Jean Ansaldi, L’articulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Paris, Cerf, 1991, p.16 note 5 souligne : « C’est l’originalité de la réflexion luthérienne que d’avoir déplacé l’unio cum Christo du terme d’un long trajet pour le placer au point de départ, à même la foi. »
[7] Rudolf Schnackenburg, « La christologie du Nouveau Testament », dans Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, Paris, Cerf, 1974, p. 128.
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