Abraham et ses trois visiteurs. (Itineraires augustiniens)

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ITINERAIRES AUGUSTIENS

Hospitalité dans l’Ecriture

Abraham et ses trois visiteurs.  

La figure d’Abraham est devenue le paradigme de l’hospitalité biblique. Genèse 18 raconte, en effet, comment Abraham donna l’hospitalité à trois étrangers. L’épisode se déroule en deux scènes, d’abord une scène d’accueil sous un arbre (vv. 1-8), puis une conversation près de la tente (vv. 9-15).  

L’accueil des trois hommes

La première scène est centrée sur l’hospitalité d’Abraham. Elle se déroule à Mambré, au plus chaud du jour, alors qu’Abraham est assis à l’entrée de la tente. Dès le premier verset, le narrateur communique une information au lecteur, qui le place en situation privilégiée par rapport à Abraham : c’est le Seigneur qui apparaît à Abraham. Celui-ci ne le sait pas.  Le lecteur découvre Abraham au moment de l’apparition divine, et même il le surprend avant que celui-ci n’ait aperçu Dieu. Au moment où Abraham lève les yeux, il voit trois hommes qui se tiennent debout près de lui (v. 2). Le narrateur montre alors au lecteur ce que voit Abraham : trois hommes devant lui. Le lecteur voit ici les hommes avec les yeux d’Abraham.

Le Seigneur apparaît (v. 1) ; Abraham voit trois hommes (v. 2). Saisissante opposition des deux perspectives, d’autant que c’est le même verbe hébreu qui est utilisé dans les deux cas. Qui a l’initiative de la rencontre alors ? Abraham, qui apercevant les hommes, les invite ? Le Seigneur qui se laisse apercevoir par lui, incognito ?

Le récit contient d’autres contrastes : Abraham voit trois hommes… près de lui ; et pourtant ajoute le texte, “ dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre ” (v. 2). Les hommes sont proches… sans l’être… ; et le seul désir d’Abraham est de se rapprocher d’eux au maximum. Abraham est loin d’eux sur le plan de la connaissance (il ne reconnaît pas Dieu), mais il sait se faire proche d’eux, par son désir de se rendre hospitalier. Lui qui est un vieillard, à l’heure la plus chaude du jour, il court de la tente à l’arbre, à leur rencontre, et il se prosterne à terre. La précipitation d’Abraham à servir ses hôtes ne s’arrêtera pas à ce premier geste d’accueil : après avoir couru à la rencontre de ses hôtes, il cherchera à communiquer sa hâte à Sara : “ Prends vite… ” (v. 6), puis au serviteur qui se dépêche de préparer le veau (v. 7). Bref, il semblerait qu’il n’ait de cesse de se hâter jusqu’à qu’il se tienne debout sous l’arbre, pendant que ses hôtes mangent (v. 8). La scène se termine par ce repas. Après une série de mouvements rapides (vv. 2-7), le récit fait une pause. Il est vrai que la requête d’Abraham : “ Monseigneur… veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter… ” (v. 3) est partiellement résolue. Dans cette scène, tous les personnages se retrouvent dans des positions qui sont à l’opposé de celles de départ : Abraham est d’abord assis à l’entrée de la tente et il voit des hommes debout près de lui ; puis Abraham se retrouve debout sous l’arbre, près des hommes qui mangent, assis. Tel est le signe de la transformation opérée dans ce récit. Qu’est-ce qui l’a provoquée ? La parole d’invitation du patriarche en tant qu’elle est acceptée par ses hôtes : qu’il fasse comme il a dit (v. 5). L’activité d’Abraham, son désir d’hospitalité sont ainsi mis en relief.

Le lecteur sait que c’est le Seigneur qui apparaît à Abraham. Celui-ci va-t-il le reconnaître ? Le récit ne contient à aucun moment de reconnaissance explicite. Le récit est, par ailleurs, extrêmement ambigu : il alterne du singulier au pluriel, et c’est le fait du narrateur autant que d’Abraham. Au verset 6, lorsqu’Abraham demande à Sara de préparer des galettes, il utilise deux termes, “ farine, fleur de farine ” ; le premier désigne de la farine ordinaire, ce qui laisse penser qu’Abraham n’a pas reconnu ses visiteurs ; mais le deuxième laisse penser la contraire, car il désigne la farine destinée au culte (cf. les textes de la tradition sacerdotale parlant des offrandes végétales). Si Abraham utilise les deux mots, est-ce parce qu’il a un doute ? Il est impossible de trancher…

 

La conversation près de la tente

La seconde scène est elle-même pleine d’ambiguïté. D’abord les visiteurs demandent où est la femme d’Abraham, mais fait surprenant : ils connaissent son nom ! (v. 9) Comment ? La réponse n’est pas donnée. Puis ils annoncent la naissance d’un fils, ce que Sara entend puisqu’elle écoute à l’entrée de la tente, qui se trouve derrière eux (v. 10). Le narrateur prend soin de faire connaître au lecteur la situation du couple désormais âgé et dans l’incapacité, par conséquent, d’avoir des enfants. On comprend alors pourquoi Sara rit intérieurement en entendant la promesse des visiteurs (vv. 11-12). Il y a alors encore ce fait curieux : un des visiteurs devine les pensées de Sara qui rit en elle-même, dans la tente qui se trouve derrière lui (v. 13) ! S’agit-il donc d’un personnage dont l’omniscience est d’origine surnaturelle ? Et pourtant le récit parle aussi de trois hommes et il serait possible d’imaginer, qu’après avoir goûté l’hospitalité d’Abraham, un des visiteurs exprime sa gratitude, le souhait que Sara ait un fils. Théophanie alors ou visite de trois hommes qui ont annoncé une naissance après avoir été reçus ? Toujours est-il que le visiteur révèle qu’il n’ignore rien des pensées secrètes de Sara. Il affirme également qu’il n’est pas impossible pour le Seigneur de promettre et de donner un enfant à un couple stérile (vv. 13-14). Sara peut bien nier, le visiteur est formel : la femme a vraiment ri (v. 15).

Ce rire de l’incrédulité dit quelque chose du mystérieux retournement des perspectives dans l’hospitalité : celui qui est le plus comblé n’est sans doute pas le visiteur, mais celui qui le reçoit. Et quand c’est Dieu qui visite l’homme, le don va bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer… La conclusion abrupte du récit, cependant, si elle montre que le visiteur a une connaissance parfaite des événements et des personnes, ne fournit pas la réponse à la question de savoir si Abraham et Sara reconnaissent le Seigneur. Partout l’ambivalence demeure… Le récit est une parabole ouverte que le lecteur ne peut conclure d’une manière définitive. Et si cela n’avait aucune importance ? Ou plutôt, si cela nous rappelait qu’accueillir son frère, c’est accueillir le Seigneur ?

Mystère de l’hospitalité

L’accent est mis sur la présence cachée de Dieu auprès d’Abraham, et l’attitude bienveillante de celui-ci à l’égard de ses hôtes, l’empressement à les recevoir. Abraham accueille les trois hommes et se laisse surprendre par une promesse. Abraham prend soin du corps de ses hôtes et dans le corps de Sara s’annonce l’enfant inespéré… Abraham accueille l’autre, l’étranger et Sara va pouvoir accueillir l’autre, l’enfant. La venue du Christ parmi nous ne s’inscrit-elle pas dans la suite de cette histoire d’hospitalité ? Dieu lui-même frappe à la porte pour qu’on lui donne un lieu, et, une fois dans la place, pour donner à chacun son lieu avec lui. L’image biblique est bien celle de l’hospitalité : “ Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi ” (Ap 3, 20).

La lettre aux Hébreux ne manquera de faire de l’hospitalité la condition possible d’une expérience spirituelle : “ N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges ” (He 13, 2). L’hospitalité est une manière de persévérer dans la dilection, mais aussi une attitude qui est de l’ordre du décentrement de soi, de l’inconditionnel et de la gratuité. Il en va de l’hospitalité comme de la foi de Job : elle demande à être accomplie “ pour rien ” (cf. Jb 1, 9). A celui qui saura se rendre hospitalier, sans rien attendre en retour, s’adresse la béatitude de Jésus : “ Heureux seras-tu alors de ce qu’ils n’ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes ” (Lc 13, 14). Qui nous rendra capables d’une si radicale gratuité ? La liturgie nous en donne un indice qui nous parle de l’Esprit comme du “ doux hôte de l’âme ”. Nous pouvons ainsi faire de Dieu notre hôte intérieur et l’accueillir en accueillant nos frères jusqu’à ce que nous soyons à notre tour accueillis d’une manière définitive, devenant les hôtes de Dieu dans sa maison ; c’est Lui alors qui servira à table (Lc 12, 37). Mystère de l’hospitalité de Dieu, vécu dès maintenant dans l’Eucharistie.  

Sophie Ramond
Religieuse de l’ Assomption
(Paris)

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