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Janv.–Mars 2003
Le réalisme du bien
Abbé Bruno Le Pivain *
Le bien ne fait pas la une des media. Le réalisme exige, paraît-il, de considérer d’abord tout ce qui, dans ce pauvre monde, part à la dérive, sous peine d’être taxé d’irénisme suicidaire. Erreur d’optique : c’est l’inverse qui tue. La complaisance mortifère dans les maux qui nous assaillent aujourd’hui, que ce soit pour le religieux, le social, le politique, le culturel, l’économique, est contre nature.
– On voit, cher ami, que vous ne mesurez pas l’ampleur de la crise. La vie saura vous ouvrir les yeux.
– Hélas… On ne voit, on n’entend que trop, et sans doute verra-t-on, entendra-t-on plus encore (Peut-être voit-on, entend-on aussi différemment)… Peut-on d’ailleurs au passage souhaiter que la dénonciation des maux ne devienne pas une sorte de commerce lucratif, une rengaine monotone qui installe les esprits dans une sorte de dégoût bien-pensant, un dandysme désabusé qui tient lieu d’esprit critique et de lucidité vigilante et permet de commercer entre gens « éclairés » ?
Voici : le Bien est. Aujourd’hui ? Aujourd’hui. Il est même, finalement, beaucoup plus que le mal. Voyez dans ces pages ce qu’en dit Frédéric Laupies avec saint Augustin.
– Mais le Malin à l’œuvre dans le monde ? Le péché originel et ses conséquences incalculables ?
– On le dit nettement : ignorer ces réalités, c’est s’interdire absolument de comprendre quoi que ce soit de durable à aucune des grandes interrogations qui agitent, parfois dramatiquement, les fondements les plus assurés de la vie sociale, politique ou religieuse. Pascal le disait sans contours, qui voyait la faute originelle comme « le mystère le plus incompréhensible de tous, mais sans lequel nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. »
– Vous voici enfin devenu à peu près raisonnable. Reste à vous instruire.
– Pouce !… Vous oubliez Le Bien est.
(Ici, l’interlocuteur tourne les talons, désespéré, et ce faisant, plus assuré de l’ampleur du sinistre.)
Continuons cependant.
Il est beaucoup question d’éducation dans ce numéro de Kephas, du mérite, du mal aussi. C’est pour mieux mettre en évidence cette vérité, que la morosité du contexte socio-économique ou géo-politique ne pourra jamais oblitérer : le bien est aimable et désirable. Le bien, par l’attrait puissant qu’il exerce sur la personne, comporte une valeur éducative de premier ordre.
Deux façons de manquer au réalisme élémentaire en matière d’éducation : ignorer l’impact des conséquences du péché originel sur le comportement humain et des blessures qui affectent l’intelligence, la volonté ou l’affectivité; refuser d’accorder au Vrai, au Bien, au Beau, le primat qui leur revient de droit, métaphysiquement et existentiellement, dans l’unification de la personnalité humaine.
Puisque saint Thomas d’Aquin est également évoqué dans ces pages, c’est à lui que nous emprunterons cette leçon de réalisme foncier, de raisonnable optimisme et de confiance justifiée dans la valeur éducative du bien, conjugué à l’amitié et la joie.
Dieu est la fin dernière de tous les êtres : voici ce que les « philosophies des valeurs », dont un Comte-Sponville ou notre actuel ministre de l’Éducation nationale sont les représentants qualifiés, ne sauraient atteindre, faute d’en reconnaître la consistance métaphysique. Précisons d’emblée : saint Thomas ne prétend pas définir le Bien, pas plus qu’il n’a jamais prétendu définir Dieu (comme si Dieu, comme si le Bien étaient finis), puisque c’est l’inverse qui est vrai. Mais il note dans la création une aspiration universelle vers le bien, vers le bonheur.
Une remarque s’impose ici, que le P. Pinckaers a précisément formulé : « Les morales modernes nous ont habitués à concevoir le bien comme ce qui est conforme à la loi morale, à ses commandements, et le mal comme ce qui leur est contraire. Cette loi étant comprise comme une série d’impératifs édictés par une volonté extérieure, l’idée du bien se modèle dès lors sur celle de l’obligation morale; elle tend à devenir statique et extrinsèque comme elle. Le bien se rétrécit, se durcit et s’appauvrit. Il va notamment perdre une de ses dimensions principales en se séparant de l’idée du bonheur, en s’y opposant même, comme s’il fallait écarter la considération du bonheur pour faire le bien. »1
C’est très justement qu’un Tony Anatrella a pu parler de « société dépressive », laquelle se caractérise en premier lieu par « la dégradation du sens de l’idéal ». « Si nos sociétés sont dépressives, c’est donc qu’elles ont perdu confiance en elles-mêmes : elles ne savent plus, au-delà du quotidien de l’individu, pourquoi ce dernier doit vivre, aimer, travailler, procréer, et mourir. »2
Le rôle clef joué par l’attrait du bien est ainsi établi par saint Thomas dans ce passage de la Somme contre les Gentils où l’Aquinate, après avoir longuement envisagé les divers aspects du mal, montre que toutes choses sont ordonnées vers le bien :
« S’il est vrai, comme nous l’avons prouvé, que tout agent agit en vue d’un bien, on doit en conclure que le bien est la fin de tous les êtres. En effet :
1o Chacun des êtres est mis en rapport avec sa fin par son action; car ou l’action elle-même est une fin, ou bien la fin de l’action est aussi la fin de l’agent; et c’est en cela que consiste son bien.
2o La fin d’un être, quel qu’il soit, est la chose à laquelle aboutit son appétit. Or, l’appétit de tous les êtres aboutit au bien; car les philosophes définissent le bien : ce que tous les êtres recherchent. Donc la fin de toutes choses est le bien.
3o La chose qu’un être recherche quand il en est éloigné, et dans laquelle il se repose lorsqu’il la possède, constitue sa fin. Or, l’être qui n’a pas encore atteint la perfection qui lui convient se porte vers elle autant qu’il est en lui, et s’il la possède, il se repose en elle. Donc la perfection de chaque chose est sa fin. Or, le bien d’un être n’est autre que sa perfection. Donc tous les êtres sont coordonnés par rapport au bien comme avec leur fin.
4o Les êtres qui connaissent leur fin et ceux qui l’ignorent sont coordonnés de la même manière avec elle, avec cette différence, toutefois, que ceux qui sont doués de connaissance se portent d’eux-mêmes vers leur fin, tandis que les autres ne tendent à atteindre cette fin qu’en suivant une direction étrangère : l’archer et la flèche qu’il lance peuvent nous servir d’exemples. Or, les êtres qui connaissent leur fin sont toujours coordonnés avec le bien, comme étant leur fin; car la volonté, qui est le désir d’une fin connue d’avance, n’aspire à une chose qu’en la considérant comme un bien, puisque le bien est son objet.
Donc les êtres qui ignorent leur fin sont coordonnés avec le bien comme avec leur fin. Donc la fin de tous les êtres est le bien. »3
Cette argumentation solidement charpentée est tout autant un hymne à la création, à cet ordre du monde si admirablement chanté dans la « cinquième voie » d’accès à l’existence de Dieu4 : « La fin de tous les êtres est le bien ». Si le Docteur Angélique démontre, précise, distingue, dissèque, raisonne, c’est pour montrer qu’aucune créature ne peut échapper à cette tension universelle vers le bien, à cette combinaison de l’ordre des êtres vers leur fin, qui est le bien. Il vaut la peine (si elle existe) de s’y attarder : priants, éducateurs, psychologues, y trouveront de quoi se nourrir.
C’est donc par l’appétit qu’un être tend vers sa fin, qu’il soit intellectuel, comme pour les créatures raisonnables, sensitif dans les animaux en général ou seulement naturel chez les êtres insensibles. Chez l’homme qui possède ces trois sortes d’appétits, les appétits inférieurs sont subordonnés au supérieur, comme le bien particulier au bien commun, ou la fin particulière à la fin dernière. En l’homme, c’est le bien comme connu et voulu, donc aimé, qui l’ordonne à sa fin.
Le désir et la délectation, ou la joie, sont les alliés indissociables de ce mouvement appétitif. C’est par eux que l’amour du bien est à la fois tension vers le bien aimé et désiré, et repos et joie dans le bien atteint. De ces deux points de vue, la fin aimée constitue la perfection de l’être : perfection de l’être, non plus seulement de l’appétit. À ce stade, ce ne sont plus uniquement les appétits qui sont ordonnés entre eux dans l’être, mais les êtres eux-mêmes coordonnés vers le bien comme vers leur fin. Seule, par conséquent, la tension ordonnée vers le bien et le repos certain en icelui peut assurer l’ordre entre les êtres, comme entre les appétits dans le même être, comme entre les passions dans le même organisme.
Bien que tous les êtres soient effectivement ordonnés au bien comme à leur fin, le rôle de la connaissance chez les êtres raisonnables fait que ceux-ci, à la différence des êtres ignorants, se portent d’eux-mêmes vers cette fin. C’est donc l’amour connaissant, ou la connaissance aimante, qui est le moteur unique de l’être raisonnable vers sa propre fin. Cette réalité, qui est au cœur de la vie humaine, et qui devrait l’être de toute véritable anthropologie, de toute psychologie réaliste, emporte une double conséquence.
Tout d’abord, la responsabilité de l’homme, sa liberté, naissent tout entières de cette vérité. Avant d’accéder au trône de Pierre, un cardinal Wojtyla aura largement contribué à mettre ce point en évidence par des travaux qui prolongent heureusement la pensée de saint Thomas. D’autre part, puisque ce mouvement des êtres vers leur fin est un mouvement vers le bien, puisque le bien est principe d’unité entre ceux, ou en ceux qui tendent vers lui, puisqu’enfin la connaissance et l’amour ont ici partie liée, et que par ailleurs les appétits inférieurs sont ordonnés par l’intelligence et la volonté : plus un homme tend de tout son être vers cette fin, plus il pourra vivre effectivement de cette unité et de cet équilibre fécond entre amour et connaissance, ainsi qu’entre ses différents niveaux d’appétits et entre ses passions mêmes, mais aussi avec les autres êtres qui lui seront semblables, et donc coordonnés sous ce rapport. La puissance unitive du bien tire son origine de cette constatation.
C’est d’abord l’amour du Bien suprême qui unifie, à la mesure de sa présence dans le sujet aimant, puisque ce Bien est le Principe d’unité et la Fin de tous les êtres. Les êtres eux-mêmes seront bons en fonction de leur coordination à ce Bien suprême, suivant l’ordre appétitif qui est le leur, qu’il soit seulement naturel, sensible ou rationnel.
« Ne me demandez pas pourquoi je veux être heureux, avertissait Malebranche, demandez-le à Celui qui m’a créé. »
Qui ne connaît Augustin, le génial avocat du désir de Dieu : « Notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi, Seigneur… »
A-t-on résolu la crise qui secoue nos sociétés ? A-t-on même échappé pour soi à l’attrait du mal ? Sans doute pas. Mais l’espérance de ceux qui traversent le siècle comme des flèches de lumière, un Cardinal François-Xavier van Thuan, une Mère Teresa, un Père Werenfried van Straaten, bien d’autres encore, dans tous les états de vie, connus de Dieu seul, n’est donc folie qu’aux yeux du monde. Avec saint Paul, nous préférons leur sagesse aux optimismes benoîts comme aux vaticinations sentencieuses. Elle est pleinement réaliste.
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* Vicaire à la cathédrale d’Angers, licencié en droit, en philosophie et en théologie.
S. Pinckaers o. p., Les sources de la morale chrétienne, Éd. Univ. Fribourg-Cerf, Fribourg 19902, p. 412.
Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Flammarion, Paris 1993, p. 19.
Contra Gentes, III, 16.
Sum. theol., Ia, q. 2, a. 3, corp.