Pour la fête de l’Assomption
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Édouard Cothenet
Pour la fête de l’Assomption
La fête du 15 août constitue l’une des fêtes mariales les plus populaires. La date nous ramène à l’usage de l’Église de Jérusalem, car une fête en l’honneur de Marie y est attestée dès le début du Ve siècle. L’empereur Maurice (582-602) étendit la fête à tout l’empire comme fête de la Dormition de Marie. En Occident, ce fut le pape Serge Ier, syrien d’origine, qui composa, vers 700, un beau formulaire pour la fête. En voici le texte : « Vénérable est pour nous, Seigneur, la fête qui commémore ce jour en lequel la sainte Mère de Dieu subit la mort temporelle, mais néanmoins ne put être retenue par les liens de la mort, elle qui avait engendré de sa substance votre Fils, notre Seigneur incarné » (Traduction de Dom B. CAPELLE).
Retenons l’origine de la fête, à Jérusalem. Toutes sortes de récits légendaires se sont développés, qu’on regroupe sous le titre général de transitus (« passage »). Ils sont attestés dans toutes les langues du christianisme ancien : grecque, syriaque, latine, copte, arabe, éthiopienne, géorgienne, arménienne, sans compter les textes plus récents en vieil anglais ou en irlandais, et, pour la France, le récit fait par Grégoire de Tours [1]. Ces récits manifestent une grande diversité dans la représentation de la mort de Marie, les uns tenant pour une préservation de son corps contre la corruption, les autres pour la résurrection anticipée. Établir l’origine et la filiation de ces multiples narrations est une tâche fort délicate, qui demande que soient publiés tous les textes dans le foisonnement de leurs variantes. Bornons-nous à un constat : ces textes sont unanimes à placer la maison de Marie soit à Jérusalem, soit à Bethléem et à localiser son tombeau, maintenant vide, dans la vallée du Cédron. Ce sont les Arméniens qui, aujourd’hui encore, en ont la garde. Inutile de préciser que la localisation de la maison de Marie à Éphèse ne repose que sur une fausse interprétation d’un texte du concile d’Éphèse (431) et n’a pour soutien que les admirateurs des visions de Catherine Emmerich.
Le dogme catholique de l’Assomption ne repose pas sur ces transitus, qui ont bien souvent soulevé la protestation des théologiens, mais sur le lien que la tradition a reconnu entre la maternité divine de Marie et sa pleine association à son Fils dans sa gloire. Rappelons le texte de la constitution conciliaire Lumen Gentium : « Enfin la Vierge immaculée, préservée par Dieu de toute atteinte de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des seigneurs, victorieux du péché et de la mort » (n°59).
L’étude des divers transitus n’en est pas moins très intéressante : ce sont de précieux témoignages de la piété populaire envers Marie et la source d’inspiration pour les artistes. Soyons donc reconnaissants à Simon Cl. MIMOUNI [2] et Sever J. VOICU [3] de nous donner une traduction annotée [4] de la famille grecque des transitus. Initiative d’autant plus appréciable qu’on ne trouve plusieurs passages de ces textes que dans des ouvrages très spécialisés.
La tradition grecque de la dormition et de l’Assomption de Marie
Ce recueil rassemble, en effet, une série de textes qui ont entre eux de nombreux points en commun :
D’abord le « Discours de saint Jean le théologien sur la dormition de la sainte Mère de Dieu ». En fait, il s’agit d’un récit mis sous le patronage de saint Jean, de beaucoup le plus répandu dans les Églises d’Orient. Avec une annotation plus brève, on en trouve la traduction dans le tome Ier des Écrits apocryphes chrétiens (Paris, Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 165-188).
Le transitus grec « R », édité par A. WENGER, sur la base d’un seul manuscrit, dans le livre L’Assomption de la T. S. Vierge dans la tradition byzantine du Vie au Xe siècle ; Études et documents (Paris, 1955), p. 210-240..
Le Discours de Jean de Thessalonique (décédé en 630) sur la dormition, avec les diverses variantes attestant l’évolution des croyances sur le sort de Marie après sa mort et un Epitomé (= « résumé »), destiné à la lecture liturgique pour la fête de la dormition.
L’homélie sur l’Assomption attribuée à Théoteknos de Livias (évêché de la vallée du Jourdain), connue par un seul manuscrit édité par A. WENGER qui la date d’avant la conquête musulmane.
Dans cette série, les seuls textes qui aient connu une large diffusion sont les Discours de Jean l’Évangéliste et de Jean de Thessalonique.
À la suite de ces auteurs, caractérisons les points communs à la tradition grecque de la dormition :
a. annonce de la dormition à Marie par un ange (d’ordinaire Gabriel) qui lui apporte une palme du paradis, en signe de victoire ;
b. réunion des apôtres qui, dispersés dans le monde, arrivent transportés par les nuées du ciel ;
c. départ de l’âme de Marie au ciel, à la suite d’une apparition de Jésus ;
d. outrage des juifs, notamment de Jéphonias qui veut faire obstacle au cortège funèbre : ses mains, d’abord collées au cercueil, sont guéries miraculeusement après sa profession de foi ;
e. déposition du corps de Marie au tombeau, situé dans la vallée du Cédron et transfert au ciel ;
f. visite du paradis par les apôtres.
Selon ce schéma narratif, un intérêt particulier est apporté à la destinée de l’âme et à celle du corps. Selon le Pseudo-Jean, le Christ, apparaissant à sa mère, lui déclare : « Voici que maintenant ton précieux corps, transféré, sera au paradis, pendant que ton âme sainte sera aux cieux dans les trésors de mon Père, dans une clarté supérieure, où sont la paix et la joie des anges saints et plus encore » (p. 39). Selon la représentation la plus ancienne, le corps de Marie est déposé au paradis, sous l’arbre de vie, pour garantir son incorruptibilité jusqu’au jour de la résurrection générale. L’examen des nombreuses variantes montre les incertitudes sur le moment où l’âme de Marie sera déposée dans son corps virginal, par une résurrection anticipée. Quelles que soient les représentations, nos textes s’accordent sur le fait que le corps de Marie n’est plus dans le tombeau et que Marie, en son âme, jouit du plus grand bonheur.
De précieux index facilitent la consultation de ce recueil qui n’a pas d’équivalent en français. Il n’intéressera pas seulement les spécialistes de la théologie mariale, mais tout autant les historiens de l’art et de la liturgie.
En Occident, l’apocryphe qui a connu la plus large diffusion (quarante-quatre manuscrits) est la traduction latine d’un texte attribué à Méliton de Sardes, disciple de saint Jean [5]. Selon Dom A. WILMART, c’est « la version quasi-officielle de l’Église latine depuis le VIe siècle ». Jacques de Voragine, dans sa célèbre Légende Dorée, s’en inspirera. On y retrouve, dans ses grandes lignes, le même schéma narratif que dans la tradition grecque : la palme du paradis est remise à Marie comme gage de victoire. Tous les apôtres sont convoqués, y compris Paul. Du point de vue théologique, c’est l’épisode final qui présente le plus grand intérêt, car il apporte une réponse aux questions en suspens [6]. Descendu du ciel pour rejoindre les apôtres groupés autour du tombeau de Marie, le Christ les consulte sur le sort à réserver à sa mère. « Seigneur, tu as choisi ta servante pour en faire ta résidence sans tache [immaculatum thalamum]… Il paraîtrait juste à tes serviteurs que, de même qu’ayant vaincu la mort, tu règnes dans la gloire, tu ressuscites le corps de Marie et tu la conduises pleine de joie dans le ciel » (Pseudo-Méliton XVI).
La formule « Il paraîtrait juste » rappelle la première décision des apôtres selon Ac 15, 24 s. Comme juges de la foi, ils expriment donc les arguments théologiques en faveur de l’Assomption : la virginité sans tache, l’union étroite de la Mère et du Fils. Acquiesçant, en quelque sorte, au jugement apostolique, le Christ fait enlever la dalle du tombeau par Michel et déclare à Marie en des termes qui s’inspirent du Cantique des cantiques : « Lève-toi, mon amie ; toi qui n’as pas connu de corruption par le contact de l’homme, tu ne souffriras pas la destruction du corps dans la sépulture » (Pseudo-Méliton XVII).
Le Christ prend congé de ses Apôtres de la même façon que sur la montagne de Galilée selon Mt 28, 20. Il leur promet son assistance perpétuelle, puis il associe sa Mère à la gloire de son ascension : « Ayant dit ces paroles, le Seigneur fut enlevé par une nuée et remonta au ciel, et les anges l’accompagnèrent portant la bienheureuse Marie, Mère de Dieu, au paradis de Dieu » (Pseudo-Méliton XVIII).
L’iconographie de la dormition de Marie s’inspire des traditions orientales. Pour l’Occident, l’influence du Pseudo-Méliton est prépondérante, comme l’a montré E. MÂLE [7]. À titre d’exemple, je citerai ce tympan de l’église Saint-Pierre-le-Puellier, à Bourges, étudiée par le grand historien de l’art, et plus récemment par le restaurateur, H. BOURSIER [8]. Selon E. MÂLE, il est antérieur au tympan de Senlis (1185). Malgré la mutilation subie sans doute au temps des guerres de religion, cinq scènes sont bien visibles, dont l’identification est assurée par une inscription latine. La première scène représente la remise de la palme du paradis par un ange, pour que Marie soit assurée que le prince des ténèbres n’aura aucun pouvoir sur elle. Malheureusement très mutilée, la seconde scène représente les apôtres groupés autour du lit funèbre de Marie. Selon Méliton, le Christ arrive soudain, escorté d’une multitude d’anges et dit à Marie : « Viens, perle très précieuse, entre dans le trésor de la vie éternelle. » La troisième scène correspond à l’attaque d’un grand-prêtre, nommé Jéphonias par le Pseudo-Jean (n° 46) : ses mains restent attachées au cercueil, jusqu’à ce qu’il obtienne la guérison par un acte de foi : « Je crois en Dieu et dans le Fils de Dieu, né de cette femme, et je crois à tout ce que Pierre, l’apôtre de Dieu, m’a dit » (Méliton, XIV, 2). Sur le registre du haut, la quatrième scène, représente deux apôtres tenant le linceul où repose le corps de Marie en vue de l’ensevelissement dans le tombeau. La dernière scène est expliquée par le texte suivant : « Le Fils fait monter la Mère auguste vers le Père. » C’est l’illustration de l’Assomption de Marie : deux anges soutiennent la mandorle lumineuse qui emporte Marie vers le ciel. Quant au thème du couronnement de Marie, il s’est popularisé en Occident à partir du XIIe siècle [9], sans doute sous l’influence du Ps 44/45, utilisé dans la liturgie mariale, mais il n’a pas de correspondant dans les transitus anciens.
Le regain d’intérêt pour l’histoire de l’art religieux nous invite à répertorier les sources d’inspiration des artistes et à rechercher la signification de ces scènes que l’on pourrait considérer comme de purs produits d’une imagination débridée. Un tri s’impose sans aucun doute ; une étude attentive doit pourtant montrer que, sous une forme narrative où surabonde le goût du merveilleux, se cachent de véritables intuitions religieuses en rapport avec les idées du temps. Si cet article, à l’occasion d’un compte-rendu, facilite la compréhension des représentations de la mort et de l’assomption de Marie dans nos églises, il aura atteint son but.
Recherche d’information
Je serais très reconnaissant aux lecteurs qui pourraient me fournir des informations sur les représentations anciennes de la dormition et de l’Assomption dans des églises moins connues que nos grandes cathédrales.
À adresser à : 3, rue Molière, BP 40, 18001 Bourges Cedex.
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[1] Dans les Septem libri miraculorum, au chapitre 4 du livre Ier : In gloria martyrum (PL 71, c. 708).
[2] Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, S. Mimouni a publié une thèse très érudite sous le titre : Dormition et Assomption de Marie. Histoire des traditions anciennes, Paris, Éd. Beauchesne, coll. « Théologie historique », n° 98, 1995. Voir ma recension critique dans Esprit et Vie n° 41-42 (17 octobre 1996), p. 554-558.
[3] Il est ingénieur de recherche à la Bibliothèque vaticane et enseigne à l’Institut Augustianum à Rome.
[4] La tradition grecque de la dormition et de l’Assomption de Marie, Textes introduits et annotés par Simon Cl. Minouni et Sever J. Voicu, Paris, Éd. du Cerf, coll. Sagesses chrétiennes », 2003. – (12,5×19,5), 244 p., 28 €.
[5] Traduction française dans F. Amiot, La Bible apocryphe. Évangiles apocryphes, Paris, Éd. du Cerf-Fayard, 1952, p. 112-124. Les manuscrits se partagent en deux groupes. Je traduis ici le texte court, le plus ancien, d’après la traduction de M. Erbetta, Gli apocrifi del Nuovo Testamento, I/2 (Turin, Éd. Marietti, 1982), p. 492-510.
[6] E. Cothenet, « Marie dans les Apocryphes », dans Maria, Paris, Éd. H. du Manoir, t. VI, p. 140 s.
[7] Voir aussi L. Réau, Iconographie de l’art chrétien. T. II, (P. U. F. 1957), p. 601- 626 Le cycle de la Dormition et de la glorification.
[8] E. MÂLE, L’art religieux du XIIe s. en France, figure 251, p. 435. – H. Boursier, « Histoire et iconographie du tympan roman de Saint-Pierre-Le-Pueillier », in Histoire de l’art n°32 (décembre 1995), p. 35-41.
[9] Selon E. Mâle, la première représentation du couronnement de Marie se trouve à la cathédrale de Senlis (L’art religieux du XIIe s. en France, p. 184). Voir aussi les p. 435-437). Pour le XIIIe s., du même auteur : L’art religieux du XIIIe siècle en France, p. 246-259.
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