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Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu
2007-03-09- Première prédication de Carême
1. De la pureté rituelle à la pureté du cœur
Poursuivant notre réflexion sur les béatitudes évangéliques, commencée durant les semaines de l’Avent, nous voulons réfléchir, dans cette première méditation de Carême, sur la béatitude des cœurs purs. Quiconque lit ou entend proclamer aujourd’hui : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu », pense instinctivement à la vertu de pureté, comme si la béatitude était l’équivalent positif et intériorisé du sixième commandement : ‘Tu ne commettras pas d’actes impurs’ ». Cette interprétation, avancée sporadiquement dans le courant de l’histoire de la spiritualité chrétienne, est devenue prédominante à partir du XIXème siècle.
En réalité, dans la pensée de Jésus, avoir le cœur pur n’est pas une vertu particulière, mais une qualité qui doit accompagner toutes les vertus, afin que celles-ci soient vraiment des vertus et non de « splendides vices ». Son contraire le plus direct n’est pas l’impureté mais l’hypocrisie. Un peu d’exégèse et d’histoire nous aideront à mieux comprendre.
Ce que Jésus entend par « cœur pur », se déduit clairement à partir du contexte du sermon sur la montagne. Selon l’Evangile, ce qui décide de la pureté ou de l’impureté d’une action – qu’il s’agisse de l’aumône, du jeûne ou de la prière – c’est l’intention, c’est-à-dire si cette action est faite pour être vue par les hommes, ou pour plaire à Dieu :
« Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés par les hommes ; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6, 2-6).
L’hypocrisie est le péché que Dieu dénonce avec le plus de force tout au long de la Bible, et la raison de cela est claire. En faisant acte d’hypocrisie l’homme déclasse Dieu, le relègue au second plan, et place devant les créatures, le public. « Il ne s’agit pas de ce que voient les hommes, car ils ne voient que les yeux, mais Yavhé voit le coeur » (1 S 16, 7) : cultiver l’apparence plus que le cœur, signifie donner plus d’importance à l’homme qu’à Dieu.
L’hypocrisie est donc essentiellement un manque de foi ; mais c’est aussi un manque de charité envers le prochain, dans ce sens qu’elle tend à réduire les personnes à des admirateurs. Elle ne leur reconnaît pas une dignité propre mais les voit uniquement en fonction de leur image.
Le jugement de Jésus sur l’hypocrisie est sans appel : Receperunt mercedem suam : ils ont déjà reçu leur récompense ! Une récompense qui est de plus illusoire, également sur le plan humain, puisque la gloire, on le sait, échappe à tous ceux qui la recherchent, et poursuit ceux qui la fuient.
Les paroles violentes que Jésus prononce contre les scribes et les pharisiens, qui sont toutes centrées sur l’opposition entre le « dedans » et le « dehors », l’intérieur et l’extérieur de l’homme, aident également à comprendre le sens de la béatitude des cœurs purs.
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture ; vous de même, au-dehors vous offrez aux yeux des hommes l’apparence de justes, mais au-dedans vous êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité » (Mt 23, 27-28).
La révolution que Jésus réalise dans ce domaine est d’une portée incalculable. Avant lui, mises à part quelques rares allusions chez les prophètes et dans les psaumes (Ps 24, 3 : « Qui montera sur la montagne de Yahvé ? et qui se tiendra dans son lieu saint ? »), la pureté était présentée dans le sens de rite et de culte ; elle consistait à se tenir à l’écart des choses, des animaux, des personnes ou des lieux censés contaminer l’homme ou l’éloigner de la sainteté de Dieu. La naissance, la mort, l’alimentation, la sexualité, surtout, entrent dans ce cadre-là. C’était le cas aussi dans d’autres religions, en dehors de la Bible, sous d’autres formes et avec des présupposés différents.
Jésus fait table rase de tous ces tabous. Par les gestes qu’il accomplit tout d’abord : il mange avec les pécheurs, touche les lépreux, fréquente les païens : tout ce que l’on considérait comme potentiellement contaminant pour l’homme ; puis par les enseignements qu’il donne. Le ton solennel qu’il utilise pour introduire son discours sur le pur et l’impur fait comprendre combien lui-même était conscient de la nouveauté de son enseignement :
« Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme… Car c’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent l’homme » (Mc 7, 14-15. 21-23).
« Ainsi il déclarait purs tous les aliments », relève avec émerveillement l’évangéliste (Mc 7,19). Face à certains judéo-chrétiens qui souhaitent restaurer cette distinction entre pur et impur dans les aliments et dans d’autres secteurs de la vie, l’Eglise apostolique réaffirmera avec force : « Tout est pur pour les purs », omnia munda mundis (Tt 1, 15; cf. Rm 14, 20).
La pureté, comprise dans le sens de continence et de chasteté, n’est pas absente de la béatitude évangélique (parmi les choses qui polluent le cœur, Jésus cite également, nous l’avons entendu, « les débauches, l’adultère, l’impudicité »); mais la place qu’elle occupe est limitée et pour ainsi dire « secondaire ». C’est un domaine parmi d’autres. Ce qui est mis en évidence c’est la place qu’occupe le « cœur ». Il dit par exemple : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5, 28).
En réalité, dans le Nouveau Testament, les mots « pur » et « pureté » (katharos, katharotes) ne servent jamais à indiquer ce que nous entendons nous aujourd’hui par ces mots, c’est-à-dire l’absence des péchés de la chair. C’est la raison pour laquelle on utilise d’autres mots : maîtrise de soi (enkrateia), tempérance (sophrosyne), chasteté (hagneia).
De tout ce qui a été dit, apparaît clairement que Jésus est l’homme au cœur pur par excellence. Ses adversaires sont obligés de dire de lui : « Maître, nous savons que tu es véridique et que tu ne te préoccupes pas de qui que ce soit ; car tu ne regardes pas au rang des personnes, mais tu enseignes en toute vérité la voie de Dieu » (Mc 12, 14). Jésus pouvait dire de lui : « Je ne cherche pas ma gloire » (Jn 8, 50).
2. Un aperçu historique
Dans l’exégèse des Pères nous voyons se profiler très vite les trois directions fondamentales vers lesquelles la béatitude des cœurs purs tendra et auxquelles l’histoire de la spiritualité chrétienne donnera son interprétation : morale, mystique et ascétique. L’interprétation morale met l’accent sur la rectitude d’intention, l’interprétation mystique sur la vision de Dieu, l’interprétation ascétique sur la lutte contre les passions de la chair. Ces trois exemples sont expliqués, respectivement, par Augustin, Grégoire de Nysse et Jean Chrysostome.
En respectant fidèlement le contexte évangélique, Augustin interprète la béatitude d’un point de vue moral, comme un refus de « pratiquer votre justice devant les hommes pour vous faire remarquer d’eux » (Mt 6, 1), donc comme quelque chose de simple et de franc qui s’oppose à l’hypocrisie. « Seul celui qui s’élève au dessus des louanges humaines ; qui, en faisant le bien, n’a en vue et ne cherche à plaire qu’à Celui qui pénètre les consciences, a le cœur simple, c’est-à-dire pur » (1), écrit-il.
Le facteur qui décide si notre cœur est pur ou pas est ici l’intention. « Nos actes sont honnêtes et agréables à Dieu, si nous les accomplissons d’un cœur pur, c’est à dire tourné vers le ciel, dans un but d’amour … Ce n’est donc pas tant l’acte en soi qu’il nous faut considérer mais l’intention avec laquelle on l’accomplit » (2). Ce modèle interprétatif qui fait levier sur l’intention se perpétuera dans toute la tradition spirituelle postérieure, spécialement dans la tradition ignacienne (3).
L’interprétation mystique dont l’initiateur est Grégoire de Nysse, interprète la béatitude en fonction de la contemplation. Il faut purifier son cœur de tout lien avec le monde et avec le mal ; de cette manière le cœur de l’homme redeviendra cette image de Dieu pure et limpide qu’il était au commencement et la créature pourra « voir Dieu » dans son âme comme dans un miroir. « Si, avec une vie consciencieuse et attentive, tu laves les laideurs qui se sont déposées sur ton cœur, la beauté divine resplendira en toi… En te regardant, tu verras en toi celui qui est le désir de ton cœur et tu seras bienheureux » (4).
Ici le poids est entièrement sur l’apodose, sur le fruit promis à la béatitude ; avoir le cœur pur est le moyen ; l’objectif est « voir Dieu ». On note, au niveau du langage, une influence de la spéculation de Plotin qui est encore plus claire chez saint Basile (5).
Cette ligne interprétative aura également une suite dans toute l’histoire successive de la spiritualité chrétienne qui passe par saint Bernard, saint Bonaventure et les mystiques rhénans (6). Dans certains milieux monastiques on ajoute toutefois une idée nouvelle et intéressante : celle de la pureté comme unification intérieure que l’on obtient en voulant une seule chose, lorsque cette « chose » est Dieu. Saint Bernard écrit : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. Comme si on disait : purifie ton cœur, sépare-toi de tout, c’est-à-dire soit seulement moine, cherche une seule chose du Seigneur et poursuis-la (cf. Ps 27, 4), libère-toi de tout et tu verras Dieu (cf. Ps 46, 11) (7).
L’interprétation ascétique en fonction de la chasteté, qui deviendra prédominante, je le disais, à partir du XIXème siècle est en revanche assez isolée. Saint Jean Chrysostome en fournit l’exemple le plus clair (8). En suivant cette ligne, le mystique Ruusbroec distingue une chasteté de l’esprit, une chasteté du cœur et une chasteté du corps. La béatitude évangélique se réfère à la chasteté du cœur. Celle-ci, écrit-il, « rassemble et renforce les sens extérieurs, tandis qu’à l’intérieur, elle freine et maîtrise les instincts brutaux… elle ferme le cœur aux réalités terrestres et aux appâts trompeurs, tandis qu’elle l’ouvre aux réalités célestes et à la vérité » (9).
Avec des niveaux de bonheur différents, toutes ces interprétations orthodoxes restent dans le cadre de l’horizon nouveau de la révolution opérée par Jésus qui reconduit tout discours moral au cœur. Paradoxalement, ceux qui ont trahi la béatitude évangélique des purs (katharoi) de cœur sont précisément ceux qui en ont tiré leur nom : les cathares avec tous les mouvements semblables qui les ont précédés et suivis dans l’histoire du christianisme. Ceux-ci tombent en effet dans la catégorie de ceux qui font consister la pureté dans le fait d’être séparés, sur le plan rituel et social, de personnes et de choses jugées impures en soi, dans une pureté plus extérieure qu’intérieure. Ce sont les héritiers du radicalisme sectaire des pharisiens et des esséniens plus que de l’évangile du Christ.
3. L’hypocrisie laïque
On met souvent en relief la portée sociale et culturelle de certaines béatitudes. Il n’est pas rare de trouver écrit sur les banderoles de cortèges pacifistes « Heureux les artisans de paix ». La béatitude des doux qui possèderont la terre est à juste titre invoquée en faveur du principe de la non-violence, pour ne pas parler ensuite de la béatitude des pauvres et des persécutés par la justice. Mais on ne parle jamais de l’importance sociale de la béatitude des cœurs purs, apparemment reléguée au domaine strictement personnel. Je suis convaincu au contraire que cette béatitude peut exercer aujourd’hui une fonction critique dans notre société.
Nous avons vu que pour Jésus, la pureté du cœur ne s’oppose pas, tout d’abord, à l’impureté mais à l’hypocrisie. Un défaut très courant chez l’homme et qui est pourtant si peu confessé. Il y a des hypocrisies individuelles et des hypocrisies collectives.
L’homme – écrit Pascal – a deux vies : sa vraie vie et une vie imaginaire, qui vit dans l’opinion, la sienne ou celle des autres. Nous travaillons sans cesse à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Si nous possédons une vertu ou un mérite, nous nous empressons de le faire savoir, d’une manière ou d’une autre, pour enrichir notre être imaginaire de cette vertu ou de ce mérite, quitte même à nous en passer, pour lui ajouter quelque chose, jusqu’à accepter parfois d’être lâche pour sembler courageux et de donner même sa vie pourvu que les gens en parlent (10).
Cette tendance à donner plus d’importance à l’image qu’à la réalité – mise en lumière par Pascal –, est fortement accentuée par notre culture actuelle, dominée par les mass media (film, télévision et monde du spectacle en général). Descartes dit : Cogito ergo sum, je pense donc je suis ; mais aujourd’hui on tend plutôt à remplacer cela par « je parais, donc je suis ».
A l’origine, le terme hypocrisie était réservé à l’art du théâtre. Il signifiait simplement réciter, représenter sur scène. Saint Augustin le rappelle dans son commentaire sur la béatitude des cœurs purs. « Les hypocrites – écrit-il – sont des auteurs de fictions comme des présentateurs d’autres caractères dans les représentations théâtrales » (11).
L’origine du mot nous met sur la voie pour découvrir la nature de l’hypocrisie. Elle consiste à faire de sa vie un théâtre où l’on récite devant un public; à mettre un masque, à cesser d’être une personne pour devenir un personnage. J’ai lu quelque part cette caractérisation des deux choses : « Le personnage n’est autre que la corruption de la personne. La personne est un visage, le personnage un masque. La personne est nudité radicale, le personnage tout habillement. La personne aime ce qui est authentique et essentiel, le personnage vit de fiction et d’artifices. La personne obéit à ses propres convictions, le personnage obéit à un scénario. La personne interprète la vie comme une traversée du désert, le personnage ne connaît que l’espace d’une brève apparition sur scène. La personne est humble et légère, le personnage est lourd et encombrant ».
Mais la fiction théâtrale est une hypocrisie innocente car, malgré tout, elle fait toujours la distinction entre la scène et la vie. Ce n’est pas parce qu’Agamemnon est sur scène (l’exemple cité par Augustin) que les spectateurs pensent que la personne qui joue est vraiment Agamemnon. Or aujourd’hui on assiste à un fait nouveau et inquiétant qui consiste à vouloir annuler ce décalage, et transformer la vie même en spectacle. C’est ce que prétendent les « reality show » qui envahissent désormais les chaînes de télévision dans le monde entier.
Selon le philosophe français Jean Baudrillard, décédé il y a trois jours, il est désormais devenu difficile de distinguer les événements réels (11 septembre, guerre du Golfe) de leur représentation médiatique. On confond ce qui est réel et ce qui est virtuel.
Le rappel à l’intériorité qui caractérise notre béatitude et tout le sermon sur la montagne est une invitation à ne pas se laisser emporter par cette tendance qui cherche à vider la personne, la réduisant à une image, ou pire (selon un terme cher à Baudrillard) à un simulacre.
Kierkegaard montre que l’aliénation est le résultat d’une existence vécue dans la « pure extériorité », toujours et uniquement devant les hommes, et jamais devant Dieu et son propre moi. Un gardien de troupeau – relève-t-il – peut être un « moi » face à ses vaches, s’il vit toujours avec elles et qu’il n’a qu’elles pour se confronter. Un roi peut être un « moi » face à ses sujets et se sentir un « moi » important. Même chose pour l’enfant par rapport à ses parents, ou pour le citoyen face à l’Etat…Mais ce sera toujours un « moi » imparfait, car il manque la mesure. « Quelle réalité infinie mon ‘moi’ acquiert-il en revanche, quand il prend conscience d’exister devant Dieu, et qu’il devient un ‘moi’ humain dont Dieu constitue la mesure…Quel accent infini tombe sur le ‘moi’ au moment où il obtient Dieu comme mesure ! ».
On dirait un commentaire du dicton de saint François d’Assise : « Ce qu’est l’homme qui est devant Dieu, voilà ce qu’il est et rien de plus » (12).
4. L’hyprocrisie religieuse
Ce que l’on peut faire de pire, en parlant d’hypocrisie, c’est de s’en servir uniquement pour juger les autres, la société, la culture, le monde. C’est précisément ceux-là que Jésus qualifie d’hypocrites : « Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton oeil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’oeil de ton frère ! » (Mt 7, 5).
En tant que croyants, nous devons rappeler le dicton d’un rabbin juif de l’époque du Christ qui affirmait que 90% de l’hypocrisie du monde se trouvait alors à Jérusalem (13). Le martyr saint Ignace d’Antioche sentait déjà le besoin de réprimander ses frères dans la foi en écrivant : « Il vaut mieux être chrétiens sans le dire que le dire sans l’être » (14).
L’hypocrisie trompe surtout les personnes pieuses et religieuses et la raison en est simple : là où l’estime des valeurs de l’esprit, de la piété et de la vertu (ou de l’orthodoxie !) est particulièrement forte, la tentation de les exhiber pour ne pas en sembler privé, est également forte. C’est parfois notre propre fonction qui nous pousse à le faire. « Or, comme l’intérêt de la société humaine – écrit saint Augustin dans les Confessions – y fait un devoir de l’amour et de la crainte, l’ennemi de notre véritable félicité nous presse, et par tous les pièges qu’il sème sous nos pas, il nous crie : Courage, courage ! Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse surprendre ; il veut que nos joies se déplacent et quittent votre vérité pour se fixer au mensonge des hommes ; il veut que nous prenions plaisir à nous faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous » (15).
L’hypocrisie la plus pernicieuse serait de cacher… sa propre hypocrisie. Dans aucun schéma d’examen de conscience je ne me souviens avoir trouvé la question : « Ai-je été hypocrite ? Me suis-je préoccupé davantage du regard des hommes sur moi que de celui de Dieu ? » A un moment donné de ma vie, j’ai dû introduire moi-même ces questions dans mon examen de conscience et j’ai rarement pu passer indemne à la question suivante…
Un jour, le passage d’Evangile de la messe était la parabole des talents. En l’écoutant j’ai brusquement compris une chose. Entre la possibilité de faire fructifier les talents et celle de ne pas les faire fructifier il existe une troisième possibilité : celle de les faire fructifier mais pour soi-même, non pour le patron, pour sa propre gloire ou son propre avantage, et ceci est peut-être un péché plus grave que de les enterrer. Ce jour-là, au moment de la communion, j’ai dû faire comme le voleur surpris en flagrant délit qui, rempli de honte, vide ses poches et jette aux pieds du propriétaire tout ce qu’il lui a dérobé.
Jésus nous a laissé un moyen simple et exceptionnel pour rectifier nos intentions plusieurs fois par jour, les trois premières demandes du Notre Père : « Que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne. Que ta volonté soit faite ». Elles peuvent être récitées comme des prières mais également comme des déclarations d’intention : tout ce que je fais, je veux le faire afin que ton nom soit sanctifié, afin que ton règne vienne et que ta volonté soit faite.
Ce serait une contribution précieuse pour la société et pour la communauté chrétienne si la béatitude des cœurs purs nous aidait à garder vivante en nous la nostalgie d’un monde propre, vrai, sincère, sans hypocrisie, ni religieuse ni laïque ; un monde dans lequel les actions correspondent aux paroles, les paroles aux pensées et les pensées de l’homme à celles de Dieu. Ceci n’adviendra pleinement que dans la Jérusalem céleste, la ville toute faite de verre, mais nous devons au moins tendre vers cela.
Une auteure de fables a écrit une fable intitulée « Le pays de verre ». Elle parle d’une enfant qui arrive, comme par magie, dans un pays de verre : avec des maisons en verre, des oiseaux en verre, des arbres en verre, des personnes qui se meuvent comme de gracieuses statues de verre. Rien ne s’est jamais brisé car tous ont appris à s’y mouvoir avec délicatesse pour ne pas se faire de mal. Lorsqu’elles se rencontrent, les personnes répondent aux questions avant que celles-ci ne soient formulées car même les pensées sont devenues ouvertes et transparentes ; personne n’essaie plus de mentir, sachant que tous peuvent lire ce que l’autre pense (16).
On frissonne à l’idée de ce qui se passerait si cela arrivait maintenant parmi nous ; mais il est salutaire de tendre au moins vers un tel idéal. C’est le chemin qui porte à la béatitude que nous avons tenté de commenter : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu ».
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NOTES
(1) St Augustin, De sermone Domini in monte, II, 1,1 (CC 35, 92)
(2) Ib. II, 13, 45-46.
(3) cf. Jean-François de Reims, La vraie perfection de cette vie, 2e partie, Paris 1651, Instr. 4, p.160 s).
(4) Grégoire de Nysse, De beatitudinibus, 6 (PG 44, 1272).
(5) St Basile, Sullo Spirito Santo, IX,23; XXII,53 (PG 32, 109.168).
(6) Cf. Michel Dupuy, Pureté, purification, in DSpir. 12, coll, 2637-2645.
(7) St Bernard de Claivaux, Sententiae, III, 2 (S. Bernardi Opera, ed. J. Leclerq – H. M. Rochais).
(8) St Jean Chrysostome, Homiliae in Mattheum, 15,4.
(9) Giovanni Ruusboec, Lo splendore delle nozze spirituali, Roma, Città Nuova 1992, pp.72 s.
(10) Cf. B. Pascal, Pensées, 147 Br.
(11) St Augustin, De sermone Domini in monte, 2,5 (CC 35, p. 95).
(12) St François d’Assise, Ammonizioni, 19 (Fonti Francescane, n.169).
(13) Cf. Strack-Billerbeck, I, 718.
(14) St Ignace d’Antioche, Efesini 15,1 (“È meglio non dire ed essere che dire e non essere”) et Magnesiaci, 4 (“Bisogna non solo dirsi cristiani, ma esserlo”).
(15) Cf. St Augustin, Confessions, X, 36, 59.
(16) Lauretta, Il bosco dei lillà, Ancora, Milano, 2° ed. 1994, pp. 90 ss.
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