du Père Frédéric Manns : Une martyre juive de confession chrétienne – Edith Stein
5 novembre, 2009du site:
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Une martyre juive de confession chrétienne – Edith Stein
Frédéric Manns, ofm
Carmélite à 43 ans, martyre à 52 ans
La figure de la philosophe Edith Stein est connue. Née dans la ville allemande de Breslau (aujourd’hui Wroclaw en Pologne) en 1891, la jeune juive a abandonné la foi de ses parents orthodoxes dès l’âge de 14 ans, avant d’entreprendre une brillante carrière de philosophe. A l’âge de 29 ans, après la lecture des oeuvres de sainte Thérèse d’Avila, elle embrasse la foi catholique et devient carmélite en 1934, comme la grande sainte dont elle venait de découvrir la recherche absolue de Dieu. Hitler était à peine arrivé au pouvoir dans une Allemagne en pleine crise et effervescence. En août 1942 elle est arrêtée dans un couvent des Pays-Bas où ses supérieures l’avaient envoyée pour tenter de la sauver. C’est le 9 août qu’elle s’offrit en sacrifice dans une chambre à gaz du camp d’Auschwitz.
Réaction du monde juif
De nombreuses voix se sont élevées en Israël pour protester contre cette canonisation. Pourquoi canoniser une martyre juive? N’assistons-nous pas à une récupération chrétienne de la Shoah? En répétant que chacun a été victime de la Shoah n’enlève-t-on pas toute responsabilité à l’Église? Le centre Simon-Wiesenthal de Paris et diverses personnalités juives avaient demandé au pape de renoncer à la canonisation de cette juive victime de la Shoah. M. Minervi, ambassadeur d’Israël auprès du Saint-Siège a dénoncé les manoeuvres du Vatican qui tendent non seulement à récupérer la Shoah par les chrétiens, mais à présenter au monde des juifs qui ont accepté Jésus comme messie d’Israël, en d’autres termes à affirmer que le christianisme n’est que l’accomplissement du judaïsme (émission de la Radio du 16.10.1998).
Jean Paul II ne s’est pas laissé intimider. Edith Stein est à la fois une éminente fille d’Israël et une fille fidèle de l’Église. Dans son homélie pour la canonisation le Pontife poursuit: « Consciente de ce que comportait son origine juive, Edith Stein avait à ce propos des mots éloquents: « Sous la croix j’ai compris le sort du peuple de Dieu… Mais comme cela est un mystère, on ne pourra jamais le comprendre par la raison seule.
Dialogue difficile
Les difficultés et ambiguïtés du dialogue judéo-chrétien sont de plus en plus apparentes. Il fallait s’y attendre. Mais ce dialogue ne peut pas être à sens unique au péril de perdre sa nature.
Jean Paul II dans son allocution à la synagogue de Mayence en 1980 affirme: « Quiconque rencontre Jésus-Christ, rencontre le judaïsme » Et à la synagogue de Rome en 1986 il ajoutait: « L’Église du Christ découvre son lien avec le judaïsme en scrutant son propre mystère ». La religion juive ne nous est pas extrinsèque, mais elle est intrinsèque à notre religion. Reconnaître les racines juives de la religion chrétienne est aujourd’hui chose acquise. Jésus, Marie, Joseph, les apôtres et les évangélistes étaient des juifs pratiquants.
Mais cela n’autorise pas à penser que l’Église et le judaïsme sont deux voies parallèles de salut. En canonisant Edith Stein le pape réaffirme que la voie du salut est unique, qu’on soit juif ou non.
Deux univers distincts mais reliés
La permanence en vis-en-vis d’Israël et de l’Église est le signe de l’inachèvement du dessein de Dieu. Le peuple juif et le peuple chrétien sont ainsi en situation de contestation réciproque. Cette contestation est incontournable. Elle est difficile à penser et à vivre au quotidien. L’affaire du carmel d’Auschwitz a bien illustré les difficultés et les ambiguïtés de la rencontre.
Vatican II dans le document Nostra Aetate avait rappelé le lien qui unit spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham. Mais c’est à partir de son mystère que l’Église parle du peuple d’Abraham et de son lien avec lui. Son discours ne pourra pas coïncider avec ce que les juifs disent sur eux-mêmes. La confrontation demeure, mais elle n’exclut pas la relation.
Définir le peuple juif comme le font les documents de l’Église comme le peuple de l’Ancien Testament c’est passer souvent à côté de l’essentiel. L’Ancien Testament n’est rien sans la tradition orale. Bien plus, la Loi orale a sa propre manière de lire la Bible. La Bible lue par les chrétiens à la lumière du Christ mort et ressuscité et la Bible lue par les juifs à la lumière du midrash juif, ce sont deux univers différents. Il existe une lecture chrétienne de la Bible qui est différente de la lecture juive.
Judaïsme du Second Temple et judaïsme rabbinique
Le choc que peut produire cette découverte doit être intégré dans une perspective historique: après la Shoah les chrétiens ont éprouvé la nécessité de se rapprocher des juifs et de raviver ce qui les unit aux juifs. L’heure est venue d’aller plus loin et de reconnaître maintenant l’altérité. Sinon des confusions méthodologiques risquent de se produire.
Beaucoup de congrès bibliques cherchent à souligner les racines juives de la foi chrétienne. Mais ces racines juives concernent en fait le judaïsme de l’époque du Second Temple. La connaissance du judaïsme ne pourra pas contourner la loi orale et le midrash développé plus tard, souvent en opposition avec la foi chrétienne. Ne risque-t-on pas de mettre sur le même plan le monde juif textuel et le monde juif d’aujourd’hui? La confusion qui existe entre les racines juives du christianisme et le développement du judaïsme rabbinique n’aide pas à éclaircir la situation. Vouloir interpréter Jésus et son message à la lumière du judaïsme d’après 70, l’année de la destruction du Temple, est en fait une erreur de perspective.
Une confusion commune identifie le peuple juif au peuple de l’Ancien Testament. Une autre, non moins subtile, consiste à croire que celui qui rencontre Jésus rencontre le judaïsme au sens du judaïsme rabbinique qui a façonné le peuple juif depuis vingt siècles.
Dire que l’Ancien Testament est indispensable à la foi catholique, que le Nouveau Testament ne peut pas se comprendre sans l’Ancien, dire que la permanence du peuple d’Israël à travers l’histoire est le signe de l’inachèvement du dessein de Dieu, cela est vrai mais insuffisant: nos voisins juifs d’aujourd’hui ne sont pas ceux qui font ressortir à nos yeux la valeur permanente de l’Ancien Testament et l’inachèvement du dessein de Dieu. Ce sont des gens façonnés par la loi orale, le Talmud et le midrash qui comprennent l’inachèvement du dessein de Dieu de façon différente de nous.
Renouvellement de l’Alliance
Il est vrai d’affirmer que Jésus était juif et qu’il l’est resté. Mais il faut articuler cette affirmation avec le renouvellement de l’alliance de Dieu en Jésus. On ne peut nier la nouveauté apportée par Jésus qui a permis l’entrée des païens dans l’alliance. Ce n’est pas Paul qui est le fondateur du judaïsme comme le répètent les juifs. Jésus est plus qu’un rabbin charismatique. Il s’est désigné comme le Fils de l’Homme. La découverte de sa judéité ne peut pas faire oublier la christologie, en particulier la christologie judéo-chrétienne.
Jésus a observé la loi juive. L’écoute de la parole de Dieu et l’obéissance aux commandements caractérisent l’attitude du croyant. Mais un fait est certain: les chrétiens n’observent plus aujourd’hui les 613 commandements de la loi juive, tout en reconnaissant l’Ancien Testament comme parole de Dieu. La concentration sur le commandement de l’amour a une origine christologique. L’agir des chrétiens est structuré christologiquement. Le commandement de l’amour par lequel Jésus résume la loi juive prend chair en lui: il aima les siens jusqu’à la fin et jusqu’à la perfection de l’amour. Nous sommes loin de l’incessante interprétation de la loi qui caractérise le judaïsme.
Des deux côtés, transformation de l’héritage biblique
Il est clair que le christianisme est une transformation du judaïsme ancien. Ni le christianisme ni le judaïsme d’aujourd’hui ne peuvent se considérer comme l’unique détenteur de l’héritage biblique. Au niveau historique tous deux ont opéré des transformations de cet héritage. L’Église n’est pas fille de la Synagogue. Cette formule signifierait que seul le christianisme a transformé l’héritage commun. La métaphore fraternelle employée par le pape quand il appelle les juifs « nos frères aînés » rappelle que les juifs eux aussi ont opéré des transformations par rapport au judaïsme biblique.
Accepter que le christianisme et le judaïsme ont transformé le judaïsme ancien ne signifie pas qu’ils constituent deux voies parallèles de salut. Ce serait renoncer au coeur de la foi chrétienne. Par sa mort et sa résurrection le Christ a donné l’accès de tous auprès de Dieu. L’Église est le peuple de Dieu formé de toutes races, peuples et nations. Le don de l’Esprit permet à tous d’entrer dans l’alliance nouvelle. La foi chrétienne est fondée sur la personne de Jésus et non plus sur la loi juive, bien que Jésus fût juif.
Puisque le dialogue entre judaïsme et christianisme est un dialogue exigeant, il n’y a pas lieu de s’étonner des réactions viscérales de certains juifs devant les attitudes de l’Église. Ce que l’Église dit sur le judaïsme ne peut pas coïncider complètement avec la façon dont les juifs se définissent eux-mêmes. Lorsque cette unité de pensée et de coeur sera atteinte le dialogue aura fini son but. Edith Stein a encore une fonction de réconciliation à remplir. Les ponts entre juifs et chrétiens restent nécessaires aujourd’hui plus que jamais.