Aristote au Mont Saint Michel
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Aristote au Mont Saint Michel
Date de mise en ligne : 18 juillet 2008
Date de publication : juillet 2008
Malgré les travaux de nombreux médiévistes, nous assistons à une réécriture de l’histoire qui fait dire à certains que les « racines de l’Europe sont autant chrétiennes que musulmanes ». Ainsi s’impose l’idée d’une chrétienté qui devrait tout à l’Islam dans le domaine de la transmission du savoir grec, responsable de son essor culturel et scientifique et que le haut Moyen-âge aurait oublié. C’est cette thèse, cette théorie de la dette qui repose sur des raccourcis, des approximations et un parti prit idéologique, que Sylvain Gouguenheim entend réfuter en présentant une histoire dense et complexe qui n’obéit pas au schéma simpliste et lacunaire qui a cours de nos jours.
Aristote au Mont Saint Mchel
Sylvain Gougenheim – Editions du Seuil – 21€Aristote au Mont Saint Michel raconte l’histoire de la sauvegarde, de la transmission et de l’exploitation du savoir grec, depuis Byzance qui se tourna vers ses origines grecques, puis les chrétiens Syriaques et les moines d’Occident.
Les grands centres d’études grecques ne se situaient pas en terre d’Islam, mais à Byzance qui avait pris le relais de la culture antique. Les relations avec Constantinople se sont toujours maintenues par le biais d’échanges culturels directs, telle la circulation des manuscrits et des lettrés grecs et latins. Car en Occident les élites étaient à la recherche d’un tel savoir. Si le Moyen-âge s’est réapproprié la culture antique, il fut un temps où il l’avait presque perdue. Néanmoins des brides de savoir grec ont toujours subsisté et l’Occident chrétien a mené une quête pluri séculaire pour le retrouver, convaincu que c’était là que résidait la matrice de sa civilisation. Cette permanence d’un intérêt pour le savoir grec explique en partie les « Renaissances » culturelles successives de Charlemagne au XIIe siècle. On assista alors au développement de la culture livresque. Si l’Europe a une dette, c’est bien envers Constantinople, l’Empire Romain d’Orient.
Les Chrétiens syriaques n’ont pas tous choisi l’exil et sont restés chez eux, pour résister à l’islamisation en s’accommodant du pouvoir musulman. Le savoir et la science des Grecs ont été conservés et transmis grâce à ces communautés et au rayonnement de leurs innombrables monastères. Au alentour de l’an Mil, la moitié de la population du Moyen Orient était chrétienne. Le syriaque est une langue issue d’une branche de l’araméen, parlée par l’ensemble de ces populations chrétiennes, qui pratiquaient également le grec. Les syriaques avaient traduit dans leur langue Aristote, Galien, Hippocrate, Ptolémée pour comprendre les Grecs et lutter contre les hérésies. Ils les ont traduits à leur tour du syriaque à l’arabe. Ils ont même du créer un vocabulaire arabe pour les termes médicaux, techniques et scientifiques qui n’existaient pas dans cette langue réputée « parfaite ». Les conquérants étaient des guerriers, des marchands, pas des ingénieurs ou des savants, d’où une absence totale de termes scientifiques en arabe. L’Orient musulman doit tout à l’Orient chrétien.
Toujours dans le domaine des traductions, si l’Occident eut recourt au travail des chrétiens syriaques, il entreprit à son tour ses propres traduction du grec au latin. 50 ans avant les traductions d’Espagne (traductions d’après des versions arabes), oeuvra à l’abbaye du Mont Saint Michel un personnage hors du commun, Jacques de Venise. Ce clerc Italien qui vécut à Constantinople, traduisit du grec en latin les œuvres philosophiques et scientifiques d’Aristote avant 1127 et poursuivi son œuvre jusqu’à sa mort vers 1150. Ses traductions connurent un succès stupéfiant, ainsi que celles d’autres traducteurs, demeurés anonymes, qui ont également toutes précédé les traductions venues d’Espagne.
Il ne fait pas de doute que ces traducteurs ont œuvré sur demandes des abbés et des théologiens du nord de la France et d’Angleterre, ce qui leur permit de disposer de l’intégralité des manuscrits d’Aristote et de les faire fructifier. Car ces textes aussitôt traduits, étaient commentés, et cela dans la première moitié du XIIe siècle, au Mont Saint Michel.
Comment cet héritage a-t-il été exploité ? La Grèce avait inventé la politique et l’Europe s’en est inspirée, même s’il faut nuancer « le miracle grec ». Face aux pouvoirs d’une papauté en plein essor, les rois et leurs juristes se sont tournés vers la pensée politique antique, tel Philippe le Bel qui imposa l’antériorité et l’extériorité du pouvoir laïc face à celui de l’Eglise. En Orient musulman, qui disposait des textes d’Aristote depuis 400 ans, personne n’eut une telle audace, nul n’a élaboré de vision laïque du pouvoir. Aristote n’a pas fait évoluer la pensée politique des Abbassides ou des Seldjoukides. Le système juridique gréco-romain n’a jamais eu cours en terre d’Islam, car le droit doit « demeurer dans l’orbite tracée par le Coran » (p 162). En Occident, la naissance de « l’Etat moderne » est l’héritage politique et juridique des mondes gréco-romain et germanique.
Les auteurs musulmans placent la perfection à l’origine, donc ne peuvent ne serait-ce qu’envisager l’idée de progrès. La culture grecque a peu pénétré le monde islamique, car les Arabes musulmans n’ont jamais su le grec, ils n’ont eu accès qu’à des textes traduits et la langue est le premier véhicule de la pensée. La culture grecque a été sélectionnée en Occident, mais il en est resté l’esprit. L’Islam a pris ce qui l’intéressait, mais a rejeté l’esprit. Seule la logique avec quelques restrictions a été admise ; la littérature, la tragédie, la philosophie ont été repoussées. L’héritage grec fut trié selon les exigences du coran. Les deux civilisations, grecque et l’Islam, ne se sont pas mélangées.
Dans le monde chrétien, la philosophie a investi la théologie l’amenant à se modifier. En Islam, le logos grec fut écarté de la réflexion théologique, politique et juridique. Seuls quelques ouvrages mathématiques ou d’optique ont trouvé grâce. Aristote a eu une bien faible influence, alors que ses conceptions du monde, de la science, de la politique ont bouleversé l’Occident. A partir de la foi en un dieu unique, le christianisme et l’Islam ont développé des systèmes de pensée et des pratiques sociales totalement éloignés l’une de l’autre. Les échanges culturels ont été minimes et la civilisation européenne n’a rien emprunté à l’islam en tant que religion.
L’intermédiaire arabe, sans être inexistant, n’a pas eu l’impact qu’on lui attribue. Ce livre s’arrête au XIIe siècle, à l’époque de Saint Louis où l’on peut dater les débuts de la science moderne qui sont au crédit des seuls Européens. Si l’Occident a progressé avec la Physique et les Métaphysique d’Aristote, il s’est surtout développé en exerçant son esprit critique sur ces œuvres. Sans doute à cause de sa longue habitude de l’exercice de la critique, il se libère de la pensée d’Aristote au XVIe siècle.
Avertissement
Vous n’êtes pas sans ignorer qu’il existe aujourd’hui une polémique à propos de cet ouvrage. En effet, Sylvain Gougenheim a osé démontrer que la transmission du savoir grec est passée en Occident en négligeant la case Islam. Proposer une thèse qui ne correspond pas à l’historiquement correct imposé par le législateur, fait que cet historien est victime d’une « fatwa » non pas de n’importe quelle mosquée, mais de ses « distingués » collègues de l’Ecole Normale Supérieure. Dans une pétition, publiée dans Télérama, ses recherches sont dénoncées comme non scientifiques, mais « il serait fastidieux de relever les erreurs » et il est reproché à l’auteur de faire une trop belle part à ce que notre culture doit aux chrétiens. Vous n’êtes pas sans savoir que le mot « chrétien » est devenu un gros mot pour ceux qui cultive ce curieux penchant qui consiste à se dénigrer soi-même. L’ignorance de la tradition culturelle européenne est à ce point patente chez certains professeurs qui croient que ce qu’ils méconnaissent n’existe pas. Rappelons-leur que la rigidité idéologique n’a jamais été favorable à la recherche et qu’ils devraient plutôt s’interroger sur leur responsabilité dans le classement désastreux des universités françaises à l’échelle mondiale.
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