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Petite théologie de la Liturgie des heures
Écrit par Abbé Thomas Diradourian
17-12-2008
Causerie donnée à la paroisse Sainte-Marguerite du Vésinet
le dimanche 30 novembre 2008
Chers Amis,
Osons une comparaison. De même qu’on attribue volontiers la crise de la société contemporaine à la perte de valeurs fondamentales, et la perte de ces valeurs à l’incurie du système éducatif, de même pourrait-on attribuer la crise que traversent les Églises occidentales à la perte de l’esprit de prière, et imputer cette perte à la déficience grave de l’enseignement de la prière.
C’est alors que la liturgie des Heures, qui nous rassemble ce soir, peut nous apparaître comme un remède inattendu, si l’on veut bien regarder cette liturgie, ainsi que le déclare le liturgiste américain Robert Taft, comme « l’école de prière de l’Église »…
Introduction : La liturgie des Heures, « école de prière de l’Église »
La prière des Heures peut offrir, en effet, à celui qui la pratique fidèlement, non seulement une initiation mais encore une formation permanente à la prière.
Le chanoine Martimort relève ainsi trois raisons très actuelles pour lesquelles la prière des Heures peut être dite une « école de prière » pour l’Église :
Le souci de spontanéité et de sincérité qui caractérise les générations de notre temps semble faire renaître parfois la tendance à opposer la prière personnelle, où le chrétien s’exprime tel qu’il est dans son horizon familier, et la liturgie des Heures, qui lui est proposée toute faite, avec sa trame biblique et sa structure héritée de tant de siècles de la vie de l’Église.
C’est alors qu’il prend conscience concrètement de la vraie nature de la liturgie, parce qu’elle lui demande d’entreprendre un triple dépassement.
a) La liturgie des Heures l’oblige à dépasser son goût personnel pour adopter la prière de l’Église ; même s’il la célèbre seul, c’est bien la voix de l’Église, de la catholica. (…)
b) (…) La liturgie des Heures est une prière qui médite sans cesse l’économie du salut. Cette dimension historique ne permet pas de limiter la perspective au moment présent.
c) Certes l’histoire du salut est pleine des combats du Peuple de Dieu, de ses souffrances, de ses cris d’appel au secours ; et la prière ne cesse de demander la lumière, la force, la vision de Dieu sur la terre des vivants ; mais la liturgie des Heures est primordialement prière d’action de grâce, émerveillement gratuit devant les grandeurs de Dieu, son œuvre de création, sa miséricorde et ses prévenances.
Je voudrais approfondir quelque peu ces trois points qui font de la prière des Heures, pour autant qu’on s’y adonne fidèlement, la véritable école de prière de l’Église :
1. La liturgie des Heures est par essence « prière de l’Église », prière catholique, c’est-à-dire de tout le Corps mystique du Christ. Elle nous libère de l’individualisme, ou du solipsisme spirituel, qui est le poison de la vie spirituelle.
2. La liturgie des Heures inscrit notre prière dans une histoire sainte qui nous dépasse, dans un temps sacré (« kairos ») qui transcende le temps humain, chronologique (« chronos ») où nos soucis quotidiens risquent bien souvent de nous confiner.
3. La liturgie des Heures, en lien avec la Messe, nous forme à l’action de grâce (« eucharistia ») et à la libre offrande de nous-même, qui sont la vraie réponse gratuite que Dieu attend de nous dans la prière.
1. La liturgie des Heures, « prière de l’Église »
On désigne volontiers la liturgie des Heures par l’expression de « prière de l’Église ». Cette expression revêt deux significations immédiates, qui sont assez bien connues :
Tout d’abord, la prière de l’Église est évidemment la prière qui est donnée toute réglée par l’Église : c’est la prière « telle que l’Église l’entend pour nous ».
Ensuite, la « prière de l’Église » est la prière officielle de ceux qui sont mandatés par l’Église pour acquitter sa prière de louange, parce qu’ils représentent visiblement l’Église priante : les clercs et les religieux.
Cependant, le Concile Vatican II nous invite à aller plus en profondeur. Voici comment la Constitution liturgique Sacrosanctum Concilium, au numéro 84, nous parle de la louange des Heures :
Lorsque cet admirable cantique de louange est accompli selon la règle par les prêtres ou par d’autres, députés à cela par institution de l’Église, ou par les fidèles priant avec le prêtre selon la forme approuvée, alors c’est vraiment la voix de l’Épouse elle-même qui s’adresse à son Époux ; et mieux encore, c’est la prière du Christ que celui-ci, avec son Corps, présente au Père.
Ici, deux figures mystiques sont requises : l’Épouse et le Corps du Christ. Ces deux évocations méritent que l’on s’y arrête un instant.
1.1. Prière au Christ ou prière du Christ ?
Le Concile emploie en premier lieu l’image du cantique chanté par l’Épouse à son Époux pour lui préférer ensuite, semble-t-il, celle de la prière adressée par le Christ total à son Père. Ces deux manières de nous situer dans la prière sont enrichissantes.
En évoquant le dialogue entre l’Épouse et l’Époux, la prière au Christ, SC 84 fait sienne la manière de prier de la primitive Église. Celle-ci avait conscience que les psaumes qu’elle chantait s’adressaient au Christ, comme l’affirmera encore saint Augustin : « Oratur a nobis ut Deus noster »
Néanmoins, l’image du Corps du Christ semble finalement prévaloir. La prière des Heures apparaît ici comme la prière du Christ total à son Père. Cela semble en cohérence avec l’idée majeure de la Constitution conciliaire sur la liturgie, à savoir la centralité liturgique du culte sacerdotal du Christ.
La Constitution rappelle ainsi que le Christ demeure l’Acteur principal qui poursuit par l’Église son œuvre de salut, en particulier dans la grande prière de l’Office. Cette insistance christocentrique implique, notons-le bien, une conscience vive de la présence du Christ dans le mystère liturgique, en l’occurrence lorsque l’Église chante les psaumes.
1.2. La prière de toute l’Église
Pourtant, à la suite du Concile qu’elle approfondit sur ce point d’une manière notable, la Liturgia Horarum va reprendre et déployer le sens spirituel de la prière de l’Épouse, renouant avec la manière antique de concevoir la prière liturgique : la prière de l’Épouse à l’Époux.
Son Introduction générale situe en effet l’origine de la liturgie des Heures non plus d’abord dans l’office sacerdotal du Christ, mais dans la pratique historique de la prière de la primitive Église, telle que la rapportent les Actes des Apôtres.
Si la liturgie de Heures est dite « prière de l’Église », c’est en premier lieu parce qu’elle concerne tous les membres de l’Église, qu’elle est la prière accomplie par tous les membres de l’Église orante. La vraie nature de l’Église se révèle ainsi dans l’assemblée en prière, dans l’Ecclesia orans.
La même introduction affirme alors que toute l’Église, en vertu du sacerdoce baptismal de chacun de ses membres, est responsable de la liturgie des Heures, avec une insistance propre à dérouter les chrétiens enracinés dans l’idée que cette prière est l’apanage des clercs et des religieux :
La louange de l’Église, ni par son origine, ni par sa nature propre, ne doit être réservée aux moines et aux clercs : elle appartient à toute la communauté chrétienne.
Paul VI expliquait ainsi que :
[La liturgie des Heures] manifeste la vraie nature de l’Église priante (Ecclesiæ orantis) et en est le signe merveilleux, spécialement lorsqu’une communauté se réunit à cet effet. (…) La prière chrétienne est avant tout la prière de toute la communauté que le Christ rassemble. Chacun participe à cette prière, qui est la prière propre d’un corps unique.
Autrement dit, toute l’Église est, par essence, Ecclesia orans, communauté en prière.
De cela, il découle une exigence concrète : la prière de l’Église doit être, autant que faire se peut, une célébration commune. C’est pourquoi la liturgie des Heures restaurée par Vatican II invite à donner toute sa place à l’expression communautaire, paroissiale, cathédrale, de cette prière :
La liturgie des Heures (…) concerne tout le corps de l’Église, elle le manifeste et elle l’affecte tout entier. Sa célébration ecclésiale apparaît avec le maximum de clarté – et c’est donc ce qu’on recommande avec la plus grande insistance – quand elle est accomplie par une Église particulière.
En résumé, la liturgie des Heures est donnée à tous les chrétiens, à tous ceux qui veulent apprendre l’art chrétien de la prière, comme le « laboratoire » premier et fondamental de la « prière de l’Église » ou, mieux, de l’Église en prière.
Ayant dépassé une conception individualiste de la prière, nous pouvons envisager un deuxième dépassement auquel nous porte aussi la prière des Heures : la dilatation de notre temps humain aux dimensions sacrées du temps de Dieu.
2. La liturgie des Heures et la sanctification du temps
C’est une règle absolue de la prière chrétienne – héritée de la tradition juive – que le fidèle doit « prier Dieu sans cesse », et que ce commandement que fait le Seigneur, et saint Paul à sa suite, de prier toujours, s’exprime de manière concrète par la sanctification des grandes heures de la journée, en particulier le matin et le soir. Déjà dans les Actes des Apôtres, nous voyons les premiers chrétiens monter au Temple aux Heures définies de la prière.
En priant les heures, nous sommes ainsi invités à « sanctifier le temps ». Revenons sur cette expression décisive pour l’art de la prière, dont la liturgie des Heures se veut être l’école.
2.1. Du temps consacré et offert à Dieu
« Sanctifier le temps » : cette expression, nous devons la comprendre déjà en son sens littéral. Quand nous prions à telle ou telle heure de la journée, nous faisons de ce temps une Heure sainte, puisque nous la mettons en présence de Dieu. Nous faisons de cet instant de notre temps humain un instant d’éternité, au contact de Dieu.
Souvent, il nous en coûte de cesser notre activité pour dire le bréviaire, ou nous mettre à prier : nous avons l’impression que ce temps de prière ou de lecture est pris sur le temps de notre activité légitime de prêtre ou de fidèle laïc, sur le temps imparti à notre devoir d’état, premier lieu de notre sanctification.
« Sanctifier le temps » prend alors un sens plus profond, plus spirituel : celui d’un vrai sacrifice. Étymologiquement, « sanctifier » signifie « mettre à part pour Dieu », « consacrer à Dieu quelque chose en la soustrayant à son usage ordinaire ».
Il en va ainsi du temps que nous sanctifions : nous mettons à part – et c’est la nature même d’un sacrifice – un peu de notre temps d’activité nécessaire, nous le soustrayons à son emploi ordinaire, pour le consacrer à Dieu. Et, comme dans tout sacrifice, plus ce temps-là nous est précieux, plus ce temps-là est rare, plus le sacrifice que nous en faisons acquiert de la valeur.
Sanctifier le temps, c’est donc nous voler à nous-mêmes, chaque jour, pour l’offrir à Dieu, un peu de temps, sacrifier volontairement quelques instants de notre précieux temps, pour le rendre à Dieu qui en est l’Auteur. C’est pourquoi, il est nécessaire que la récitation de notre « liturgie des Heures » nous coûte chaque jour le prix d’un petit sacrifice de temps, un sacrifice joyeux dont le fruit sera une grâce d’abandon confiant au rythme de la Providence.
Nous pouvons en trouver une application concrète chaque semaine, dans notre manière de comprendre et d’exercer la sanctification du Jour du Seigneur. Allons-nous faire, en famille, le sacrifice d’un peu de notre temps si précieux, pour l’offrir gratuitement au Seigneur en venant à l’Église pour chanter sa louange du soir, aux vêpres ?
2.2. Du temps des hommes au temps de Dieu
Cependant, la prière des Heures va beaucoup plus loin. En effet, parce qu’elle est une forme du mystère liturgique, elle a la capacité de transformer notre temps. Expliquons-nous.
Que se passe-t-il lorsque nous « sanctifions le temps » par la liturgie des Heures ? Il se passe que notre temps, notre histoire concrète, changent de nature.
Car il existe deux sortes de temps : un temps « chronologique » ou « cosmique » (en grec : « chronos »), qui est la succession naturelle des heures, des jours et des événements, et d’autre part un temps « théologique », un temps assumé par Dieu, un temps possédé par la présence de Celui qu’une Préface appelle le « Maître du temps et de l’Histoire » (en gr. « kairos »).
Or la liturgie des Heures a pour effet de convertir le temps-chronos en temps-kairos, d’insérer le temps naturel et profane de l’activité humaine dans le temps surnaturel et sacré de l’Histoire du salut, et en particulier de rapporter chaque moment de notre vie à l’événement unique, central et totalisant de l’Histoire du monde qu’est le Mystère Pascal de la Mort et de la Résurrection du Christ.
C’est de cette manière que la liturgie des Heures nous fait « transporter en Dieu » les moments que nous lui consacrons pour acquitter cette prière, et surtout qu’elle nous fait transporter en Dieu le monde où nous vivons, avec ses souffrances et ses aspirations, comme aussi le monde intérieur de notre âme, avec ses joies, ses peines et ses pesanteurs.
3. L’Office divin comme prière « eucharistique »
Enfin, la liturgie des Heures nous invite à un troisième dépassement : elle nous oblige à entrer dans la prière gratuite de louange et d’action de grâces.
La prière des Heures exprime la prière de l’Église parvenue à maturité. Elle outrepasse les demandes singulières et temporaires que l’homme peut adresser à Dieu, pour le faire entrer dans l’action de grâces et l’offrande de soi, qui constituent le cœur de la vie chrétienne : la grande Eucharistie qui consiste dans l’offrande de soi du Christ à son Père.
3.1. Les Heures, « complément nécessaire » de l’Eucharistie
Plusieurs auteurs ont montré comment la liturgie des Heures développait le thème majeur de la prière eucharistique qu’est le « sacrifice d’action de grâces ». Ainsi, certaines expressions, telles « sacrificium laudis », « hostia laudis » ou « gratiarum actio » sont appliquées par la liturgie tant au sacrifice eucharistique qu’à la liturgie des Heures.
La place centrale de l’autel, vers lequel on se tourne et que l’on encense aux Offices majeurs, révèle aussi ce lien très étroit entre l’Eucharistie de la Messe et l’Eucharistie des Heures.
À travers ces similitudes, il apparaît que la prière des Heures prolonge l’Eucharistie qui est le mouvement d’action de grâces envers Dieu pour son œuvre de création et de salut.
Ce lien organique entre la célébration eucharistique et l’Office divin a été décrit de diverses manières complémentaires. La Constitution Laudis Canticum exprime ainsi le rôle de « necessarium complementum » de la liturgie des Heures en regard de l’Eucharistie.
En effet, cette dernière contient en elle-même la plénitude du culte divin à laquelle il n’est rien à ajouter, mais que la prière des Heures est chargée d’étendre à chaque heure de la vie des hommes.
C’est le sens de l’image classique du soleil et des astres, qui peut s’entendre de deux manières : à l’instar des étoiles qui éclairent le ciel d’une lumière identique à celle du soleil, les Heures constellent la journée chrétienne de l’unique lumière de grâce qui resplendit dans l’Eucharistie.
Telles des planètes qui réfléchissent la lumière du soleil, les Heures de l’Office sont aussi comme autant de points de réflexion, au long de la journée, de la lumière qu’elles reçoivent du mystère central de l’Eucharistie.
C’est l’une des thèses principales de la belle étude de théologie de la liturgie des Heures du P. de Reynal que de montrer comment « la liturgie des Heures répercute au long de la journée l’écho de la grande prière eucharistique, en en reprenant les grandes orientations et en les amplifiant dans le climat de louange et d’intercession qui lui est propre » (p. 155).
3.2. La « forme eucharistique » de la vie et de la prière chrétiennes
Ce qu’il faut comprendre, au fond, c’est que la prière de l’Office est une forme de prière eucharistique, en tant qu’elle nous permet, heure après heure, unis au mystère du Christ, de consacrer et d’offrir notre être à Dieu :
Comme orants, nous poursuivons avec d’autres mots à chaque moment de la prière des Heures, cette offrande de nous-même que nous accomplissons avec le Christ en chaque Eucharistie.
Cette offrande de soi au long de la journée fournit leur couleur particulière aux prières d’intercession des Laudes, qui sont moins une prière universelle qu’un acte d’offrande de la journée.
On peut dire ainsi que l’Office divin est la prière qui nous permet de vivre vraiment cette « forme eucharistique de la vie chrétienne » dont parle le pape Benoît XVI dans l’Exhortation Sacramentum Caritatis.
Le Pape cite le passage de l’épître aux Romains (12, 1) qui définit le vrai sacrifice spirituel : « Je vous exhorte, mes frères, par la miséricorde de Dieu, à Lui offrir vos corps en sacrifice saint : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. »
Et il commente en disant qu’ici « apparaît l’image du culte nouveau comme offrande totale de la personne en communion avec toute l’Église (…). Le culte agréable à Dieu devient ainsi une nouvelle façon de vivre toutes les circonstances de l’existence où [chaque activité particulière] est exaltée en tant qu’elle est vécue en relation avec le Christ et offerte à Dieu. »
Ce pourrait être, pour finir, une belle définition intérieure de l’Office divin, mais surtout une puissante invitation à renouer avec lui et à le célébrer ensemble chaque jour, chaque dimanche : la liturgie des Heures permet à chacun la célébration continue et persévérante du culte intérieur qui plaît à Dieu, du vrai sacrifice de louange par lequel notre vie est exaltée, considérée comme une bénédiction divine et un objet d’action de grâce.
Thomas Diradourian, prêtre