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Le Saint-Esprit dans la Vie Chrétienne
Chapitre VI
La Béatitude de la Douceur
« Bienheureux les doux,
parce qu’ils possèderont la terre. » (Matth., V, 4)
L’activité du don de Piété se traduit par l’inspiration de la douceur. Nous allons voir comment se fait le raccord entre le don de Piété et la béatitude de la douceur. C’est dans les relations avec les hommes que la douceur trouve son emploi. On peut être doux et on doit l’être, d’abord intérieurement, mais cette vertu s’épanche ensuite sur autrui.
I. – Justice, piété et douceur
Par quoi sont réglées les relations avec le prochain ? D’abord par la vertu de justice qui s’établit entre le doit et l’avoir, qui fait l’égalisation entre les dettes et les droits, et met ainsi la paix. Quand nous avons reçu ce qui nous était dû, nous sommes en paix avec l’homme qui nous devait. L’homme, né sociable, a besoin de la justice, qui lui permet d’entretenir des relations, entre commerçants par exemple, par des échanges mutuels. Cette vertu est extrêmement utile pour que les rapports soient bons, et on constate qu’ils peuvent être excellents entre gens qui vivent dans sa pratique. Néanmoins, cette justice a quelque chose, non pas d’injuste, mais de raide en ce qu’elle ne tient pas compte des personnes; elle regarde uniquement ce qui est dû de part et d’autre, elle fait l’égalisation entre les choses. Aussi ceux qui sont payés n’en ont aucune reconnaissance, il s’agit d’une chose convenue.
Dans ces conditions les relations sociales ne vont pas très loin, et nous voyons les classes divisées, encore que chacune reçoive son dû, parce que derrière les relations de justice, il n’y a pas de relations personnelles. Si, anciennement, on trouvait de vieux serviteurs attachés aux famille, c’est qu’il y avait plus de charité, et par conséquent plus d’attention aux personnes.
Le don de Piété va donner d’en haut un secours pour venir en aide à la pauvre justice qui, au point de vue de la paix, est si limitée, si impuissante. La Piété nous fait voir, sentir en Dieu, le Père. Mais il n’est pas difficile de s’apercevoir que ce Père est un Père commun; non pas notre Père à nous individuellement, mais notre Père à tous. Notre-Seigneur a voulu que, lorsque nous prions, nous ne disions pas : mon Père, comme il disait, lui, Fils unique, mais : notre Père, tous ensemble; le Pater est une prière essentiellement collective, Celui donc qui a le sens de cette paternité regarde l’humanité comme une grande famille dont les membres sont liés entre eux par le lien le plus étroit, celui du premier degré : enfants d’un même Père, ils sont, non pas cousins, mais frères. C’est exact, et c’est pourquoi l’Église se sert de ce mot : le prochain, car on ne peut pas être plus proche.
Or, il est clair que nos relations s’attendriront, si nous voyons un frère en ceux qui ont affaire à nous, que nous rencontrons autour de nous. Une douceur, une familiarité se répandra dans toutes les relations humaines : comme la douceur règne au fond, malgré toutes les petites algarades fraternelles, entre les frères d’une même famille, unis sous l’autorité du père et de la mère. Le rayonnement naturel de la piété que nous avons envers le Père s’étend aux enfants. L’humanité est ainsi animée par la douceur des uns vis-à-vis des autres. Et c’est par là que s’annonce la solution de la question sociale. Quand on aura compris, saisi à fond, expérimenté, goûté la paternité divine et la filiation commune dans le Père, les conflits violents disparaîtront entre les nations comme entre les diverses classes de la société.
Ne voyons-nous pas dans les premiers chrétiens cet esprit de fraternité : ils ne faisaient qu’un cœur et qu’une âme; les païens étonnés disaient : « Voyez comme ils s’aiment. » Et Dieu a conservé dans les instituts religieux comme un foyer où demeure ce culte, qui n’existe plus dans le monde; ils représentent au fond ce qu’était la communauté primitive.
C’est dans le sentiment vif de la paternité céleste que nous trouvons l’amour de la fraternité. Un batelier corse, ayant vu chasser de la côte de pauvres bateliers étrangers, exprimait ainsi son indignation : « Est-ce bien d’affamer des hommes qui ont besoin de manger ? Est-ce que ce ne sont pas des corps de Dieu comme nous ? » Cet homme, sans s’en douter, traduisait le mot de saint Paul : « Les nations diverses ne forment qu’un seul corps en Dieu. (Eph., III, 6) » Comme nous disons : confrères, saint Paul dit : « concorporales », des corps différents dans un seul corps.
L’humanité forme une famille sur laquelle se repose le regard du Père céleste. L’amour du Père s’étend sur tous les hommes. « Il fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants. (Matth., V, 45) » Au point de vue surnaturel, il a dessein de les sauver tous — quoique néanmoins il y en ait qui lui échappent. Il leur en donne le moyen, il veut en faire ses enfants préférés, participant à sa nature, communiant à sa propre vie. Toute l’humanité est une seule famille, comme une seule pâte humaine. Entre tous les membres doit régner la douceur. Ce sera d’abord dans les cœurs, les mœurs de chacun — la colère, l’indignation, les sentiments violents — étant contenues. Puis dans les procédés, par les marques de bonté les uns pour les autres.
Ainsi la Piété nous donne le sens de la Paternité divine, et au bout de l’inspiration de la piété se trouve la douceur. Le raccord est lucide.
II. – la douceur, acte du don de piété en Notre-Seigneur
Cet esprit de douceur, nous le trouvons en sa plénitude en Notre-Seigneur. Personne en piété n’a atteint un tel degré; personne n’a été plus fils; mais voyons comme sa piété, son sentiment profond de la paternité divine, se tourne en douceur infinie : « Apprenez de moi que je suis doux », dit-il (Matth., XI, 29). S’il a un commandement qui lui est propre, son commandement, c’est la charité : « Aimez-vous les uns les autres. » Sa leçon personnelle, son exemple, c’est la douceur : Apprenez de mon exemple, de ma personne, de moi, de ce que je dis, de ce que je fais. Il suffit de le regarder pour avoir cette impression de douceur : c’est sa leçon, bien personnelle. Sans doute Notre-Seigneur a été juste, le zèle de son Père le dévorait, et quand, dans le temple, il a pris un fouet, il faisait œuvre de justice. Mais en dehors de ces relations avec ces âmes méchantes qu’étaient les Pharisiens et les Scribes, avec le reste des hommes nous le voyons d’une douceur infinie. S’il a pu dire : « Qui m’accusera de péché ? (Jean, VIII, 46) », il peut dire de même : « Apprenez de moi que je suis doux », en face de ceux qui le connaissaient le mieux; ils ne pourront rien lui reprocher. Dès son entrée dans la vie publique, à sa première manifestation dans la synagogue de Nazareth, il dit ces paroles : « L’Esprit de Dieu est sur moi »… à cause de cela « il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur blessé, rendre la vue aux aveugles, racheter les captifs (Luc, IV, 18) ». C’est parce que l’Esprit de Dieu est sur lui, qu’il a cette douceur. Saint Matthieu constatant cette douceur lui applique ces paroles d’Isaïe : « Voici mon fils… on n’entendra pas sa voix… Il ne criera pas… Il n’éteindra pas la mèche qui fume encore… Il n’achèvera pas le roseau brisé. (Isaïe, XLIII, 1-4 ; Matth., XII, 17-21) ».
Saint Paul a ressenti cette même douceur du Christ vis-à-vis de lui, alors qu’il était encore impie, et il pense qu’il a été traité ainsi pour qu’il soit un modèle de ce que sera la patience de Dieu dans la formation des élus à venir. Sa suprême imprécation était : « Je vous en supplie, par la mansuétude du Christ. » Le Christ donne une impression de douceur. Il est une apparition de douceur. Non seulement sa vie est en harmonie avec ce qu’il était lui-même, mais il veut former des doux. « Je vous, envoie, dit-il, comme des agneaux au milieu des loups. (Luc, X, 3) » Lui-même avait été ainsi salué par Jean-Baptiste : « Voici l’Agneau de. Dieu. (Jean, I, 29, 36) » Il envoie ses apôtres sans armes, sans apparat, pour conquérir le monde par la douceur. Et en effet, s’ils sont forts dans l’affirmation de la vérité, quand il s’agit de leur personne, les disciples se laissent, comme saint Etienne, conduire à la mort « avec douceur ». « Seigneur, s’écria-t-il, ne leur imputez pas ce péché. (Act., VII, 59) » On croit entendre l’écho de la Croix : « Mon Père, pardonnez-leur. » C’est pourquoi Notre-Seigneur ne peut sentir l’indignation chez ses Apôtres. Jean et Jacques veulent appeler le feu du ciel sur les villes coupables de ne pas les avoir reçus. Il les raille et les nomme désormais « fils du tonnerre (Luc, IX, 54 ; Marc, III, 17) ».
Dans l’Évangile, nous trouvons donc la marque de la douceur partout. Cela se comprend. Notre-Seigneur, dans sa divinité même, dans son âme humaine, voyait le Père face à face. Il avait d’ailleurs en lui l’inspiration du Saint-Esprit qui donnait à son âme humaine le sentiment de la paternité. C’est donc avec une intention extrêmement douce que envoyé par le Père, il accomplissait cette mission de réconciliation des enfants avec leur Père. Il voyait en nous des frères, des enfants du Père, et c’est avec ce sentiment très doux qu’il se consacrait à les sauver.
III. – La pratique de la douceur
La douceur de Notre-Seigneur est un modèle que nous devons imiter. Bien souvent cependant nous trouvons dans les personnes pieuses une méconnaissance véritable de cette douceur évangélique. Dans les âmes dévotes, nous rencontrons une sévérité, une amertume, un zèle peut-être, mais amer, une indignation… Tout le contraire de l’esprit de douceur. Et ces personnes sont « pieuses », elles ne manqueraient pas une seule dévotion; Mais leur piété se change en venin; ce n’est pas une vraie piété. La vraie piété doit s’attendrir dans la vue de la paternité de Dieu, puis reverser sur les autres quelque chose de son attendrissement. Si elle n’est pas douce, c’est qu’elle ne va pas jusqu’au cœur, de la religion.
La religion n’est pas un ensemble de pratiques; elle ne s’arrête pas aux objets: elle est dominée par la pensée du Père qui est au ciel. La vraie piété se traduit par quelque chose de doux, de compatissant, de bon pour les autres; elle exige au dedans des sentiments, des pensées, un ensemble de vie intérieure doux, dans une possession de soi-même qui réprime l’indignation, l’impatience, la colère.
Si nous sommes fidèles à l’esprit de Piété qui nous pousse à la douceur, nous réformerons notre intérieur en nous possédant pour réprimer les poussées de la nature : « La mansuétude fait les personnes qui sont maîtresses d’elles-mêmes », dit saint Thomas (II II, q. CLVII, a. 4).
Il ne faut pas suivre les instincts, les pensées qui traversent l’imagination, qui nous représentent le prochain sous son aspect ingrat. Nous devons savoir réprimer un premier mouvement d’antipathie, d’animosité, de violence, d’indignation, de colère, d’impatience…, mouvements qui se produisent dans les âmes qui ont des passions, et toutes en ont. Mettons de l’ordre dans notre intérieur en y faisant régner la mansuétude, la douceur qui est l’application de ce don de piété dont nous sommes pourvus. Les personnes qui, tout en étant dévotes, ont conservé tout un ensemble de sentiments naturels ou mauvais qui les excitent contre le prochain, ont en elles un foyer antifraternel, et c’est pourquoi, malgré leurs pratiques religieuses, elles exhalent leur mauvais fond qui est resté dessous ce revêtement de piété.
Il faut que notre piété corrige d’abord l’intérieur. Notre Seigneur dit que l’extérieur n’a pas d’importance, que « c’est du dedans que sortent les pensées mauvaises, les mauvais sentiments (Matth., XV, 11) » et le reste. Nous ne serons pas doux envers les autres sans cette calme possession de nous-mêmes.
Le don de Piété, en nous inspirant la mansuétude, a donc pour premier effet de détruire ces mauvais foyers d’aigreur et d’amertume et met à leur place des sentiments doux, remplis de bonté envers tous, pour que d’un bon foyer sorte un bon rayonnement.
Quand le Saint-Esprit a suavement accompli cette pacification intérieure, il nous pousse à être vis-à-vis des autres, extérieurement, par notre visage, notre abord, notre allure, nos paroles, comme à l’intérieur, des doux.
Le programme de saint Paul était « vaincre le mal par le bien (Rom., XII, 21) ». L’échelle de la douceur est, en effet, la rencontre du mal. Nous triomphons du mal par notre douceur en étant « comme des agneaux au milieu des loups ». Saint Pierre disait : « Soyez soumis à toute créatures (I Pierre, II, 13). » Si nous n’abordons pas les autres comme des maîtres qui veulent dominer, si nous mettons dans nos rapports quelque chose de respectueux, de soumis, nous disposerons le prochain à la même attitude.
Écoutez encore cette autre parole : « Regardez-vous les uns les autres comme étant supérieurs les uns aux autres réciproquement (Philipp., II, 3). » Alors nous aurons de la considération, des égards, de l’amitié. Lorsqu’on s’adresse aux hommes du peuple, on est porté à les tenir à distance, à leur parler avec une certaine condescendance, et on ne réussit pas à gagner leur sympathie. Il faut s’imprégner de cette vérité que nous sommes tous les membres d’une même famille : le Saint-Esprit nous inspirera cette conviction et la parfaite douceur avec laquelle nous devons aborder tous nos frères comme des enfants du Père céleste.
« Portez les fardeaux les uns des autres (Galat., VI, 2). » Nous sommes compagnons de tâche, chacun; avec notre fardeau: pour les uns, souffrances intérieures ou extérieures; pour d’autres, travail difficile; sachons entrer dans l’intérieur des autres, porter leurs peines. Faisons-le auprès de ceux auxquels va notre apostolat. Faisons-le au-dedans de nos familles. C’est là surtout que nous rencontrons des frères et des sœurs. Ayons cet esprit de fraternité qui y doit être avoué et officiel. Vis-à-vis de ce premier prochain, exerçons cet esprit de douceur qui nous vient de l’inspiration du don de Piété, puisque nous allons vers un même Père qui veut notre bien à tous, dans un même amour.
Si nous faisons ces choses, nous posséderons la terre. C’est la grande ambition: Avoir de l’influence, gouverner les consciences, jouir de l’approbation des hommes, posséder les cœurs. Le grand moyen, c’est la douceur. Les Apôtres n’en ont pas connu d’autre, et ils ont réussi d’une manière efficace, le Saint-Esprit était derrière eux. La douceur inspirée par la piété est toute-puissante. Si nous voulons posséder la petite terre de notre communauté, ou cette autre terre qu’est le terrain de notre apostolat, ou encore l’opinion de notre ville, employons la douceur, c’est le moyen efficace. Elle nous donnera, non seulement la terre d’ici-bas, mais l’autre qui nous attend là-haut. La «Piété», avec la douceur qu’elle communique, est utile à tout; elle a la promesse de la vie présente, la terre, et de la vie future, le ciel.
Ceux donc qui auront réfréné leurs passions intérieures par la douceur qui jaillit de l’Esprit de Piété, ayant le culte de la paternité céleste et vivant dans la fraternité, en répandant la douceur autour d’eux, auront dès maintenant la terre des âmes et plus tard la terre des vivants. Car leur piété a la double promesse de la vie présente et de la vie future.