P. Cantalamessa: Heureux les doux, car ils possèderont la Terre (16.3.2007)

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P. Cantalamessa

Heureux les doux, car ils possèderont la Terre
 
 
2007-03-16- Deuxième prédication de Carême à la Maison pontificale
 

1. Qui sont les doux

La béatitude sur laquelle nous voulons méditer aujourd’hui se prête à une observation importante. Elle dit : « Heureux les doux, car ils possèderont la Terre ». Dans un autre passage de ce même évangile de Matthieu, Jésus dit : « Chargez-vous de mon joug, et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Nous en déduisons que les béatitudes ne sont pas seulement les lignes d’un beau programme éthique que le maître aurait minutieusement travaillé pour ses disciples mais un autoportrait de Jésus ! C’est lui le vrai pauvre, le doux, le cœur pur, le persécuté pour la justice.

C’est là que l’approche du discours sur la montagne de Gandhi, pourtant très admiratif de ce texte, révèle ses limites. Pour lui, ce discours aurait pu faire abstraction de la personne historique du Christ. « Peu m’importe – avait-il affirmé – si quelqu’un parvient un jour à démontrer que Jésus homme n’a, en réalité, jamais vécu et que tout ce que nous lisons dans les Evangiles n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur. Car, à mes yeux, le Sermon sur la montagne reste à jamais une vérité » (1).

Ce sont au contraire la personne et la vie du Christ qui font que ces béatitudes et tout le discours sur la montagne sont quelque chose de plus qu’une splendide utopie éthique ; elles en font une réalisation historique dans laquelle chacun peut puiser sa force pour atteindre cette communion mystique qui le liera à la personne du Sauveur. Il ne s’agit pas uniquement de devoirs, mais de grâce.

Pour découvrir qui sont les doux proclamés bienheureux par Jésus, il convient de passer brièvement en revue les différents termes qui, dans les traductions modernes, sont utilisés pour rendre le mot doux (praeis). En italien, les deux termes sont : miti et mansueti (dociles), ce dernier étant utilisé également dans les traductions en espagnol : los mansos, les dociles. En français ce mot est traduit par doux, c’est-à-dire ceux qui possèdent la vertu de la douceur. (Il n’existe pas en français de mot spécifique pour dire mitezza; dans le « Dictionnaire de spiritualité » cette vertu est tirée du mot douceur, dolcezza).

En allemand s’alternent plusieurs traductions. Martin Luther traduisait ce mot par Sanftmütigen, qui veut dire doux ; dans la traduction œcuménique de la Bible, la Eineits Bibel, les doux sont ceux qui ne commettent pas de violence – die keine Gewalt anwenden -, donc les non-violents ; certains auteurs accentuent la dimension objective et sociologique en traduisant le mot praeis par Machtlosen, les sans défense, les sans pouvoir. L’anglais, lui, traduit généralement le mot praeis par the gentle, introduisant dans les béatitudes une nuance entre la gentillesse et la courtoisie.

Chacune de ces traductions met en évidence une composante vraie mais partielle de la béatitude. Pour avoir une idée de la richesse du terme évangélique, à ses origines, nous devons les unir et n’en isoler aucune. Deux associations constantes, dans la Bible et dans la parénèse chrétienne des temps anciens, permettent d’arriver à la « pleine signification » du mot douceur : l’une fait le rapprochement entre les deux mots douceur et humilité, l’autre met en avant les dispositions intérieures d’où jaillira la douceur, suggère les comportements qu’il faudrait avoir à l’égard de son prochain : affabilité, douceur, gentillesse. Ces mêmes traits que l’Apôtre met en lumière lorsqu’il parle de charité : « La charité est longanime : La charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas … » (1 Co 13, 4-5).

2. Jésus, le doux

Si les béatitudes sont un autoportrait de Jésus, la première chose à faire, lorsque l’on doit commenter l’une d’entre elles, est de voir comment il l’a vécue. Les Evangiles sont d’un bout à l’autre la démonstration de la douceur du Christ, dans son double aspect d’humilité et de patience. Jésus lui-même – avons-nous rappelé – se propose comme un modèle de douceur. Matthieu lui attribue les paroles dites du Serviteur de Dieu, dans Isaïe : « Le roseau froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l’éteindra pas » (cf. Mt 12, 20). Son entrée à Jérusalem, à dos d’âne, est vue comme l’exemple d’un roi « modeste » qui abhorre toute idée de violence et de guerre (cf. Mt 21, 4).

C’est dans sa passion que le Christ donne la plus grande preuve de cette douceur. Aucun mouvement de colère, aucune menace : « Lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, souffrant il ne menaçait pas » (1 P 2, 23). Ce trait de la personnalité du Christ était tellement bien imprimé dans la mémoire de ses disciples que saint Paul, voulant conjurer les Corinthiens pour quelque chose de cher et de sacré, leur avait écrit : « C’est moi, Paul en personne, qui vous en prie, par la douceur (prautes) et l’indulgence (epieikeia) du Christ » (2 Co 10, 1).

Mais Jésus a fait bien plus que nous donner un exemple de douceur et de patience héroïque ; il a fait de la douceur et de la non-violence un signe de la vraie grandeur. Celle-ci ne consistera plus à s’élever, seuls, au-dessus des autres, au-dessus de la masse, mais à s’abaisser pour servir et élever les autres. Sur la croix, dit Augustin, Jésus révèle que la vraie victoire ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime, « Victor quia victima » (2).

Nietzsche, on le sait, ne partageait pas cette vision. C’était pour lui une « morale d’esclaves » fondée sur le « ressentiment » naturel des faibles par rapport aux plus forts. Le christianisme, en prêchant l’humilité et la douceur, le devoir de se faire petit, de tendre l’autre joue, aurait introduit, pensait-il, comme une sorte de cancer à l’intérieur de l’humanité, brisant et mortifiant du coup son élan et toute sa vie … Voici comment, dans l’introduction du livre Ainsi parla Zarathoustra, la sœur du philosophe résumait la pensée de son frère :
« Il suppose que, pour le ressentiment d’un christianisme faible et faussé, tout ce qui était beau, fort, superbe, puissant – comme les vertus provenant de la force – a été proscrit, banni, entraînant du coup un affaiblissement de tant de forces, celles qui encouragent et aident l’homme à s’élever. Mais un nouveau tableau de valeurs doit être placé au-dessus de l’humanité. L’homme fort, puissant, magnifique, doit atteindre son sommet en devenant ce super homme qui nous est maintenant présenté comme un être bouillonnant de passion. Cette passion qui est le but de notre vie, de notre volonté et de notre espérance » (3).

Depuis quelques temps, on relève une certaine tendance à vouloir récuser toutes les accusations dont Nietzsche est l’objet, de vouloir le dédouaner, voire même le christianiser. On entend dire qu’il n’a pas voulu, au fond, s’en prendre au Christ, mais aux chrétiens qui, à une certaine époque, prêchaient le renoncement comme une fin en soi, tout en méprisant la vie et en s’acharnant contre le corps … tout le monde aurait déformé la vraie pensée du philosophe, à commencer par Hitler …Il aurait été, en réalité, un prophète des temps nouveaux, le précurseur de l’ère postmoderne.

La seule voix, si l’on peut dire, encore à l’opposé de cette tendance, est celle du penseur français René Girard. Selon lui, toutes ces tentatives nuisent avant tout à la personne de Nietzsche. Ce dernier, doté d’une rare perspicacité pour l’époque, avait saisi le vrai nœud du problème : l’alternative irréductible entre le paganisme et le christianisme.

Le paganisme exalte le sacrifice du faible au profit du fort et de l’avancement de la vie ; le christianisme exalte le sacrifice du fort au profit du faible. Il est difficile de ne pas voir ce lien objectif entre la proposition de Nietzsche et le programme hitlérien d’exterminer des groupes entiers de personnes pour favoriser l’avancement de la civilisation et la pureté de la race.

Le christianisme n’est donc pas la seule cible du philosophe, mais le Christ aussi. « Dionysos contre le crucifié : la voici bien l’opposition », s’exclame-t-il dans l’un de ses fragments posthumes (4).

René Girard démontre que ce qui constitue le plus grand mérite de la société moderne – la préoccupation pour les victimes, le fait de prendre parti pour les plus faibles et les opprimés, la défense de la vie menacée – est en réalité un produit direct de la révolution évangélique qui est aujourd’hui, dans un jeu néanmoins paradoxal de rivalités mimétiques, revendiqué par d’autres mouvements, comme une conquête personnelle, et qui plus est en opposition au christianisme (5).

Je parlais la fois précédente de la valeur également sociale des béatitudes. Celle des doux en est peut-être l’exemple le plus évident. Mais ce que l’on dit d’elle vaut pour toutes les béatitudes. Celles-ci sont l’expression de la nouvelle grandeur, de la voie de Jésus Christ vers la réalisation du bonheur.

Dire que l’Evangile contrarie le désir de faire de grandes choses et d’être le premier, est faux. Jésus dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9, 35). Il est donc légitime, voire même recommandé, de vouloir être le premier ; seul le chemin pour y arriver change : on ne s’élève pas au-dessus des autres, en les écrasant s’ils sont pour vous des entraves, mais en s’abaissant pour les élever et s’élever soi-même en même temps qu’eux.

3. Douceur et tolérance

Après de nombreux drames, surtout celui du 11 septembre, la béatitude des doux a pris une importance extraordinaire dans les débats sur la religion et la violence. Celle-ci nous rappelle, à nous chrétiens, d’abord, que l’Evangile ne laisse place à aucun doute. Il n’existe pas dans l’Evangile des exhortations à la non violence mélangées à des exhortations affirmant le contraire. Il se peut que les chrétiens se soient, à une certaine époque, éloignés de leurs traditions, mais la source est limpide et l’Eglise peut à nouveau s’en inspirer, à n’importe quelle époque, sûre de n’y trouver que perfection morale.

L’évangile dit : « Celui qui ne croira pas, sera condamné » (Mc 16, 16), mais condamné au ciel, pas sur terre, par Dieu et pas par les hommes. « Si l’on vous pourchasse dans telle ville –dit Jésus – fuyez dans telle autre » (Mt 10, 23) ; il ne dit pas : « mettez-là à feux et à sang ». Un jour, deux de ses disciples, Jacques et Jean, qui n’avaient pas été reçus dans un village samaritain, avaient dit à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer ? ». Jésus, est-il écrit, « se retournant, les réprimanda ». Une réprimande dont le contenu est rapporté par bon nombre de manuscrits : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les âmes des hommes, mais pour les sauver » (cf. Lc 9, 53-55).

La fameuse injonction compelle intrare, « forcez-les à entrer », que saint Augustin s’est senti obligé de reprendre, à contre-cœur, (6) pour justifier le fait qu’il approuvait les lois impériales contre les Donatistes (7), et qui servira par la suite à justifier la politique de coercition appliquée aux hérétiques, est due à une évidente interprétation littérale du texte évangélique, elle-même fruit d’une lecture mécanique de la Bible.

Jésus met cette injonction dans la bouche d’un homme qui, après avoir préparé un grand dîner, et voyant que ses invités se dérobaient, avait envoyé ses serviteurs par les chemins et le long des clôtures pour « faire entrer de force chez lui les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux » (cf. Lc 14, 15-24). Il est clair que, dans ce genre de contexte, obliger quelqu’un ne signifie rien d’autre que faire acte d’insistance. Les pauvres et les estropiés, comme tous les malheureux, pourraient se sentir gênés d’aller se présenter au Palais dans un état aussi piteux : faites tomber leur résistance, recommande le maître de maison, dites-leur qu’ils n’aient pas peur d’entrer. Combien de fois, dans ce genre de circonstances, n’avons nous-mêmes pas dit : « Il m’a obligé à accepter », sachant parfaitement que faire preuve d’insistance, dans ce cas-là, est un signe de bienveillance et non de violence.

Un livre-enquête sur Jésus, qui a beaucoup fait parlé de lui ces derniers temps, attribue à Jésus cette phrase : « Quant à mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence » (Lc 19, 27) et en déduit que « c’est à des phrases comme celles-ci que les partisans de la ‘guerre sainte’ » se réfèrent (8). Or, il faut préciser que ce n’est pas à Jésus que Luc attribue de telles paroles, mais au roi de la parabole. Et l’on sait bien que l’on ne peut transférer d’un bloc, de la parabole à la réalité, tous les détails du récit, et que, dans tous les cas, ceux-ci doivent être transférés du plan matériel au plan spirituel. Le sens métaphorique de ces paroles revient à dire qu’accepter ou refuser Jésus n’est pas sans conséquences ; c’est une question de vie ou de mort. Mais il s’agit de la vie ou de la mort spirituelle, non physique. La guerre sainte n’a rien à voir ici.

4. Avec douceur et respect

Mais laissons de côté ces considérations d’ordre apologétique et cherchons à voir comment faire de la béatitude des doux une lumière pour notre vie chrétienne. Il existe une application pastorale de la béatitude des doux qui commence déjà avec la Première Lettre de Pierre. Celle-ci concerne le dialogue avec le monde extérieur : «… sanctifiez dans vos cœurs le Seigneur Christ, toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec douceur (prautes) et respect » (1P 3, 15-16).

Il existe depuis l’antiquité deux types d’apologétique. L’un a pour modèle Tertullien, l’autre Justin ; l’un a pour objectif de vaincre, l’autre de convaincre. Justin écrit un Dialogue avec le Juif Triphon, Tertullien (l’un de ses disciples) écrit un traité Contre les Juifs, Adversus Judeos. Ces deux styles ont été repris dans la littérature chrétienne (Giovanni Papini était certainement plus proche de Tertullien que de Justin), mais aujourd’hui il faut certes préférer le premier. L’encyclique Deus caritas est de l’actuel Souverain Pontife est un exemple lumineux de cette présentation respectueuse et constructive des valeurs chrétiennes qui donne raison de l’espérance chrétienne « avec douceur et respect ».

Le martyr saint Ignace d’Antioche suggérait aux chrétiens de son époque, cette attitude toujours actuelle, face au monde extérieur : « En face de leurs colères, vous, soyez doux ; de leurs vantardises, vous, soyez humbles » (9)

La promesse liée à la béatitude des doux – « ils possèderont la terre » – se réalise à différents niveaux, jusqu’à la terre promise définitive qui est la vie éternelle. L’un des niveaux est certainement le niveau humain : la terre représente le cœur des hommes. Les doux gagnent la confiance, attirent les âmes. Le saint de la douceur, par excellence, saint François de Sales, disait : « Soyez aussi doux que possible et souvenez-vous que l’on prend davantage de mouches avec une goutte de miel qu’avec un baril de vinaigre ».

5. Mettez-vous à mon école

On pourrait insister longuement sur ces applications pastorale de la béatitude des doux, mais passons à une application plus personnelle. Jésus dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux ». On pourrait objecter en disant que Jésus ne s’est pas toujours montré doux lui-même ! Il dit par exemple de ne pas tenir tête au méchant, et dit « quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 39). Mais lorsque l’un des gardes le frappa sur la joue, au cours du procès devant le Sanhédrin, il n’est pas écrit qu’il tendit l’autre joue, mais qu’il répondit calmement : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu » (Jn 18, 23).

Cela signifie que le discours sur la montage ne doit pas être pris entièrement et automatiquement au pied de la lettre ; c’est le style de Jésus d’utiliser des hyperboles et un langage imagé pour que certaines idées restent mieux imprimées dans l’esprit de ses disciples. Dans le cas de tendre l’autre joue par exemple, l’important n’est pas le geste de tendre la joue (qui peut même parfois être vu comme provocateur), mais de ne pas répondre à la violence par une autre violence, de vaincre la colère avec le calme.

En ce sens, sa réponse au garde est l’exemple d’une douceur divine. Pour en mesurer la portée, il suffit de la comparer à la réaction de son apôtre Paul (qui était pourtant un saint) dans une situation analogue. Lorsque, durant le procès devant le Sanhédrin, le grand prêtre Ananie ordonne de frapper Paul sur la bouche, Paul répond : C’est Dieu qui te frappera, toi, muraille blanchie ! » (Ac 23, 2-3).

Un autre doute demande à être éclairci. Dans ce même discours sur la montage Jésus dit : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : Crétin ! il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : Renégat !, il en répondra dans la géhenne de feu » (Mt 5, 22). Jésus s’adresse plusieurs fois dans l’Evangile aux scribes et aux pharisiens en les appelant « hypocrites, insensés et aveugles » (cf. Mt 23, 17) ; il réprimande les disciples en les appelant « cœurs sans intelligence et lents à croire » (cf. Lc 24, 25).

Ici encore, l’explication est simple. Il faut distinguer entre l’injure et la correction. Jésus condamne les paroles prononcées avec colère et dans l’intention d’offenser son frère, mais pas celles qui visent à faire prendre conscience de son erreur et à la corriger. Un père qui dit à son fils : tu es indiscipliné, désobéissant, n’entend pas l’offenser mais le corriger. Moïse est défini par les Ecritures comme « l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3) et pourtant dans le Deutéronome nous l’entendons s’exclamer en s’adressant à Israël : « Est-ce là ce que vous rendez à Yahvé ? Peuple insensé, dénué de sagesse ! » (Dt 32, 6).

La différence réside dans le fait de savoir si celui qui parle, parle par amour ou par haine. « Aime et fais ce qui te plaît » disait saint Augustin. Si tu aimes, que tu corriges ou laisse courir, ce sera de l’amour. L’amour ne fait aucun mal au prochain. Des racines de l’amour, comme d’un bon arbre, ne peuvent naître que de bons fruits (10).

6. Humbles de cœur

Nous arrivons ainsi au terrain propre à la béatitude des doux, le cœur. Jésus dit : « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur ». C’est là que se décide la vraie douceur. C’est du cœur, dit-il que viennent les meurtres, les méchancetés, les calomnies (cf. Mc 7, 21-22), de même que des bouillonnements internes du volcan, jaillissent la lave, les cendres et les lapilli embrasés. Les plus grandes explosions de violence, comme les guerres et les batailles, commencent, dit saint Jacques, secrètement avec les passions, qui s’agitent dans le cœur de l’homme (cf. Jc 4, 1-2). De même qu’il existe un adultère du cœur, il existe un homicide du cœur : « Quiconque hait son frère est un homicide », écrit Jean (1 Jn 3, 15).

Il n’y a pas que la violence des mains, il y a aussi celle des pensées. En nous se déroulent presque en permanence, si nous y faisons attention, des « procès à huis clos ». Un moine anonyme a écrit des pages très profondes à ce sujet. Il parle en tant que moine mais ce qu’il dit ne vaut pas seulement pour les monastères ; il cite l’exemple des sujets, mais il est évident que le problème se pose d’une autre manière également pour les supérieurs.

« Observe, dit-il, ne serait-ce qu’un seul jour, le cours de tes pensées : tu seras surpris de la fréquence et de la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, sinon avec ceux qui t’entourent. D’où viennent-elles en général ? De là : le mécontentement à cause des supérieurs qui ne nous aiment pas, ne nous estiment pas, ne nous comprennent pas ; ils sont sévères, injustes ou trop mesquins avec nous ou d’autres ‘opprimés’. Nous sommes mécontents de nos frères, ‘peu compréhensifs, entêtés, superficiels, désordonnés ou injurieux… Alors dans notre esprit se crée un tribunal, dans lequel nous sommes procurateur, président, juge et juré ; rarement avocat, sauf en notre faveur. On expose les torts ; on pèse les raisons ; on se défend et on se justifie ; on condamne l’absent. On élabore éventuellement des plans de revanche ou des fourberies vengeresses… » (11).

Ne devant pas lutter contre des ennemis extérieurs, les Pères du désert ont fait de ce combat intérieur contre les pensées (les fameux logismoi) le banc d’essai de tout progrès spirituel. Ils ont également élaboré une méthode de combat. Notre esprit, disaient-ils, a la capacité de devancer le déroulement d’une pensée, de savoir dès le début où elle s’arrêtera : au pardon de son frère ou à sa condamnation, à sa propre gloire ou à celle de Dieu. « La tâche du moine – disait une personne âgée – est de voir arriver de loin ses propres pensées » (12), ceci pour leur barrer la route lorsqu’elles ne sont pas conformes à la charité. La manière la plus simple de le faire est de dire une brève prière ou d’envoyer une bénédiction à la personne que nous sommes tentés de juger. Ensuite, à tête reposée, on pourra décider s’il convient d’agir à son égard, et comment.

7. Se revêtir de la douceur du Christ

Une observation avant de conclure. De par leur nature, les béatitudes sont orientées vers la pratique ; elles font appel à l’imitation, elles accentuent l’œuvre de l’homme. Nous risquons de nous décourager en constatant notre incapacité à les mettre en pratique dans notre propre vie et l’abîme existant entre l’idéal et la pratique.

Il faut rappeler ce que nous disions au début : les béatitudes sont l’autoportrait de Jésus. Il les a toutes vécues et en plénitude ; mais – et voilà la bonne nouvelle – il ne les a pas seulement vécues pour lui-même mais également pour nous tous. Nous ne sommes pas seulement appelés à imiter les béatitudes mais également à nous en approprier. Dans la foi nous pouvons puiser à la douceur du Christ comme à la pureté de son cœur et à n’importe quelle autre de ses vertus. Nous pouvons prier pour avoir la douceur, comme saint Augustin priait pour avoir la chasteté : « O Dieu, tu m’ordonnes d’être doux ; donne-moi ce que tu m’ordonnes et ordonne-moi ce qu’il te plaît » (13).

« Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience » (Co 3, 12), écrit l’Apôtre aux Colossiens. La douceur est comme un vêtement que le Christ nous a obtenu par ses mérites et que nous pouvons revêtir, dans la foi, non pas pour être dispensés de la pratique mais pour nous y encourager. Saint Paul place la douceur (prautes) parmi les fruits de l’Esprit (Ga 5, 23), c’est-à-dire parmi les qualités dont fait preuve le croyant dans sa vie lorsqu’il accueille l’Esprit du Christ et s’efforce d’y correspondre.

Concluons en répétant ensemble avec confiance la belle invocation des litanies du Sacré Cœur : « Jésus, doux et humble de cœur, rends nos cœurs semblable au tien » (Jesu, mitis et humilis corde: fac cor nostrum secundum cor tutum).

© Traduction réalisée par Zenit

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NOTES
1. Gandhi, Buddismo, Cristianesimo, Islamismo, Roma, Tascabili Newton Compton, 1993, p. 53.
2. S. Agostino, Confessioni, X, 43.
3. Introduzione all’edizione tascabile di Also sprach Zarathustra del 1919.
4. F. Nietzsche, Opere complete, VIII, Frammenti postumi 1888-1889, Adelphi, Milano 1974, p. 56.
5. R. Girard, Vedo Satana cadere come folgore, Milano, Adelphi, 2001, pp. 211-236.
6. S. Agostino, Epistola 93, 5: “Dapprima ero del parere che nessuno dovesse essere condotto per forza all’unità di Cristo, ma si dovesse agire solo con la parola, combattere con la discussione, convincere con la ragione”.
7. Cf. S. Agostino, Epistole 173, 10; 208, 7.
8. Corrado Augias – Mauro Pesce, Inchiesta su Gesù. Mondadori, Milano 2006, p.52.
9. S. Ignazio d’Antiochia, Agli Efesini, 10,2-3.
10. S. Agostino, Commento alla Prima Lettera di Giovanni 7,8 (PL 35, 2023)
11. Un monaco, Le porte del silenzio, Ancora, Milano 1986, p. 17 (Originale: Les portes du silence, Libraire Claude Martigny, Genève).
12. Detti e fatti dei Padri del deserto, a cura di C. Campo e P. Draghi, Rusconi, Milano 1979, p. 66.
13. Cf. S. Agostino, Confessioni, X, 29. 

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