Frédéric Manns : PAUL, FONDATEUR DU CHRISTIANISME ?
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PAUL, FONDATEUR DU CHRISTIANISME ?
Frédéric Manns
Décidément l’idée lancée par Joseph Klausner en 1939 dans son ouvrage De Jésus à Paul fait son chemin. C’est à Paul de Tarse, juif de la Diaspora, que le christianisme devrait d’être devenu une religion qui a conquis le monde. Sans lui le christianisme serait resté une secte juive. Paul aurait été le premier à affirmer qu’on peut suivre le Messie, sans se soumettre à toutes les pratiques juives. En employant les mêmes mots, mais en leur donnant un sens différent, judaïsme et christianisme se sont dès le départ mal compris.
Paul n’a pas connu Jésus de son vivant. Il a même persécuté les adeptes du Crucifié. Il ne s’est converti qu’après avoir eu une vision du Christ ressuscité sur le chemin de Damas. Ses épîtres écrites avant les Evangiles rendent compte de la querelle qui oppose, depuis la crucifixion, les juifs qui suivent Jésus et leurs coreligionnaires qui se rattachent aux différents courants du judaïsme.
Un des textes fondateurs de Paul est à l’origine de vingt siècles de débats : «Abraham eut deux fils, un de la femme esclave et un de la femme libre, mais le fils de la servante était né selon la chair, tandis que le fils de la femme libre l’était par l’effet de la promesse. Il y a là une allégorie: ces femmes sont, en effet, les deux alliances. [...]Agar correspond à la Jérusalem actuelle puisqu’elle est esclave avec ses enfants. Mais la Jérusalem d’en haut est libre, et c’est elle notre mère» (Galates 4, 21-26).
Tout est dit : la femme esclave, c’est Israël, la Jérusalem terrestre, l’ancienne alliance entre Dieu et un peuple élu selon la chair. La femme libre est le «Nouvel Israël», dont la capitale est au ciel et dont le peuple est engendré selon l’esprit. Ce que la tradition postérieure va résumer ainsi : aux juifs la chair, aux chrétiens l’esprit.
La théologie chrétienne apparaît d’emblée aux juifs comme une captation d’héritage, à la fois dépossession, relégation et exclusion. Pour ne pas avoir reconnu le Messie, les juifs s’écarteraient eux-mêmes du projet de Dieu, jusqu’au jour où ils l’accepteraient. Du reste, la portée de ses propos n’échappe pas à Paul, qui persiste : «Je demande donc: est-ce pour une chute définitive qu’ils [les juifs] ont trébuché ? Certes non ! Mais grâce à leur faute, les païens ont accédé au salut, pour exciter la jalousie d’Israël» (Romains 11,11). «Exciter la jalousie d’Israël», Paul va y parvenir mieux que prévu. Il proclame qu’ «il n’y a plus ni juif ni Grec» (Galates 3, 28), et ajoute : «Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira plus de rien. Et j’atteste encore une fois à tout homme qui se fait circoncire qu’il est tenu de pratiquer la Loi intégralement. Vous avez rompu avec le Christ si vous placez votre justice dans la Loi ; vous êtes déchu de la grâce» (Galates 5, 2-3). La grâce : autre sujet de discorde. Pour Paul, c’est la foi – don de Dieu – qui sauve l’homme et non ses œuvres ; c’est la sincérité de la croyance et non pas l’exemplarité de la pratique. Autrement dit, le respect de la Loi, pratiqué par les juifs, est pour l’apôtre insuffisant, voire inutile. Entre les deux religions, cette divergence-là est peut-être la plus grande.
Reprenons les différents éléments du débat. Paul a été marqué par son apparition du Ressuscité. Sa conviction profonde est que le Christ est vivant et continue à vivre dans la communauté des croyants. Pour lui, les deux femmes d’Abraham [1] symbolisent les deux alliances. Paul s’inspire en fait d’Ezéchiel 23,2 pour qui les deux femmes symbolisaient la Judée et la Samarie. Agar représente l’économie juive et la Jérusalem d’ici-bas. Quant à Sara, elle est le type [2] de la Jérusalem céleste et la mère des croyants.
La typologie que Paul exploite n’est pas une invention chrétienne. Elle est un procédé juif de lecture biblique, comme L. Ginzberg [3] l’a rappelé. Paul emploie le mot « allégorie ». Or l’allégorie se subdivise en interprétation typologique et en interprétation philosophique et mystique. Non seulement les rabbins tannaites connaissaient les dorshei reshumot [4], mais le livre de la Sagesse donne déjà une interprétation symbolique des plaies d’Egypte. Le serpent élevé par Moïse est un symbole de salut et la manne symbolise la parole de Dieu [5]. A Qumran le puits découvert dans le désert est le symbole de la Torah [6]. Bien plus, dans la Bible elle-même, en Osée 12,5, la lutte de Jacob avec l’ange devient l’objet d’une relecture : elle symbolise la prière.
Le judaïsme avait interprété également le conflit entre Isaac et Ismaël comme un combat spirituel. Le Targum Néofiti et Jonathan Gen 21,9 évoquent une rivalité spirituelle entre les deux. Sara vit qu’Ismaël adorait une idole [7]. Telle est aussi l’interprétation de Sifre Dt 6,4 et du midrash Genèse Rabba 53,11. Paul s’inscrit dans cette tradition juive. L’enfant de la chair persécutait l’enfant de l’esprit. Avec le problème des judaïsants Paul a sous les yeux un conflit entre chair et esprit.
Si Paul a choisi Agar comme symbole de l’ancienne alliance, c’est qu’il est convaincu que, comme Agar était esclave, les judaïsants demeurent esclaves de la Tora donnée au Sinaï [8]. Maintenant la valeur des 613 commandements, ils tombent sous le joug pesant de la Tora qui les asservit. Chassée de la maison, Agar s’enfuit vers le désert du Sud selon Gen 16,7. La version liturgique du Targum mentionne Hegra comme l’endroit où Agar découvrit le puits et rencontra l’ange. Gen 21,21 affirme qu’Ismaël s’établit dans le désert de Pharan. Or le Talmud, au traité Sab 89a identifie Pharan, à la suite de Dt 33,3, avec le Sinaï. Paul est en pleine harmonie avec la tradition juive.
La théologie de la grâce mérite un approfondissement. En Ga 3, 24-25 Paul reprend une pensée rabbinique : la loi a été notre surveillant, en attendant le Christ afin que nous soyons justifiés par la foi. Mais après la venue de la foi, nous ne sommes plus soumis à ce surveillant. En grec c’est le mot de pédagogue qui est employé. Or dans le livre des Proverbes 8,30 il est question de la sagesse qui se définit comme « enfant chéri ». Ce terme a été compris au sens de pédagogue. La Loi était donc auprès de Dieu comme sagesse et comme un pédagogue. Son but comme maître était de conduire les hommes à la foi qui donnerait la justice. « Avant la venue de la foi nous étions gardés en captivité sous la Loi, en vue de la foi qui devait être révélée» (Ga 3,23). Cette mission de la Loi a été accomplie par le Christ. L’homme n’a donc plus besoin d’un maître. Il est justifié par la foi, sans la loi. Voilà le résultat de la conversion dramatique de Paul.
Le renversement des valeurs pharisiennes se traduit curieusement chez Paul par un rapprochement de la théologie essénienne. Les Esséniens étaient une secte juive indépendante quant à leur idéologie et à leur organisation. Ils prétendaient être le véritable Israël, les élus de Dieu, et ils s’appelaient les fils de la lumière. Ils pensaient que leur élection était un effet de la grâce de Dieu et qu’elle remontait à la création du monde. « Et moi je sais que ce n’est pas à l’homme qu’appartiennent les oeuvres de justice, ni au fils de l’homme la perfection de la voie : c’est au Dieu très haut qu’appartiennent toutes les oeuvres de justice, tandis que la voie de l’homme n’est pas ferme, si ce n’est par l’Esprit que Dieu a créé pour lui en vue de rendre parfaite une voie pour les fils des hommes, afin que toutes ses oeuvres connaissent la force de sa puissance et l’immensité de sa miséricorde envers tous les fils de sa bienveillance » (1QH 4,30-32). Privé de la grâce de Dieu l’homme est esclave du péché. La nature pécheresse de l’homme, les esséniens la désignent du terme de « chair ».
La communauté des Esséniens se définit comme ville sainte, maison et temple de Dieu : «C’est la maison de sainteté pour Israël et la maison de sainteté pour Aaron; ils sont témoins de vérité en vue du jugement et les élus de la bienveillance chargés d’expier pour la terre et de faire les sanctions sur les impies. C’est le mur éprouvé, la pierre d’angle précieuse; ses fondements ne trembleront pas ni ne s’enfuiront de leur place. C’est la demeure de suprême sainteté pour Aaron dans la connaissance en vue de l’alliance du droit et pour faire des offrandes d’agréable odeur et la maison de perfection et de vérité en Israël pour établir l’alliance selon les préceptes éternels » (1QS 8,5-10).
Cet enseignement essénien est repris dans la lettre de Paul aux Romains 9,30-32 où il cite les textes de Is 28,16 et Osée 2,25 exploités par Qumran. Rom 9,6-23 est l’expression classique de la théologie de la double prédestination à la perdition et à la gloire. Les Esséniens auraient volontiers signés ces versets de Paul selon lesquels tous ceux qui sont de la postérité d’Israël ne sont pas Israël. Ils ont légué à Paul l’image de la communauté comme maison spirituelle, comme temple de Dieu et comme cité de Dieu. Paul a assimilé la conception essénienne selon laquelle la communauté et ses membres sont élus par un décret intemporel de la grâce de Dieu. Dans sa théologie de la croix il reprend l’enseignement de l’élection par grâce divine. La grâce de Dieu envers l’homme s’est accomplie dans le sacrifice du Christ par lequel les élus sont sauvés. Même la chute du premier homme n’est qu’une condition pour que la grâce soit manifestée en un seul homme, le Christ (Rom 5,15). Selon les rabbins l’humanité était souillée par la chute d’Adam jusqu’à ce que la loi vînt libérer Israël. Selon l’interprétation de Paul la mort gouvernait l’homme et le péché n’était pas compté. Mais depuis Moïse la loi est venue pour que la faute soit complète. Mais là où le péché avait abondé, la grâce surabondait par la mort du seul Jésus-Christ. Pour les rabbins le don de la loi entraînait la libération du péché originel, alors que pour Paul le péché est devenu par la révélation de la loi, intolérable. La puissance rédemptrice de la croix est au coeur de l’évangile de Paul. Par la doctrine essénienne de la grâce élective de Dieu, Paul peut justifier sa théorie selon laquelle la croix est un simple acte de grâce qui n’a pas dû aux mérites de l’homme, puisque le monde entier est sous l’emprise du péché et que c’est Dieu qui élit par sa grâce. La croix est donc le seul chemin du salut.
La conséquence en est que l’homme n’est justifié que par la foi. C’est la réponse de l’élu à la grâce de Dieu. Paul a ainsi transformé la structure de la doctrine essénienne de sorte qu’il lui a été possible d’affronter l’interprétation que le judaïsme donnait de la loi. La foi est rattachée au don de l’Esprit. Les actions exécutées en fonction de la loi sont inscrites dans le domaine de la chair. Pour Paul les bonnes actions sont liées à la chair dans une opposition entre la chair pécheresse et l’Esprit qui est un don de la grâce, hors de tout mérite. Pour les Esséniens l’homme ne peut être justifié par lui-même; il a besoin de Dieu. Les Esséniens reprochaient aux Pharisiens d’être des interprètes des «choses faciles». Ils avaient choisi la voie facile de la justification par les oeuvres de la loi. Or la Loi ne peut pas donner l’Esprit (Ga 3,1-5).
Paul s’est converti à la foi en Jésus deux ans après la crucifixion. Il n’a connu qu’indirectement les récits concernant le ministère de Jésus qui circulaient avant de devenir les évangiles. Il a dû penser l’événement-Jésus et particulièrement l’événement du salut représenté dans la mort et la résurrection de Jésus. Il lui fallait dire comment et pourquoi le salut est manifesté en Jésus. Paul se trouve en situation de rupture avec son monde : pour annoncer Jésus il faut comprendre et interpréter cette histoire récente comme un événement salvateur qui s’inscrit dans l’histoire des relations entre Dieu et son peuple. Il ne peut pas se contenter de répéter que le Royaume de Dieu est proche; il doit mettre au centre de son message que Dieu est intervenu en Jésus par pure grâce.
Ceux qui affirment que Paul est le fondateur du christianisme oublient que dans les Evangiles Jésus a fait une révolution concernant les lois de la pureté alimentaire. Dans l’Evangile de Marc, qui passe pour être le plus ancien, cet enseignement sur le pur et l’impur est rapporté: «Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui pénétrant en lui, puisse le rendre impur, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui le rend impur ». Dans les Actes des Apôtres Pierre qui se rend à Césarée chez le centurion romain reçoit l’ordre de manger des animaux impurs. Dieu venait de lui montrer qu’il ne faut appeler aucun homme souillé ou impur. L’épisode est suivi de la Pentecôte des païens,l’Esprit descendant sur les invités.
Bien avant Paul, Jésus et Pierre ont obligé les Juifs à repenser certaines idées reçues. Bien que les Evangiles relisent ces prises de position à la lumière de Pâque, il est impossible d’éliminer tout noyau historique de leur présentation. Impossible de dire que le christianisme est né dans un milieu païen et qu’il n’a rien en commun avec le judaïsme observant de Jésus. Que Klausner ait voulu faire de Paul le fondateur du christianisme, on le comprend, puisqu’il écrivait avant la découverte de Qumran. Mais depuis que les textes de la Mer Morte ont été publiés, il paraît de plus en plus difficile de maintenir cette position.
Autre élément de réflexion: le thème de l’humilité de Dieu qui « demeure avec le contrit et l’humble » (Is 57,15) est porté à son accomplissement dans l’enseignement de Jésus qui proclame bienheureux les pauvres. Pour Paul ce thème culmine dans l’idée de kénose, thème selon lequel Dieu se dépouille par amour de ses attributs divins pour se faire homme. Paul n’a pas kidnappé la Bible pour la soumettre à la culture hellénistique. La Bible est le livre de l’alliance de Dieu avec les hommes. Dieu parle avec Noé avant de parler à Abraham. Que Paul ait abandonné l’imposition de la circoncision aux convertis, c’est clair. Mais ce fait est à resituer dans le contexte culturel du monde païen qui assimilait la circoncision à la castration.
Jésus a affirmé avoir été envoyé aux brebis perdues de la maison d’Israël, mais cela ne l’a pas empêché de guérir la fille de la Cananéenne. Tout juif observant qu’il fût, il n’a pas hésité à sortir des limites territoriales d’Israël pour se rendre dans la Décapole. Pour le juif il était essentiel d’ériger un mur de protection devant la Tora pour maintenir sa propre identité. Pour Jésus et pour Paul, c’est dans l’ouverture, un excès d’ouverture, que se trouve l’identité du juif appelé à témoigner devant les hommes d’un Dieu d’alliance et de communion. Le chemin de la sainteté n’est pas celui des restrictions, il est celui qui porte à la liberté, liberté de Jésus devant les Pharisiens, liberté de Paul devant les judaïsants. C’est bien Jésus le juif qui demeure le fondateur du christianisme qu’il définit d’ailleurs comme le rassemblement de l’Israël eschatologique par le choix des douze. Le génie de Paul est d’avoir compris que l’inculturation était une nécessité vitale.
[1] K. Berger, «Abraham in den paulinischen Hauptbriefen», MThZ 17 (1966) 47-89. [texte]
[2] Il est plus juste de parler de typologie que d’allégorie. Eusèbe, Vita Const 3,33 présente le Saint-Sépulcre comme la nouvelle Jérusalem annoncée par prophètes. [texte]
[3] On Jewish Law and Lore, New York 1977, 132. Voir aussi I. Christiansen, Die Tecknik der allegorische Auslegungswissenschaft bei Philo von Alexandrien, Tübingen 1969. Paul lui-même exploite l’allégorie en 1 Co 10,1-13 et en 2 Co 3,14-18. [texte]
[4] Ainsi en Mekilta de R. Ismaël, Ex 15,22. «Ils ne trouvèrent pas d’eau» est interprété : «Ils ne trouvèrent pas la Torah», comme en Is 55,1. Dieu montra à Moïse un arbre signifie que Dieu enseigna la Torah (yarah) qui est appelé un arbre de vie en Pr 3,18. [texte]
[5] Sag 16,6.26. [texte]
[6] CD 6,2-10. [texte]
[7] Cf. Targum Ex 32,6 (Néofiti et Jonathan). Josèphe, Ant 1,215 et Jérôme, Quaestiones 24 connaissent cette tradition : quod idola ludo fecerit. Voir M. McNamara, The New Testament and the Palestinian Targum to the Pentateuch, Rome 1966,164-168. Par contre, Tosephta Sota 6,6 donne l’interprétation de R. Ismaël du verbe mshq : le verbe signifierait ‘verser le sang’. Cf. 2 Sam 2,14. [texte]
[8] On trouve des échos de cette problématique en Jn 8,33. [texte]
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