Portrait de Jean XXIII par le cardinal Poupard

du site:

 

 

http://www.cardinalrating.com/cardinal_80__article_325.htm

 

Portrait de Jean XXIII par le cardinal Poupard
Oct 07, 2004


Le texte suivant est composé d’extraits de conférences de Carême données à Notre-Dame de Paris par le cardinal Poupard. Ils illustrent la compréhension qu’ont les hommes d’Eglise actuels du rôle joué par le pape Jean XXIII.

(DICI, 3/5/2003) « Tout au long de cette montée vers Pâques, nous avons écouté le Christ nous parler par ses disciples (…). Ce soir, au terme de ce parcours où tant d’autres témoignages auraient pu être évoqués, c’est le bienheureux pape Jean XXIII, homme d’unité et de paix, qui nous réjouira par les confidences de son Journal, commencé à l’âge de 14 ans et régulièrement tenu jusqu’en 1962, à quelques mois de sa mort survenue à l’âge de 81 ans.
En remettant ces vieux cahiers fripés et ces fascicules délabrés à son fidèle secrétaire, Mgr Loris Capovilla, le bon pape Jean lui confiait : « Mon âme est dans ces pages. J’étais un bon garçon innocent, un peu timide. Je voulais aimer Dieu à tout prix et je ne pensais à rien d’autre qu’à me faire prêtre au service des âmes simples qui réclament des soins patients et diligents »

Homme d’unité, il le sera en ouvrant le concile œcuménique et en y invitant nos frères séparés : les chrétiens anglicans, protestants et orthodoxes. Homme d’unité, il le fut en recevant des hommes de toute obédience. L’une de ses rencontres parmi les plus émouvantes fut sans conteste celle où il accueillit un groupe d’israélites en leur disant, bras grands ouverts : « Je suis Joseph, votre frère » (il s’appelait Joseph – Giuseppe – Roncalli, ndlr).

Parole biblique, aux résonances profondes. C’était au soir de son élection. La foule bigarrée, il m’en souvient, applaudissait à tout rompre lorsque s’ouvrit la loggia qui domine la place Saint-Pierre, pour la première bénédiction traditionnelle urbi et orbi, c’est à dire à la ville et au monde.

Le nouveau pape, qu’on avait, tant bien que mal, revêtu de la plus large des trois soutanes blanches préparées par des personnes qui n’avaient pas prévu l’élection du cardinal Roncalli, venait de dire avec un humour plein de gravité : «Me voici ficelé, prêt à être livré !» Plus tard, il raconta comment il avait vécu la scène : «Figurez-vous que sur la place Saint-Pierre, quand je dus donner ma bénédiction urbi et orbi, les projecteurs de la télévision et du cinéma étaient si puissants que je ne parvins pas à distinguer la foule immense qui, paraît-il, s’étendait jusqu’au Tibre ! Je bénis l’univers, mais en quittant le balcon de Saint-Pierre, je songeais à tous les projecteurs qui, désormais, à chaque minute, seraient braqués sur moi. Et je me suis dit : « Si tu ne restes pas à l’école du Maître doux et humble, tu ne verras plus rien de la réalité du monde, tu seras aveugle ».

« Les premiers jours de ce service pontifical, je ne me rendais pas compte de tout ce que veut dire être évêque de Rome et par là même pasteur de l’Église universelle. Puis, une semaine après l’autre, la pleine lumière s’est faite. Et je me suis senti comme dans ma maison, comme si je n’avais rien fait d’autre durant toute ma vie » (1963).
A Mgr Martin, quelques jours avant sa mort, il confie : « Tous les jours sont bons pour vivre et tous aussi sont bons pour mourir. Pour moi, les valises sont prêtes, mais je suis prêt aussi à continuer à travailler ».

Tel était l’homme que beaucoup de Parisiens avaient superficiellement jugé comme un homme bien en chair, au geste rond, et à l’esprit facile : bref, un heureux tempérament, un prélat optimiste et souriant, voire un diplomate aux gros sabots, le paysan du Danube de la diplomatie pontificale !

De cette Église, Jean XXIII a été le pasteur, le bon pasteur, comme il l’a déclaré au lendemain de son élection. Très vite, les Romains d’abord, puis tous les chrétiens, et enfin le monde entier, l’ont reconnu comme tel. Alors que ses prédécesseurs demeuraient à l’intérieur du Vatican, il s’est mis à sortir très souvent, suscitant toujours beaucoup de sympathie sur son passage.
Les Romains disaient familièrement de lui dans un jeu de mots intraduisible : «Giovanni fuori le mura» (Jean hors les murs) ; et les Américains, en pensant au whisky, l’appelaient «Johnny Walker» (le marcheur). Pour tous, il demeure « le bon pape Jean », qui ne passe pas son temps à pleurer sur le malheur des temps, mais s’adresse au cœur des hommes pour les appeler à travailler et à le changer.

Jean XXIII a réuni le concile Vatican II.

Un triple esprit l’anime : le renouveau de l’Église, l’union des chrétiens, l’ouverture au monde. A ces intentions, il a offert sa vie et sa longue agonie, suivie par tous, petits et grands, l’oreille collée au transistor. « Je souffre avec douleur, mais avec amour », disait-il en ouvrant les bras. Et quand on l’interrogeait au moment de l’ouverture du Concile, il répondait : « Ma part à moi, ce sera la souffrance. »
Ce fut la souffrance, la prière et une action quotidienne très efficiente, sans coups d’éclats spectaculaires, mais par touches successives, quasi inaperçues au début. Il m’en souvient, quand je suis arrivé au Vatican, au début du pontificat de Jean XXIII, pour remplacer Mgr Veuillot, le futur archevêque de Paris : c’était une nouvelle image du pape qui se dessinait peu à peu.
Pas un diplomate ni un politique, mais un homme de cœur et un homme de Dieu qui, très vite, acquiert une confiance et une affection populaire extraordinaires. Pourquoi ? Parce qu’à travers un contact humain, d’homme à homme, jaillissait une flamme d’amour telle que chacun se sentait compris et aimé dans la meilleure part de lui-même.
Aussi sa mort a-t-elle été ressentie par tous, chrétiens et incroyants, comme un deuil personnel : la mort d’un père. A Moscou, le patriarche Alexis invitait les orthodoxes à la prière. A Paris, le rabbin de la synagogue séfarade introduisait une invocation à cette intention dans l’office du sabbat, cependant qu’à Rome, de leur prison de Regina Cœli, les détenus câblaient au Pape : « Avec un immense amour, nous sommes près de vous ».

Lorsqu’il reçut, le 7 mars 1963, Adjoubei et sa femme, la fille de Khrouchtchev, alors maître de l’Union soviétique, cette initiative fut très critiquée. Il s’en est expliqué lui-même au cardinal Marty, le 9 mai 1963, à midi : « Voyez-vous, me dit-il, je sais que plusieurs ont été surpris de cette visite ; certains même furent peinés.
Pourquoi ? Je dois recevoir tous ceux qui frappent à ma porte. Je les ai vus… et nous avons parlé des enfants ; il faut toujours s’entretenir des enfants… Je voyais que Mme Adjoubei pleurait. Je lui ai donné un chapelet, suggérant qu’elle ne devait pas en connaître l’utilité et qu’elle n’était pas tenue à le dire, bien sûr ! Mais qu’en le regardant, elle se rappellerait simplement qu’autrefois vivait une maman qui était parfaite. »
Un homme frappe à sa porte ? Comment la laisser fermée ? Il faut ouvrir, quitte à s’exposer. Qu’a donc fait d’autre le Christ ? « Attention, ces gens-là sont à gauche», lui a-t-on reproché. « Eh bien, que voulez vous que j’y fasse ? Ce n’est pas ma faute à moi, il faut bien que je les prenne là où ils sont et que j’essaie de leur parler ! »

Cette intuition libératrice, il y a quarante ans exactement, et nous en célébrons ici l’anniversaire, permit, lors de la crise de Cuba, de faire le lien entre Khrouchtchev et Kennedy ; de montrer par les faits que, si les systèmes idéologiques sont par nature intolérants, les hommes ne s’y aliènent jamais entièrement et gardent toujours inentamée cette meilleure part d’eux-mêmes qui leur permet de s’entendre pour éviter le pire.
Il ne s’agissait pas pour Jean XXIII de mettre l’Église au goût du jour, mais de redonner au monde le goût de l’Évangile. Les Romains disaient de lui qu’il était furbo, ce qui ne veut pas dire fourbe, mais subtil, d’une habileté nuancée de malice gentille, et c’était dans leur bouche un grand compliment.
Il faut avoir vu aux jours des Rameaux, en 1963, quelques semaines avant sa mort, Jean XXIII se frayer péniblement un chemin à travers la foule de la grande banlieue ouvrière, vers la paroisse Saint-Tarcisius, près de la voie Appienne, et les palmes jetées sur son chemin, pour comprendre le cri de l’Évangile : « Je veux voir Jésus ».

Sa décision la plus inattendue, convoquer le Concile, apparut très vite comme une nécessité évidente, alors que lui même ne savait pas très bien comment cela allait se passer. « En fait de concile, disait-il en souriant, nous sommes tous novices. Le Saint-Esprit sera là lorsque les évêques seront tous réunis. On verra bien. »
Le Concile était d’abord pour lui une rencontre avec Dieu dans la prière, avec Marie, comme les apôtres au Cénacle, la veille de la Pentecôte. Rencontre avec l’Esprit-Saint, le Concile était aussi une rencontre des évêques entre eux et de tous les évêques avec l’évêque de Rome, bien plus aussi, une rencontre avec les frères séparés invités comme observateurs, et ils vinrent de partout, même de Moscou ; rencontre enfin avec le monde entier par ces projecteurs de la presse, de la radio et de la télévision, braqués de tous les coins du monde sur la basilique Saint-Pierre.
Pour Jean XXIII, le Concile devait être aussi une contribution à la paix entre les hommes et entre les peuples, entre les religions et les classes sociales, entre les cultures et les systèmes de pensée.

(…)

Il accueillit ainsi les protestants et les orthodoxes au concile : « Veuillez lire dans mon cœur ; vous y trouverez peut-être bien davantage que dans mes paroles… J’ai eu de nombreuses rencontres avec des chrétiens, appartenant aux diverses dénominations… Nous n’avons pas parlementé, mais parlé ; nous n’avons pas discuté, mais nous nous sommes aimés ».

(…)

Tel était Jean XXIII, homme d’unité et de paix, un prêtre de Jésus-Christ, fortement et solidement enraciné dans la tradition, vivant joyeusement chaque jour comme un don de Dieu, et ouvert par l’espérance vers un monde plus fraternel et une Église plus proche des hommes parce que plus transparente à Dieu.
Jean XXIII était tout le contraire d’un homme de système, fût-ce à droite ou à gauche, et personne n’a pu se l’annexer, tant il a été, au grand sens du terme, catholique. Écoutons-le parler pour la fête de Noël, dans la basilique Saint-Pierre : « Notre cœur se gonfle de tendresse pour vous adresser nos vœux paternels. Nous voudrions pouvoir nous attarder à la table des pauvres, dans les ateliers, dans les lieux d’études et de science, auprès du lit des malades et des vieillards, partout où des hommes prient et souffrent, travaillent pour eux et pour les autres…
Oui, nous désirerions poser notre main sur la tête des petits, regarder les jeunes dans les yeux, encourager les papas et les mamans à accomplir leur devoir quotidien. A tous, nous voudrions répéter les paroles de l’ange : « Je vous annonce une grande joie : il vous est né un sauveur » ! » Avec ces mots tout simples, Jean, successeur de Pierre, redisait au monde la grande, la joyeuse nouvelle toujours jeune : le Seigneur nous aime et nous sommes appelés à l’aimer, à nous aimer. Et cette voix de l’Église souvent étouffée par les bruits du monde a retenti à nos oreilles.
Jean a percé le mur du son. Sa parole a éveillé un écho et les hommes ont reconnu sa voix, comme un appel adressé au meilleur d’eux-mêmes par quelqu’un qui les aimait comme un frère. Et c’est pourquoi tous l’ont pleuré, comme des fils leur propre mère. 

Laisser un commentaire