Archive pour le 4 février, 2008
Mgr Jean-Marie Lustiger – Le choix de Dieu
4 février, 2008du site:
http://www.spiritualite2000.com/page.php?idpage=1663
Mgr Jean-Marie Lustiger – Le choix de Dieu
Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton
Un homme se souvient. Un croyant témoigne. L’archevêque de Paris, nommé à cette fonction par Jean-Paul II, a accepté de répondre sans faux-fuyants à ces deux interlocuteurs sans complaisance. Et voici que surgissent trois histoires entremêlées. Celle de Jean-Marie Aron Lustiger, fils d’immigrés juifs polonais, jeté dans la France de l’avant-guerre et de l’occupation. Celle d’un Eglise qui, deux mille ans après sa naissance, affronte les idéologies, les ruptures, les dérives, le défi des Lumières et les désillusions du progrès. Celle enfin de la Parole de Jésus-Christ, prodigieuse promesse d’un salut pour les vivants et pour les morts, confrontée aux athéismes modernes.
La conversion
J.-M. L. – Je ne suis vraiment pas certain de la chronologie.
J’ai demandé à un témoin très proche de corroborer mes souvenirs. Il m’a répondu qu’il était aujourd’hui trop âgé et que sa mémoire le trahissait. Je n’ai pas non plus gardé de traces matérielles de c.e qui s’est passé. Je voudrais pouvoir vérifier ce qui n’est qu’impressions fugaces ou incertitudes, souvenirs et oublis de ce que j’ai pu faire ou penser à tel moment. Ce qui m’échappe, c’est l’enchaînement des événements mais j’ai gardé le souvenir précis et assuré des expériences intérieures.
Les faits d’abord: mes parents nous ont repris pour nous ramener à Paris au moment de la « drôle de guerre ». La menace paraissait moindre, avant que ne se produise l’exode de l’été. Ce retour à Paris a été de brève durée. Je me suis retrouvé avec mon meilleur ami en troisième, au lycée Montaigne. Notre séparation avait provoqué un échange de correspondance passionnant, des lettres que j’ai gardées pendant longtemps. Ce retour était-il dû au fait que j’avais déjà déclaré à mes parents mon intention de devenir chrétien? Je n’en suis plus certain. Mon père et ma mère étaient présents quand je leur ai dit mon désir d’être baptisé. Or, au moment de l’exode, mon père était absent puisqu’il était pris dans la débâcle. A quel moment de cette année 40 ai-je dit à mes parents mon intention de demander le baptême et mon désir qu’ils m’y autorisent? Je ne sais plus.
J’ai cependant un repère chronologique précis du moment où j’ai désiré le baptême. Cela s’est passé dans la cathédrale d’Orléans, au cours de la semaine sainte, juste avant Pâques 40. La débâcle est venue en juin, donc le retour à Paris a dû avoir lieu entre avril et juin.
J .- L. M. – Comment cela s’est-il passé?
J .-M. L. – J’ai partagé l’existence quotidienne de chrétiens convaincus. Ils savaient parfaitement que nous étions juifs et ont manifesté à mon égard une discrétion exemplaire.
J.-L. M. – Quand vous dites« discrétion exemplaire », cela veut dire absence de prosélytisme?
J.-M. L. – Aucun, absolument aucun. J’ai découvert de nouveau, de l’intérieur, l’univers chrétien, non plus allemand mais français, à la fois la culture, la pensée, la vie, la conduite. En même temps, il y avait un brutal changement, assez étrange pour moi : j’étais un petit Parisien qui n’avait jamais connu la campagne, hormis les mois d’été. Et Orléans était un jardin. Un jardin, et aussi l’image d’une France provinciale. Comme j’étais curieux et observateur, j’ai posé toutes sortes de questions au gré de la découverte de lieux extraordinaires: Germigny-des-Prés, une église carolingienne; Cléry, une église gothique avec le tombeau de Louis XI; les bords de Loire; les monuments et les églises d’Orléans. Bref, tout cela faisait partie du paysage. Et en même temps, un certain contenu du christianisme me devenait accessible de l’intérieur par les moyens de la culture et de la vie.
Ce n’est pas le plus important ni ce qui fut décisif; mais je cherche à expliquer où sont les sas. Les camarades du lycée ont été un autre sas, bien que le problème de la religion ne fût jamais abordé entre nous.
D. W. – Les autres élèves savaient-ils que vous étiez juzf, à Orléans?
J.-M. L. – Bien sûr. Je m’appelais Aron.
J.-L. M. – Y avait-il d’autres juifs au lycée d’Orléans?
J .-M. L. – Oh certainement, mais je n’en ai pas de souvenirs.
Dans ma classe, j’étais le seul.
J.-L. M. – Votre mère venait régulièrement vous voir?
J .-M. L. – Oui, toutes les semaines. Les contacts avec mes camarades du lycée ont donc fourni un autre terrain d’échange avec le christianisme. Mais il me semble que la familiarité avec des jeunes chrétiens de mon âge a été postérieure à mon baptême. Toujours est-il que je me souviens très bien avoir demandé à la personne chez qui nous logions de me donner un Nouveau Testament. J’ai commencé par l’évangile selon saint Matthieu qui est en tête. Je lisais Pascal pendant cette même période. Je le lisais assidûment. J’ai commencé à recopier l’évangile de saint Matthieu à la main. J’ai souligné certains passages qui me frappaient. J’avais en ma possession une petite édition de la Bible de Crampon, en fascicules séparés contenant chacun un évangile. Je ne suis pas allé jusqu’au bout, j’ai copié seulement quelques chapitres. Cela devait se passer vers Noël. C’était l’hiver, je m’en souviens.
Et puis j’ai posé des questions sur le christianisme à qui me tombait sous la main, certainement à la personne chez qui nous logions et à d’autres personnes aussi.
D. W. – Votre sœur était avec vous?
J.-M. L. – Oui. Elle était élève dans une école libre.
J .- L. M. – Et vous parliez de cela avec votre sœur?
J.-M. L. – Je ne le pense pas. Et puis, quelques mois après, je suis entré un jour dans la cathédrale, qui était sur le chemin quotidien du lycée. Au centre d’une place, alors non bâtie, venteuse, un énorme édifice, à la beauté austère et dépouillée, toujours en réparation. Je suis entré un jour que je sais aujourd’hui être le jeudi saint. Je rne suis arrêté au transept sud, où brillait un foisonnement ordonné de fleurs et de lumières. Je suis resté un grand moment, saisi. Je ne savais pas pourquoi j’étais là, ni pourquoi les choses se passaient ainsi en moi. J’ignorais la signification de ce que je voyais. Je ne savais pas quelle fête on célébrait, ni ce que les gens faisaient là en silence. Je suis rentré dans ma chambre. Je n’ai rien dit à personne.
Le lendemain je suis retourné à la cathédrale. Je voulais revoir ce lieu. L’église était ~ vide. Spirituellement vide aussi. J’ai subi l’épreuve de ce vide : je ne savais pas que c’était le vendredi saint – je ne fais que vous décrire la matérialité des choses, et à ce moment-là j’ai pensé : je veux être baptisé. Du coup, je me suis adressé à la personne chez qui je logeais. C’était le plus simple. Je savais qu’elle était catholique, qu’elle allait à la messe: je la voyais, je savais qui elle était.
Elle m’a dit: « Il faut demander à vos parents. » Elle m’a adressé à l’évêque d’Orléans, Mgr Courcoux. C’était un oratorien très cultivé; il m’a instruit dans le christianisme, me donnant des leçons particulières. Dès le début de nos rencontres, il m’a invité à demander la permission de mes parents. La chronologie m’échappe, mais je me souviens très bien du jour où j’ai averti mes parents – une scène extrêmement douloureuse, parfaitement insupportable. Ils ont fini par accepter. Mais cela, c’est une autre histoire.
D. W. – Ils ont refusé tous les deux?
J.-M. L. – Bien sûr. Mon père devait être là en permission. Je leur ai expliqué que ma démarche ne me faisait pas abandonner la condition juive, mais bien au contraire la trouver, recevoir pour elle une plénitude de sens. Je n’avais pas du tout le sentiment de trahir, ni de me camoufler, ni d’abandonner quoi que ce soit, mais au contraire de trouver la portée, la signification de ce que j’avais reçu dès ma naissance. Cela leur paraissait complètement incompréhensible, dément et insupportable, la pire des choses, le pire des malheurs qui pouvaient leur arriver. Et j’avais une conscience très aiguë que je leur causais une douleur, tout à fait intolérable. J’en étais déchiré et ne l’ai fait vraiment que par nécessité intérieure. Une autre solution aurait consisté à tout enfouir en moi-même, à ne rien dire et à attendre. Mais cette solution-là, je n’ai pas voulu l’envisager.
Mgr Courcoux était un homme très respectueux d’autrui. Je ne sais pas s’il se rendait compte de ce que cela représentait pour mes parents; je ne sais pas, aujourd’hui, quelle était sa connaissance des juifs de notre genre. Il était très cultivé et intelligent. Les juifs qu’il connaissait étaient les juifs libéraux de l’intelligentsia française dont Bergson était un représentant … Finalement, mes parents ont accepté. Pour ma sœur et pour moi.
J.-L. M – Parce que votre sœur voulait se convertir aussi?
J.-M. L. – Elle m’a suivi. Mais elle m’a suivi par conviction. Pourtant nous n’en avons jamais parlé.
J.-L. M. – Vous avez tous les deux suivi la même évolution à Orléans, pendant cette période?
J .-M. L. – En tout cas, la même instruction. Celle que donnait l’évêque. J’ai jeté les fascicules – je le regrette – des cours d’instruction religieuse qu’il avait fait imprimer pour un collège. Comme il était oratorien, je ne sais s’il avait donné des cours à Juilly ou à Saint-Martin de Pontoise, avant d’être curé à Saint-Eustache à Paris. Quoi qu’il en soit, ses cours étaient d’un niveau remarquable. Dès cette époque, j’ai été initié à l’étude des origines chrétiennes, à la connaissance des textes les plus anciens, avec une grande rigueur historique; bref, j’ai reçu une initiation chrétienne d’une qualité intellectuelle et spirituelle rarement proposée à un adolescent. Elle confirmait l’intuition très vive que j’avais de la continuité du christianisme et du judaïsme. Mgr Courcoux m’a parlé de bien des sujets; entre beaucoup d’autres, il me nommait le Père Teilhard de Chardin, abordait aussi les relations entre la science et la foi. C’est vous dire que je n’étais pas mal traité.
D. W. – Vous aviez de la chance.
J .-M .. L.- Je ne me souviens d’avoir rencontré alors en ce domaine que des gens qui m’ont inspiré le respect.
D.W. ,-, Pourquoi vous a-t-il paru évident d’aller du judaïsme au christianisme plutôt que de vous tourner vers la religion juive? J .-M. L. – Mais le christianisme est un fruit du judaïsme! Pour être plus c1air, j’ai cru au Christ, Messie d’Israël. Quelque chose s’est cristallisé que je portais en moi depuis des années sans que j’en aie parlé à personne. Je savais que le judaïsme portait en lui l’espérance du Messie. Au scandale de la souffrance répondait l’espérance de la rédemption des hommes et de l’accomplissement des promesses que Dieu a faites à son peuple. Et j’ai su que Jésus est le Messie, le Christ de Dieu.
D. W. -,’. A ce moment-là, n’y a-t-il pas eu en vous un sentiment de révolte?
J … M. L.’- C’était la découverte du Messie d’Israël et du Fils de Dieu, et donc celle de Dieu aussi, confirmée. C’était encore pour moi l’âge métaphysique et déjà l’âge du doute. « Est-ce que Dieu existe? » Question de la rationalité critique, question lancinante ou subliminaire de la pensée; il m’a fallu quinze ans, vingt ans pour en sorti, compte tenu de la culture à laquelle j’avais part et de mon évolution personnelle.
J.-L. M. – Mais au moment même de la conversion, ou de cette prise de conscience, y avait-il ce doute ?
J .-M. L. – La certitude absolue que Dieu existe et sa négation radicale qui fait dire: Dieu n’existe pas; les deux pensées m’habitaient successivement et parfois simultanément. Mais je savais au fond, même lorsque je n’étais plus certain de croire, que Dieu existait, puisque j’étais juif.
D. W. – Pourquoi cela?
J.-M. L. – Mais parce que je savais bien que Dieu nous avait choisis pour montrer qu’il existe!
J.-L. M. – Vous insistez beaucoup, et je le comprends, sur le fait qu’il n’y avait pas de prosélytisme dans le milieu qui vous a accueilli.
J .-M. L. – J’insiste là-dessus parce que le prosélytisme est la première idée qui vient à l’esprit dans une situation pareille. Gest aussi ce que mes parents ont tout de suite incriminé.
J.-L. M. -Je vais dire la même chose: est-ce que le prosélytisme réussi n’est pas celui qui se fait oublier?
J.-M. L. – Je n’en sais rien. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’étais un gamin insupportable, très orgueilleux et d’une personnalité accusée. Il ne fallait pas me marcher sur les pieds. J’imagine qu’on peut me manipuler – tout le monde est manipulable – mais les interlocuteurs que j’avais là étaient des hommes et des femmes d’une évidente honnêteté. Ils m’ont, de plus, rendu le service d’être critiques à mon égard, de me remettre à ma place.
D. W. – Vos parents ne vous ont-ils pas proposé une solution alternative: approfondir la foi Juive ?
J.-M. L. – Oui, bien sûr. Nous avons eu une entrevue avec un personnage célèbre du judaïsme, une discussion qui a duré deux heures, chez lui. Je lui ai « démontré» que Jésus est le Messie. Au moment où nous sortions il a dit à mes parents: «Vous ne pouvez rien; laissez-le faire. »
D. W. -Le conflit familial a dû être très violent. Vous avez trouvé du réconfort auprès de votre mère ou auprès de votre Père?
J.-M. L. – C’est très compliqué. Ma mère est morte trop tôt.
Ma mère a été déportée et est morte à Auschwitz. Avec mon père il y a une évolution qui n’a pas pu se produire avec ma mère : la réponse n’est donc pas possible. Mon père était plutôt avare de paroles. Quand il parlait, la force était énorme, mais contenue. Ma mère, au contraire, était expansive, plus nerveuse, plus expressive.
J.-L. M. – Vos parents auraient pu aussi considérer que cette conversion n’était peut-être pas une mauvaise chose, dans le contexte historique?
J .-M. L. – Ils ont fait ce calcul. Ils y ont vu une protection, face à la présence des Allemands. Je crois que c’est pour cela qu’ils l’ont acceptée. Je leur ai dit : « Ça ne servira à rien. »
J.- L. M. – Et vous-même, ces circonstances historiques ne vous gênaient-elles pas ? Je veux dire : n’est-il pas difficile de quitter le judaïsme au moment où les juifs sont persécutés.
J .-M. L. – Je n’ai pas fait de raisonnement politique. Pour moi, il n’était pas un instant question de renier mon identité juive. Bien au contraire. Je percevais le Christ, Messie d’Israël, et je voyais des chrétiens qui avaient de l’estime pour le judaïsme.
J.-L. M. – N’avez-vous jamais rencontré de chrétiens dépourvus d’estime à l’égard du judaïsme?
J .-M. L. – A mes yeux, les antisémites n’étaient pas fidèles au christianisme.
J.-L. M. – Cela ne fait pas beaucoup de chrétiens en France!
J .-M. L. – Cétaient des goyim, des païens; ils n’étaient pas chrétiens.
J.-L. M. – Les choses pour vous se passaient sur un plan spirituel, mais la réalité historique était-elle présente?
J .-M. L. – La réalité historique était au contraire extrêmement forte, mais elle n’intervenait pas sous forme d’opportunité politique dans mon chemin. Peu d’années après, j’ai lu les cahiers clandestins de Témoignage chrétien où je retrouvais clairement mes convictions. De Lubac, Fessard et Journet, qui écrivaient dans la clandestinité sur la résistance au paganisme nazi et sur le judaïsme, ont dit ce qu’il fallait dire.
D. W. – Vous souvenez-vous de la date de votre communion?
J.-M. L. -. Baptême et communion, le 25 août 1940; et la confirmation, le 15 septembre 1940, par l’évêque d’Orléans, dans la chapelle de l’évêché d’Orléans où j’ai célébré la messe comme évêque près de quarante ans plus tard.
J . – L. M. – Vous avez changé de prénom· à cette occasion? J.-M. L. – Non. J’ai gardé mon prénom d’état civil, Aron, qui est le prénom de mon grand-père paternel. La tradition voulait que, quand le grand-père mourait, l’un des petits-fils prenne son nom, et je l’ai gardé comme nom de baptême parce que c’était mon nom et qu’Aron, le Grand Prêtre, figure avec Moïse au calendrier chrétien. Et j’ai ajouté Jean et Marie. Jean était le prénom de mon parrain.
Portrait de Jean XXIII par le cardinal Poupard
4 février, 2008du site:
http://www.cardinalrating.com/cardinal_80__article_325.htm
Portrait de Jean XXIII par le cardinal Poupard
Oct 07, 2004
Le texte suivant est composé d’extraits de conférences de Carême données à Notre-Dame de Paris par le cardinal Poupard. Ils illustrent la compréhension qu’ont les hommes d’Eglise actuels du rôle joué par le pape Jean XXIII.
(DICI, 3/5/2003) « Tout au long de cette montée vers Pâques, nous avons écouté le Christ nous parler par ses disciples (…). Ce soir, au terme de ce parcours où tant d’autres témoignages auraient pu être évoqués, c’est le bienheureux pape Jean XXIII, homme d’unité et de paix, qui nous réjouira par les confidences de son Journal, commencé à l’âge de 14 ans et régulièrement tenu jusqu’en 1962, à quelques mois de sa mort survenue à l’âge de 81 ans.
En remettant ces vieux cahiers fripés et ces fascicules délabrés à son fidèle secrétaire, Mgr Loris Capovilla, le bon pape Jean lui confiait : « Mon âme est dans ces pages. J’étais un bon garçon innocent, un peu timide. Je voulais aimer Dieu à tout prix et je ne pensais à rien d’autre qu’à me faire prêtre au service des âmes simples qui réclament des soins patients et diligents »
Homme d’unité, il le sera en ouvrant le concile œcuménique et en y invitant nos frères séparés : les chrétiens anglicans, protestants et orthodoxes. Homme d’unité, il le fut en recevant des hommes de toute obédience. L’une de ses rencontres parmi les plus émouvantes fut sans conteste celle où il accueillit un groupe d’israélites en leur disant, bras grands ouverts : « Je suis Joseph, votre frère » (il s’appelait Joseph – Giuseppe – Roncalli, ndlr).
Parole biblique, aux résonances profondes. C’était au soir de son élection. La foule bigarrée, il m’en souvient, applaudissait à tout rompre lorsque s’ouvrit la loggia qui domine la place Saint-Pierre, pour la première bénédiction traditionnelle urbi et orbi, c’est à dire à la ville et au monde.
Le nouveau pape, qu’on avait, tant bien que mal, revêtu de la plus large des trois soutanes blanches préparées par des personnes qui n’avaient pas prévu l’élection du cardinal Roncalli, venait de dire avec un humour plein de gravité : «Me voici ficelé, prêt à être livré !» Plus tard, il raconta comment il avait vécu la scène : «Figurez-vous que sur la place Saint-Pierre, quand je dus donner ma bénédiction urbi et orbi, les projecteurs de la télévision et du cinéma étaient si puissants que je ne parvins pas à distinguer la foule immense qui, paraît-il, s’étendait jusqu’au Tibre ! Je bénis l’univers, mais en quittant le balcon de Saint-Pierre, je songeais à tous les projecteurs qui, désormais, à chaque minute, seraient braqués sur moi. Et je me suis dit : « Si tu ne restes pas à l’école du Maître doux et humble, tu ne verras plus rien de la réalité du monde, tu seras aveugle ».
« Les premiers jours de ce service pontifical, je ne me rendais pas compte de tout ce que veut dire être évêque de Rome et par là même pasteur de l’Église universelle. Puis, une semaine après l’autre, la pleine lumière s’est faite. Et je me suis senti comme dans ma maison, comme si je n’avais rien fait d’autre durant toute ma vie » (1963).
A Mgr Martin, quelques jours avant sa mort, il confie : « Tous les jours sont bons pour vivre et tous aussi sont bons pour mourir. Pour moi, les valises sont prêtes, mais je suis prêt aussi à continuer à travailler ».
Tel était l’homme que beaucoup de Parisiens avaient superficiellement jugé comme un homme bien en chair, au geste rond, et à l’esprit facile : bref, un heureux tempérament, un prélat optimiste et souriant, voire un diplomate aux gros sabots, le paysan du Danube de la diplomatie pontificale !
De cette Église, Jean XXIII a été le pasteur, le bon pasteur, comme il l’a déclaré au lendemain de son élection. Très vite, les Romains d’abord, puis tous les chrétiens, et enfin le monde entier, l’ont reconnu comme tel. Alors que ses prédécesseurs demeuraient à l’intérieur du Vatican, il s’est mis à sortir très souvent, suscitant toujours beaucoup de sympathie sur son passage.
Les Romains disaient familièrement de lui dans un jeu de mots intraduisible : «Giovanni fuori le mura» (Jean hors les murs) ; et les Américains, en pensant au whisky, l’appelaient «Johnny Walker» (le marcheur). Pour tous, il demeure « le bon pape Jean », qui ne passe pas son temps à pleurer sur le malheur des temps, mais s’adresse au cœur des hommes pour les appeler à travailler et à le changer.
Jean XXIII a réuni le concile Vatican II.
Un triple esprit l’anime : le renouveau de l’Église, l’union des chrétiens, l’ouverture au monde. A ces intentions, il a offert sa vie et sa longue agonie, suivie par tous, petits et grands, l’oreille collée au transistor. « Je souffre avec douleur, mais avec amour », disait-il en ouvrant les bras. Et quand on l’interrogeait au moment de l’ouverture du Concile, il répondait : « Ma part à moi, ce sera la souffrance. »
Ce fut la souffrance, la prière et une action quotidienne très efficiente, sans coups d’éclats spectaculaires, mais par touches successives, quasi inaperçues au début. Il m’en souvient, quand je suis arrivé au Vatican, au début du pontificat de Jean XXIII, pour remplacer Mgr Veuillot, le futur archevêque de Paris : c’était une nouvelle image du pape qui se dessinait peu à peu.
Pas un diplomate ni un politique, mais un homme de cœur et un homme de Dieu qui, très vite, acquiert une confiance et une affection populaire extraordinaires. Pourquoi ? Parce qu’à travers un contact humain, d’homme à homme, jaillissait une flamme d’amour telle que chacun se sentait compris et aimé dans la meilleure part de lui-même.
Aussi sa mort a-t-elle été ressentie par tous, chrétiens et incroyants, comme un deuil personnel : la mort d’un père. A Moscou, le patriarche Alexis invitait les orthodoxes à la prière. A Paris, le rabbin de la synagogue séfarade introduisait une invocation à cette intention dans l’office du sabbat, cependant qu’à Rome, de leur prison de Regina Cœli, les détenus câblaient au Pape : « Avec un immense amour, nous sommes près de vous ».
Lorsqu’il reçut, le 7 mars 1963, Adjoubei et sa femme, la fille de Khrouchtchev, alors maître de l’Union soviétique, cette initiative fut très critiquée. Il s’en est expliqué lui-même au cardinal Marty, le 9 mai 1963, à midi : « Voyez-vous, me dit-il, je sais que plusieurs ont été surpris de cette visite ; certains même furent peinés.
Pourquoi ? Je dois recevoir tous ceux qui frappent à ma porte. Je les ai vus… et nous avons parlé des enfants ; il faut toujours s’entretenir des enfants… Je voyais que Mme Adjoubei pleurait. Je lui ai donné un chapelet, suggérant qu’elle ne devait pas en connaître l’utilité et qu’elle n’était pas tenue à le dire, bien sûr ! Mais qu’en le regardant, elle se rappellerait simplement qu’autrefois vivait une maman qui était parfaite. »
Un homme frappe à sa porte ? Comment la laisser fermée ? Il faut ouvrir, quitte à s’exposer. Qu’a donc fait d’autre le Christ ? « Attention, ces gens-là sont à gauche», lui a-t-on reproché. « Eh bien, que voulez vous que j’y fasse ? Ce n’est pas ma faute à moi, il faut bien que je les prenne là où ils sont et que j’essaie de leur parler ! »
Cette intuition libératrice, il y a quarante ans exactement, et nous en célébrons ici l’anniversaire, permit, lors de la crise de Cuba, de faire le lien entre Khrouchtchev et Kennedy ; de montrer par les faits que, si les systèmes idéologiques sont par nature intolérants, les hommes ne s’y aliènent jamais entièrement et gardent toujours inentamée cette meilleure part d’eux-mêmes qui leur permet de s’entendre pour éviter le pire.
Il ne s’agissait pas pour Jean XXIII de mettre l’Église au goût du jour, mais de redonner au monde le goût de l’Évangile. Les Romains disaient de lui qu’il était furbo, ce qui ne veut pas dire fourbe, mais subtil, d’une habileté nuancée de malice gentille, et c’était dans leur bouche un grand compliment.
Il faut avoir vu aux jours des Rameaux, en 1963, quelques semaines avant sa mort, Jean XXIII se frayer péniblement un chemin à travers la foule de la grande banlieue ouvrière, vers la paroisse Saint-Tarcisius, près de la voie Appienne, et les palmes jetées sur son chemin, pour comprendre le cri de l’Évangile : « Je veux voir Jésus ».
Sa décision la plus inattendue, convoquer le Concile, apparut très vite comme une nécessité évidente, alors que lui même ne savait pas très bien comment cela allait se passer. « En fait de concile, disait-il en souriant, nous sommes tous novices. Le Saint-Esprit sera là lorsque les évêques seront tous réunis. On verra bien. »
Le Concile était d’abord pour lui une rencontre avec Dieu dans la prière, avec Marie, comme les apôtres au Cénacle, la veille de la Pentecôte. Rencontre avec l’Esprit-Saint, le Concile était aussi une rencontre des évêques entre eux et de tous les évêques avec l’évêque de Rome, bien plus aussi, une rencontre avec les frères séparés invités comme observateurs, et ils vinrent de partout, même de Moscou ; rencontre enfin avec le monde entier par ces projecteurs de la presse, de la radio et de la télévision, braqués de tous les coins du monde sur la basilique Saint-Pierre.
Pour Jean XXIII, le Concile devait être aussi une contribution à la paix entre les hommes et entre les peuples, entre les religions et les classes sociales, entre les cultures et les systèmes de pensée.
(…)
Il accueillit ainsi les protestants et les orthodoxes au concile : « Veuillez lire dans mon cœur ; vous y trouverez peut-être bien davantage que dans mes paroles… J’ai eu de nombreuses rencontres avec des chrétiens, appartenant aux diverses dénominations… Nous n’avons pas parlementé, mais parlé ; nous n’avons pas discuté, mais nous nous sommes aimés ».
(…)
Tel était Jean XXIII, homme d’unité et de paix, un prêtre de Jésus-Christ, fortement et solidement enraciné dans la tradition, vivant joyeusement chaque jour comme un don de Dieu, et ouvert par l’espérance vers un monde plus fraternel et une Église plus proche des hommes parce que plus transparente à Dieu.
Jean XXIII était tout le contraire d’un homme de système, fût-ce à droite ou à gauche, et personne n’a pu se l’annexer, tant il a été, au grand sens du terme, catholique. Écoutons-le parler pour la fête de Noël, dans la basilique Saint-Pierre : « Notre cœur se gonfle de tendresse pour vous adresser nos vœux paternels. Nous voudrions pouvoir nous attarder à la table des pauvres, dans les ateliers, dans les lieux d’études et de science, auprès du lit des malades et des vieillards, partout où des hommes prient et souffrent, travaillent pour eux et pour les autres…
Oui, nous désirerions poser notre main sur la tête des petits, regarder les jeunes dans les yeux, encourager les papas et les mamans à accomplir leur devoir quotidien. A tous, nous voudrions répéter les paroles de l’ange : « Je vous annonce une grande joie : il vous est né un sauveur » ! » Avec ces mots tout simples, Jean, successeur de Pierre, redisait au monde la grande, la joyeuse nouvelle toujours jeune : le Seigneur nous aime et nous sommes appelés à l’aimer, à nous aimer. Et cette voix de l’Église souvent étouffée par les bruits du monde a retenti à nos oreilles.
Jean a percé le mur du son. Sa parole a éveillé un écho et les hommes ont reconnu sa voix, comme un appel adressé au meilleur d’eux-mêmes par quelqu’un qui les aimait comme un frère. Et c’est pourquoi tous l’ont pleuré, comme des fils leur propre mère.
Le paradoxe des Béatitudes: Un bonheur paradoxal
4 février, 2008du site:
http://www.bible-service.net/site/523.html
Le paradoxe des Béatitudes
Un bonheur paradoxal
St Matthieu : Mt 4,23 – 5,12
Selon Matthieu, c’est le début du premier discours de Jésus. La série des Béatitudes est donc un commencement. Un commencement au même titre que d’autres commencements dans la Bible ?
La parole de Dieu est au commencement de toute la création (Gn 1). Elle dit et fait ce qu’elle dit, mais ce n’est pas une béatitude. Et cependant, à la fin de chaque étape de la création, Dieu voit que tout cela est bon…
D’une montagne à l’autre
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Autre commencement majeur : le don de la Loi, l’alliance du Sinaï (Ex 19-24). Cela se passe sur la montagne et, pour la conclusion de l’alliance, Moïse est assis pour un repas avec 70 des anciens d’Israël : cela ressemble un peu à Jésus assis sur la montagne avec ses 12 disciples. Les premières phrases de l’alliance du Sinaï, ce sont les Dix Paroles (le Décalogue, Ex 20). Elles commencent par un tout petit récit : »…je t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » qui rappelle à tout Israël les merveilles de l’Exode. Mais il s’agit d’autre chose sur la montagne avec Jésus : non le récit des merveilles du passé, mais la déclaration des béatitudes. C’est une autre manière de faire naître un peuple, une manière qui s’adresse à tous, pas seulement à Israël libéré par YHWH (Le Seigneur). |
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Une joie inouïe |
Suivons le fil du texte de Mathieu. Le mot »heureux » revient neuf fois. Une liste à neuf termes, cela paraît une liste incomplète (rappelons-nous les Dix Paroles !). Mais la liste des béatitudes s’achève par l’injonction du v. 12 : »Soyez dans la joie et l’allégresse… » Ainsi est explicité le mot »heureux » : ceux et celles que Jésus déclare heureux, répondront à cette déclaration en se tenant dans la joie et l’allégresse. Paradoxe des béatitudes : ceux et celles que Jésus déclare heureux ne se croyaient sans doute pas tels ! Mais que Jésus le leur déclare et cela engendre en eux une joie inouïe. Notons que les deux dernières déclarations de Jésus (v. 11-12) diffèrent des précédentes. Elles s’adressent à un »vous » : »Heureux êtes-vous lorsque… » Alors qu’il paraissait s’adresser à la foule, Jésus se tourne-t-il maintenant vers quelques-uns en particulier ? Difficile à savoir. L’important, c’est qu’en s’adressant à quelques-uns ( »vous »), Jésus parle aussi de lui : »…à cause de moi ». Le secret des déclarations de Jésus tient dans la relation entre lui et ceux à qui il parle. Si les béatitudes parlent à tout homme et lui disent qu’il a vocation – paradoxale – à être heureux, la joie et l’allégresse qui couronnent ce paradoxe sont le fruit de la relation à Jésus : »…à cause de moi ». |
Un avenir ouvert |
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L’ensemble des huit premières béatitudes (v. 3-10) est délimité par la mention du Royaume des cieux (v 3.10), introduit par un verbe au présent : »…à eux est le Royaume des cieux » alors que toutes les autres (v. 4-9) emploient un verbe au futur : »ils hériteront… seront consolés… etc. » Les béatitudes sont des déclarations qui valent pour le présent : »Le Royaume des cieux (ou de Dieu) est parmi vous » ne cessera de proclamer Jésus sur les routes de Galilée. Et cette présence du Royaume dans notre présent nous ouvre un avenir : hériter, être consolé, être rassasié… Les béatitudes sont formulées de manière constante : »Heureux ceux qui… ». Ceux qui sont déclarés heureux sont caractérisés par un adjectif (par un état) : pauvre en esprit, doux, affligé, pur de cœur, ou bien par un verbe (par une action) : avoir faim et soif, faire miséricorde, faire la paix, être persécuté. Cette manière de formuler les choses rappelle, par contraste, les malédictions proclamées autrefois par les prophètes : »Malheur à ceux qui… » (cf. par ex. Am 5,18 et 6,1 ou la liste de sept malédictions en Is 5,8-25 et 10,1-4). À leurs contemporains stigmatisés ainsi pour leurs injustices, les prophètes annoncent pour conséquence un grand malheur. Au fond, les béatitudes ont quelque chose de prophétique. A ceci près que le prophète Jésus n’annonce pas un malheur mais plutôt une manière paradoxale de vivre ce qui nous apparaît comme malheur, à savoir être persécuté à cause de lui ! Il est possible de vivre toute notre vie avec l’allégresse au cœur à cause de lui et avec lui, si nous nous attachons à lui pour apprendre de lui comment vivre ce paradoxe. |
La justice du Royaume |
De qui parle Jésus ? Les quatre premières béatitudes s’adressent à des personnes qui vivent manifestement un manque : être pauvre (ou humble, voire humilié), être doux (sans violence ?), être affligé, avoir faim et soif… de justice ! Le manque fondamental, en fait, est celui de la justice et il donne sens à tous les autres. Les quatre béatitudes suivantes restent dans la thématique de la justice, mais cette fois au niveau d’un »engagement » : faire miséricorde, être pur de cœur, faire la paix, être persécuté à cause du combat pour la justice. Sous différentes facettes, on peut dire que les béatitudes déclarent heureux ceux et celles pour qui la justice (du Royaume, cf. Mt 5,20) est un enjeu majeur. Si les prophètes dénonçaient ceux qui pratiquaient l’injustice, Jésus déclare heureux ceux qui placent au centre de leur vie le souci de la justice. Dans cette perspective, il faut noter enfin que Jésus parle très concrètement : de l’esprit (ou du souffle), du cœur, d’avoir faim et soif, du regard (et des pleurs). Le paradoxe par lequel Jésus déclare heureux ceux et celles qui ne se pensaient pas tels, mais qui sont concernés par la justice, touche au plus intime de notre être. Car ce paradoxe a quelque chose à voir avec la relation à Dieu : voir Dieu (v. 8), être appelé fils de Dieu (v. 9). En faisant confiance aux déclarations des béatitudes, à la suite de Jésus qui nous ouvre ce chemin, ce qui nous est promis n’est rien de moins que la joie et l’allégresse d’une relation filiale avec Dieu. |
bonne nuit
4 février, 2008Une rose de procelaine, jardins de Balata, Martinique, Antilles
http://www.folp.free.fr/Search.php?getTheme=FLEURS%20OU%20FLEUR
« Rentre chez toi, auprès des tiens ; annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi »
4 février, 2008du site:
http://levangileauquotidien.org/
Bienheureux Charles de Foucauld (1858-1916), ermite et missionnaire au Sahara
Méditation 194 sur les Évangiles, (in Oeuvres spirituelles, Seuil 1958, p. 212-215)
« Rentre chez toi, auprès des tiens ; annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi »
Lorsque nous désirons suivre Jésus, ne nous étonnons pas s’il ne nous le permet pas tout de suite, ou même s’il ne nous le permet jamais… En effet ses vues portent plus loin que les nôtres ; il veut non seulement notre bien, mais celui de tous…
Assurément, partager sa vie, avec et comme les apôtres, est un bien et une grâce, et on doit toujours tâcher de se rapprocher de cette imitation de sa vie. Mais…la vraie, la seule perfection, ce n’est pas de mener tel ou tel genre de vie, c’est de faire la volonté de Dieu ; c’est de mener le genre de vie que Dieu veut, où il veut, et de le mener comme il l’aurait mené lui-même…
Lorsqu’il nous laisse le choix à nous-mêmes, alors oui, cherchons à le suivre pas à pas le plus exactement possible, à partager sa vie telle qu’elle fut, comme le firent ses apôtres pendant sa vie et après sa mort : l’amour nous pousse à cette imitation… Quand sa volonté nous voudra ailleurs, allons où il voudra, menons le genre de vie que sa volonté nous désignera, mais partout rapprochons-nous de lui de toutes nos forces et soyons dans tous les états, dans toutes les conditions, comme lui-même y aurait été, s’y serait conduit, si la volonté de son Père l’y avait mis comme elle nous y met.
SAINT AUGUSTIN: EXPLICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE
4 février, 2008du site:
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/comecr2/montagne.htm#_Toc38109188
SAINT AUGUSTIN
EXPLICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE
Traduction de M. l’abbé DEVOILLE.
LIVRE PREMIER. PREMIÈRE PARTIE DU SERMON (1).
CHAPITRE PREMIER. RÈGLE PARFAITE DE LA VIE CHRÉTIENNE. — MONTAGNE. — OUVRIR SA BOUCHE. — LES PAUVRES D’ESPRIT.
1. En étudiant avec piété et avec prudence le sermon que Notre-Seigneur Jésus-Christ a prononcé sur la montagne, tel que nous le lisons dans l’évangile selon saint Matthieu, on y trouvera, je pense, tout ce qui regarde les bonnes mœurs, un parfait modèle de la vie chrétienne. Je ne m’aventure point en disant cela, mais je me fonde sur les paroles mêmes du Seigneur. En effet, en concluant ce discours, le Sauveur laisse entendre qu’il y a renfermé tous les préceptes propres à former notre vie, puisqu’il dit : «Donc, quiconque entend ces paroles que je publie et les accomplit, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre; la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison ; et elle n’a pas été renversée, parce qu’elle était fondée sur la pierre. Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit pas, je le comparerai à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable; et la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé, et sont venus fondre sur cette maison ; et elle s’est écroulée, et sa ruine a été grande. » En disant, non pas simplement : « Celui qui entend mes paroles, » mais: «celui qui entende ces paroles que je dis, » le Seigneur a assez indiqué, ce me semble, que les paroles qu’il a prononcées sur la montagne peuvent imprimer à la conduite de ceux qui veulent les mettre en pratique une perfection telle qu’on pourra justement les comparer à un homme qui bâtit sur la pierre. Je dis ceci pour montrer que ce discours renferme
1 Matt. V.
toutes les règles de la perfection chrétienne; car nous reviendrons plus en détails sur ce chapitre.
2. Voici donc le préliminaire de ce sermon : « Or Jésus, voyant une grande foule, monta sur la montagne, et lorsqu’il se fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui, et ouvrant sa bouche, il les instruisait, disant. » Si on demande ce que signifie la montagne, ils est raisonnable de penser qu’elle désigne l’importance plus grande des préceptes de la justice, comparativement à ceux de la loi judaïque qui leur sont inférieurs. Cependant c’est le même Dieu qui, par ses saints prophètes et ses serviteurs, selon l’exacte convenance du temps, adonné des commandements de moindre valeur à un peuple qu’il fallait encore enchaîner par la crainte ; et d’autres, plus précieux, par son Fils, à un peuple qu’il convenait d’affranchir par la charité. Mais les uns et les autres, selon leurs proportions, ont été donnés par celui qui seul sait appliquer à propos le remède convenable aux maux du genre humain. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que le même Dieu qui a fait le ciel et la terre, ait donné des préceptes plus grands en vue du royaume du ciel, et d’autres moins grands en vue du royaume de la terre. Or c’est de cette justice plus grande qu’il est dit dans le roi-prophète : « Votre justice est élevée comme les montagnes de Dieu (1). » Et voilà précisément ce que signifie la montagne sur laquelle enseigne le maître unique, le seul propre à enseigner de si grandes choses. Et il s’asseoit pour enseigner, comme il convient à la dignité d’un maître; et ses disciples s’approchent de lui, afin d’être plus près, de corps, pour entendre ses paroles, comme ils se rapprochaient déjà par l’esprit pour les accomplir. « Et, ouvrant sa bouche, il les instruisait, disant. » Cette circonlocution: « Et ouvrant
1 Ps. XXXV, 7.
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sa bouche, » a peut-être pour but, en retardant un peu le commencement du discours, d’indiquer qu’il sera plus long; à moins qu’on n’y voie une allusion à ce qui se lit souvent dans l’ancienne loi, que Dieu ouvrait la bouche des prophètes, tandis que lui-même ici ouvre la sienne.
3. Que dit donc le Sauveur? Bienheureux les pauvres d’esprit, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. » Nous lisons, à propos de l’ambition des choses temporelles : « Tout est vanité et présomption d’esprit (1). » Or présomption d’esprit veut dire audace et orgueil; on dit en effet vulgairement des orgueilleux qu’ils ont l’esprit haut, magnus spiritus, et avec raison, puisque le mot spiritus veut dire aussi vent; comme nous lisons dans un psaume : « le feu, la grêle, la neige, la glace, l’esprit de la tempête (2). » Et qui ignore qu’on donne aussi aux orgueilleux le nom d’enflés, comme qui dirait bouffis par le vent? A quoi revient encore le mot de l’Apôtre : « La science enfle, mais la charité édifie (3). » C’est pourquoi on a raison d’entendre ici par pauvres d’esprit les hommes humbles et craignant Dieu, c’est-à-dire qui n’ont point l’esprit qui enfle. Or la béatitude ne pouvait absolument avoir un autre principe, puisqu’elle doit arriver à la souveraine sagesse, et que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (4); » tandis qu’au contraire, « l’orgueil est donné comme le commencement de tout péché (5). » Que les orgueilleux ambitionnent donc et aiment les royaumes de la terre; mais « heureux les pauvres d’esprit, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. »
CHAPITRE II. EXPLICATION DES AUTRES BÉATITUDES.
4. « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre en héritage. » Cette terre, je pense, est celle dont parle le Psalmiste Vous êtes mon espérance, mon partage sur la terre des vivants (6). » Le Seigneur entend ici un héritage solide, ferme, perpétuel, où l’âme trouve par ses lieuses affections le lieu de son repos, comme le corps le trouve dans la terre; y puise son aliment, comme le corps l’emprunte à la terre; et c’est le repos et la vie des saints. Or, les hommes doux sont ceux qui cèdent aux injustices, n’opposent point de résistance au mal, mais en triomphent par le bien (7). Donc que ceux qui sont
1 Eccl. I, 44 selon les Septante. — 2 Ps. CXLVIII, 3. — 3 I Cor. VIII, 1. — 4 Eccli I, 16. — 5 Ib. X, 15. — 6 Ps. CXLI, 6. — 7 Rom. XII, 21.
privés de cette vertu se querellent, qu’ils se disputent lesbiens terrestres et passagers ; mais « bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre en héritage, » et cet héritage, personne ne les en dépouillera.
5. « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » Le deuil est la tristesse causée par la perte des choses que l’on aime. Or ceux qui se convertissent à Dieu, perdent par là même tout ce qu’ils aimaient dans le monde; car leur jouissance n’est plus où elle était autrefois, et jusqu’à ce que les biens éternels soient l’objet de leur affection, ils éprouvent une certaine tristesse. Ils seront donc consolés parle Saint-Esprit; appelé pour cela Paraclet, c’est-à-dire Consolateur ; en sorte qu’en perdant les joies du temps ils goûtent celles de l’éternité.
6. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. » Le Sauveur désigne ici ceux qui sont épris du bien vrai et immuable. Ils seront donc rassasiés de cette nourriture dont le Seigneur a dit : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père, » en quoi consiste proprement la justice, et de cette eau dont le même Sauveur a dit: « Pour quiconque en boira, elle deviendra en lui une fontaine d’eau jaillissante jusque dans la vie éternelle (1). »
7. « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde. » Il appelle bienheureux ceux qui viennent au secours des malheureux, parce qu’en retour ils seront eux-mêmes délivrés du malheur.
8. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. » Qu’ils sont donc insensés ceux qui cherchent Dieu des yeux du corps, quand on le voit des yeux du coeur, ainsi qu’il est écrit : « Cherchez-le dans la simplicité de votre coeur (2) ! » Car un coeur pur n’est autre chose qu’un cœur simple; et de même que la lumière ne peut être perçue que par des yeux purs, ainsi Dieu ne peut être vu si ce qui peut le voir n’est pur lui-même.
9. « Bienheureux les pacifiques; parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. » La perfection est dans la paix, qui exclut tout combat; c’est pourquoi les pacifiques sont appelés enfants de Dieu, parce qu’en eux rien ne résiste à Dieu, et que les enfants doivent ressembler à leur Père. Or ceux-là sont pacifiques en eux-mêmes qui maîtrisent tous les mouvements de leur âme et
1 Jean, IV, 34-14. — 2 Sag. I, 1.
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les soumettent à la raison, c’est-à-dire à l’intelligence et à l’esprit, qui domptent tous les appétits de la chair, et deviennent le royaume de Dieu là où tout est réglé de telle sorte que la partie principale et la plus excellente de l’homme commande, sans éprouver de résistance, aux autres parties qui nous sont communes avec les animaux, tandis qu’elle-même, c’est-à-dire l’intelligence et la raison, reste soumise à une autorité plus grande, qui est le Fils unique de Dieu, la Vérité même. Car, on ne peut commander à des puissances inférieures, si l’on ne se soumet à une puissance supérieure. Et voilà la paix réservée sur la terre aux hommes de bonne volonté (1); voilà la vie d’un homme parfait et consommé en sagesse. De ce royaume, où la paix et l’ordre sont dans leur plénitude, est exclu le. prince de ce siècle qui domine les coeurs pervers et rebelles à l’ordre. Cette paix intérieure une fois établie et consolidée, quelles que soient les tempêtes excitées par celui qui a été jeté dehors, elles ne font qu’augmenter la gloire qui est selon Dieu; rien ne s’ébranle dans l’édifice; et l’impuissance des machines dressées contre lui fait voir avec quelle solidité il est construit à l’intérieur. Voilà pourquoi on lit ensuite : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu’à eux appartient le royaume des cieux. »