par Sandro Magister : Bienheureuse liberté. Le miracle posthume de l’abbé Antonio Rosmini

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Bienheureuse liberté. Le miracle posthume de l’abbé Antonio Rosmini

Il y a six ans encore, la condamnation du Saint-Office pesait sur ce grand penseur libéral. Il a été absous. Aujourd’hui, il est sur le point d’être béatifié. Le philosophe Dario Antiseri brosse le portrait de ce maître d’un libéralisme ouvert à la religion

par Sandro Magister

ROMA, le 12 novembre 2007 Dans quelques jours aura lieu une béatification qui est un miracle en elle-même: celle du prêtre et philosophe Antonio Rosmini.

C’est un miracle car il y a six ans à peine, ce nouveau bienheureux était encore sous le coup d’une condamnation que le Saint-Office avait lancée en 1887 contre 40 propositions tirées de ses écrits.

L’absolution a eu lieu le 1er juillet 2001 sous la forme d’une note de celui qui était alors préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Joseph Ratzinger.

C’est seulement après la levée de cet obstacle que le procès en béatification a pu rapidement avancer.

L’abbé Antonio Rosmini sera béatifié le dimanche 18 novembre à Novare (nord de l’Italie), dans le diocèse où il a passé la dernière partie de sa vie. C’est le cardinal José Saraiva Martins, préfet de la congrégation pour les causes des saints, mandaté par Benoît XVI, qui présidera la célébration.

L’abbé Rosmini a été un prêtre d’une grande spiritualité mais aussi un penseur profond et un écrivain prolifique. L’édition de ses œuvres complètes, par Città Nuova, représentera à terme quelque 80 tomes. Le père Umberto Muratore, religieux de la congrégation fondée par l’abbé Rosmini lui-même, n’hésite pas à le comparer, en tant que philosophe, à des géants comme saint Thomas ou saint Augustin.

Son livre le plus lu et le plus traduit encore aujourd’hui est « Delle cinque piaghe della santa Chiesa [Les cinq plaies de la sainte Eglise]« . Une des plaies quil dénonçait était lignorance du clergé et du peuple dans la célébration de la liturgie. Mais on aurait tort de voir en lui un précurseur de labandon de la messe en latin. Il a au contraire écrit qu« en voulant réduire les rites sacrés dans les langues vernaculaires, on choisirait un remède pire que le mal ».

L’abbé Rosmini a aussi été un grand théoricien de la politique. C’était un esprit libéral de pure souche, à une époque le milieu du XIXe siècle où pour lEglise, libéralisme rimait avec satanisme. Dans son livre « Philosophie de la politique », le philosophe fait part de son admiration pour « La démocratie en Amérique », le chef-d’œuvre de son contemporain Alexis de Tocqueville, le père du libéralisme ami de lesprit religieux.

L’abbé Rosmini a prévu plus d’un siècle à l’avance les thèses soutenues par le Concile Vatican II à propos de la liberté religieuse. Il était opposé au catholicisme comme « religion d’état ». Il a été un défenseur infatigable des libertés des citoyens et des « corps intermédiaires » contre les abus dun état tout-puissant.

Rien de surprenant, dès lors, à ce que la pensée de l’abbé Rosmini soit aujourd’hui surtout diffusée chez les catholiques par les défenseurs du libéralisme ouvert à la religion, dont les maîtres en Europe appartiennent à l’ »école de Vienne » de Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek.

Le portrait de l’abbé Rosmini publié ci-dessous est justement écrit par un représentant de marque de ces catholiques libéraux, Dario Antiseri, professeur à lUniversité Libre internationale des sciences sociales « Guido Carli » (LUISS) de Rome et auteur dune très appréciée « Histoire de la Philosophie », traduite en plusieurs langues. Sa note est parue le 1er novembre dans « Avvenire », le quotidien de la conférence des évêques d’Italie.

Le professeur Antiseri concentre son propos sur un seul aspect de la figure de l’abbé Rosmini, celui de théoricien de la politique. Mais c’est peut-être l’aspect qui reflète le mieux son originalité. Les thèses de l’abbé Rosmini sont encore mal vues par une grande partie des catholiques, évêques et prêtres compris.

Lorsque l’abbé Rosmini aura été béatifié, sa pensée devra encore parcourir un long chemin avant de devenir un langage accepté dans l’Eglise catholique.

Rosmini, lantitotalitaire

par Dario Antiseri

En matière de politique, la préoccupation première et essentielle de l’abbé Antonio Rosmini a été de déterminer les conditions permettant de garantir la dignité et la liberté de lhomme. Selon lui, cest dans cette optique que la question de la propriété devient cruciale.

Opposé à l’économisme socialiste, l’abbé Rosmini a clairement établi le lien qui unit la propriété à la liberté de la personne.

« La propriété écrit-il dans ‘Philosophie du droit’ exprime vraiment cette union étroite entre un objet et une personne. [] La propriété est le principe doù dérivent les droits et les devoirs juridiques. La propriété constitue une sphère autour de la personne, dont celle-ci est le centre: personne dautre ne peut entrer dans cette sphère ».

Le respect de la propriété dautrui est le respect de la personne dautrui. La propriété privée est un instrument de défense de la personne contre lenvahissement par l’état.

La personne et l’état: la première est faillible, le second nest jamais parfait. Voici maintenant un célèbre passage extrait de « Philosophie de la politique »:

« Le perfectisme cest-à-dire ce système qui estime que la perfection est possible dans les choses humaines et qui sacrifie les biens présents à la perfection future que lon envisage est un effet de lignorance. Le perfectisme est un préjugé présomptueux selon lequel on juge trop favorablement la nature de lhomme, en se basant sur une pure hypothèse, sur un postulat inadmissible et avec un manque total de réflexion sur les limites naturelles des choses ».

Le perfectisme ignore le grand principe de la limitation des choses; il ne se rend pas compte que la société nest pas composée d« anges confirmés dans la grâce », mais plutôt d« hommes faillibles ». Il oublie que tout gouvernement « est composé de personnes qui, étant des hommes, sont toutes faillibles ».

Le perfectiste ne fait pas usage de sa raison, il en abuse. Les plus intoxiqués par lidée néfaste du perfectisme sont les utopistes. Promettant le paradis sur terre, ces « prophètes du bonheur démesuré« , mettent tout en œuvre pour construire de très respectables enfers pour leurs semblables.

L’utopie affirme l’abbé Rosmini est le « tombeau de tout vrai libéralisme ». « Loin de rendre les hommes heureux, elle creuse labîme de la misère; loin de les ennoblir, elle les rend ignobles comme les brutes; loin de les pacifier, elle introduit la guerre universelle, remplaçant le droit par le fait; loin de distribuer les richesses, elle les accumule; loin de modérer le pouvoir des gouvernements, elle le rend totalitaire; loin douvrir à tous la concurrence sur tous les biens, elle détruit toute concurrence; loin de développer lindustrie, lagriculture, lart, le commerce, elle leur retire tous leurs stimulants, en empêchant la volonté privée ou le travail spontané; loin de pousser les esprits à de grandes inventions et les cœurs aux grandes vertus, elle comprime et écrase tout élan de l’âme, elle rend impossible toute noble initiative, toute magnanimité, tout héroïsme; et la vertu elle-même est exclue, la foi en la vertu elle-même est anéantie ».

Une précision: l’abbé Rosmini associe à son antiperfectisme une critique ferme de larrogance de cette pensée qui a célébré ses fastes dans les textes des Lumières avant de déchaîner les horreurs de la révolution française.

La déesse Raison symbolise un homme qui prétend se substituer à Dieu et pouvoir créer une société parfaite. Le jugement du philosophe sur la présomption fatale des Lumières rappelle des considérations semblables, celles d’Edmund Burke avant lui, celles de Friedrich August von Hayek après.

Antiperfectiste, à cause de l’ »infirmité des hommes » naturelle, l’abbé Rosmini toujours dans « Philosophie de la politique » s’empresse de rappeler que les flèches qu’il décoche contre le perfectisme « ne sont pas destinées à nier la perfectibilité de l’homme et de la société. Que l’homme soit continuellement perfectible tout au long de sa vie: c’est là un bien précieux, un dogme du christianisme ».

L’antiperfectisme de l’abbé Rosmini implique donc un plus grand engagement. D’ailleurs, c’est de là que vient son attention à ce qu’il appelle la « longue, publique et libre discussion », puisque c’est de cet affrontement amical que les hommes peuvent tirer le meilleur d’eux-mêmes et éliminer les erreurs de leurs propres projets et idées.

On lit encore dans « Philosophie du droit »:

« Les individus qui forment un peuple ne peuvent pas se comprendre s’ils ne se parlent pas beaucoup; s’ils ne s’affrontent pas avec vigueur; si les erreurs ne sortent pas des esprits et si, s’étant pleinement manifestées, elles ne sont pas combattues sous toutes leurs formes ».

Anti-étatiste et donc défenseur des « corps intermédiaires », protecteur des droits de liberté, l’abbé Rosmini a été très attentif aux souffrances et aux problèmes des nécessiteux, des plus défavorisés.

Mais la juste solidarité chrétienne ne lui fait pas ignorer les dommages d’un système d’assistance d’état.

« La bienfaisance gouvernementale affirme-t-il a une lourde charge à porter face aux plus graves difficultés. Elle peut savérer non pas avantageuse, mais très dommageable non seulement pour la nation, mais précisément pour la classe pauvre à qui elle prétend faire du bien. En ce cas, au lieu de bienfaisance, cest de la cruauté. Bien souvent cest de la cruauté justement parce quelle assèche les sources de la bienfaisance privée, en décourageant les citoyens d’aider les pauvres, parce que lon croit quils sont déjà secourus par le gouvernement, alors quils ne le sont pas, quils ne peuvent pas l’être, sinon dans une faible mesure ».

Voilà donc quelques unes des positions d’Antonio Rosmini théoricien de la politique. On saisit facilement leur extrême pertinence et leur impressionnante actualité.

Mais aussi l’incalculable dommage et pas uniquement pour la culture catholique qu’a provoqué la longue marginalisation de ce prêtre-philosophe.

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Les étapes de sa vie

Antonio Rosmini naît le 24 mars 1797 à Rovereto, dans l’empire austro-hongrois. Il fait ses études à l’école publique. En août 1816, il passe les examens finals au lycée impérial en obtenant la mention « éminent » dans toutes les matières ainsi que l’appréciation: « doté d’une intelligence fulgurante ».

A l’automne 1816, il commence à étudier la théologie à l’université de Padoue, d’où il sort diplômé le 23 juin 1822. Entre-temps, en 1821, il a été ordonné prêtre par l’évêque de Chioggia.

Le cardinal Ladislas Pyrker, patriarche de Venise, l’emmène à Rome. Là, il est introduit chez l’abbé Mauro Cappellari, futur Grégoire XVI et rencontre à deux reprises le pape Pie VIII. Celui-ci donne le conseil suivant au prêtre-philosophe: « Rappelez-vous, vous devez vous consacrer à la rédaction de livres et ne pas vous occuper des affaires de la vie active; vous maniez très bien la logique et nous avons besoin d’auteurs qui sachent se faire respecter ».

En 1830, l’abbé Rosmini publie sa première grande œuvre philosophique: « Nuovo saggio sullorigine delle idee [Nouvel essai sur les origines des idées] « .

Le 2 février 1831, le cardinal Cappellari, grand ami de l’abbé Rosmini, monte sur le trône de Pierre. Le 20 septembre 1839, l’Institut de la Charité que le philosophe a fondé est définitivement approuvé.

En une douzaine de jours, du 18 au 30 novembre 1832, l’abbé Rosmini écrit « Delle cinque piaghe della santa Chiesa [Les cinq plaies de la sainte Eglise]« , où il dénonce les dangers qui menacent lunité et la liberté de lEglise et en donne les remèdes. Le livre sera publié en 1846.

En 1839, le philosophe publie Traité de la conscience morale, où il soutient que l’intelligence est éclairée par la lumière de l’être qui est la lumière de la vérité, ce qui fait quil y a quelque chose de divin dans lhomme. Ses thèses sont âprement critiquées par certains jésuites.

En 1848, labbé Rosmini revient à Rome en mission diplomatique. Il est chargé par le roi de Piémont-Sardaigne, Charles-Albert de Savoie, dinciter le pape Pie IX à présider une confédération d’états italiens. Mais lorsque le gouvernement piémontais demande que le pape entre lui aussi en guerre contre lAutriche, le père Rosmini renonce à sa mission diplomatique.

Pie IX lui ordonne cependant de rester à Rome. On parle de lui comme prochain cardinal secrétaire d’état et, après la fondation de la République de Rome, comme premier ministre. Mais il refuse de présider un gouvernement révolutionnaire qui prive le pape de liberté. Le 24 novembre 1848, Pie IX senfuit à Gaète (au sud de Rome). L’abbé Rosmini le suit. Mais il tombe rapidement en disgrâce, car en désaccord avec la ligne politique du cardinal Giacomo Antonelli, qui veut que le pape soit soutenu par des armées étrangères. En 1849, il prend congé de Pie IX.

Pendant son voyage de retour dans le nord de l’Italie, à Stresa, il apprend que ses œuvres « Les cinq plaies de la sainte Eglise » et « La constitution civile selon la justice sociale » ont été mises à lIndex des livres interdits.

Attaqué par les jésuites mais réconforté par les visites de ses amis, dont l’écrivain Alessandro Manzoni, labbé Rosmini passe les dernières années de sa vie à Stresa, à la tête des deux congrégations quil a fondées, à écrire son œuvre la plus aboutie, Théosophie.

Jugé une première fois par le Vatican en 1854, il est acquitté. Il meurt à Stresa le 1er juillet 1855. En 1887, l’Eglise condamne 40 propositions extraites de ses œuvres, condamnation qui a été levée en 2001.

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Le quotidien de la conférence des évêques d’Italie, dans lequel est paru l’article de Dario Antiseri:

> « Avvenire »

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La note de la congrégation pour la doctrine de la foi qui a acquitté le père Antonio Rosmini le 1er juillet 2001:

> « Le magistère de l’Eglise… »

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