Infirmières bulgares – Snejana Dimitrova:  »Je n’en veux à personne »Propos recueillis par Philippe Broussard

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http://www.santegidio.org/it/pdm/index.htm

Infirmières bulgares

Snejana Dimitrova:  »Je n’en veux à personne »Propos recueillis par Philippe Broussard

Cette infirmière bulgare a passé plus de huit années de sa vie dans les prisons libyennes. Injustement accusée, comme quatre de ses compatriotes et un médecin d’origine palestinienne, d’avoir inoculé le virus du sida à des centaines d’enfants de Benghazi, elle publie un livre: Cauchemar. Le témoignage bouleversant d’une infirmière bulgare (Michel Lafon, en librairies le 18 octobre). Dans cet entretien exclusif accordé à L’Express, elle ne cache rien: ni les tensions avec les autres détenues ni les détails sur leur libération, en présence de Cécilia Sarkozy.

« Vous allez publier un livre en France. N’est-ce pas douloureux d’évoquer à nouveau ces années de détention?

Pour moi, chaque retour vers le passé est un cauchemar. En Libye, mon obsession était d’effacer les jours précédents, de regarder vers l’avant. D’ailleurs, c’est peut-être ce qui m’a permis de survivre. Or, pour faire ce livre, j’ai dû revenir sur le passé… Je l’ai vécu comme une épreuve.

Snejana Dimitrova

Août 1952
Naissance
à
Botevgrad (Bulgarie).
Juillet 1998
Infirmière à
Benghazi (Libye).
Février 1999
Elle est accusée, comme cinq de ses compatriotes et un médecin palestinien, d’avoir sciemment inoculé le virus du sida à
des centaines d’enfants.
Mai 2004
Condamnation à mort. Recours devant la Cour suprême de Libye. Les accusés invoquent les mauvaises conditions sanitaires de l’hô
pital.
Décembre 2006
Confirmation de la peine capitale. Les négociations diplomatiques et financiè
res s’intensifient.
Juillet 2007
Libération. Retour en Bulgarie.

Les autres prisonniers souhaitent engager des poursuites pour obtenir des indemnisations. Pas vous. Pourquoi?

J’ai souffert, on m’a fait beaucoup de mal, mais il ne faut jamais répondre au mal par le mal. Sachez aussi qu’en Libye j’ai signé, comme les autres, un document dans lequel je m’engageais à ne pas déclencher de procédure. Ce document porte ma signature, et aussi celles de l’ambassadeur bulgare à Tripoli, de l’ambassadeur britannique à Tripoli, d’un représentant de l’Union européenne, Marc Pierini. Je tiendrai donc parole. Enfin, après avoir passé tant de temps dans les salles d’audience, je n’ai aucune envie d’y retourner. Je ne trouverai pas mon bonheur dans un quelconque combat contre la Libye ou qui que ce soit, mais peut-être en compagnie de mes proches. Je veux continuer et finir ma vie comme tous les êtres normaux.

Vous avez toujours fait figure de cas particulier au sein du groupe…

Je suis contente que les gens disent cela. De fait, j’étais un peu à part. A mes yeux, nous ne formions d’ailleurs pas un vrai groupe. On ne se connaissait pas avant cette affaire, on ne s’était pas choisies… Les seules choses qui nous liaient, c’était la douleur, la souffrance, nos origines. Autrement dit, je n’avais pas d’amie dans cette petite communauté. Pour que se crée une amitié, il faut du positif, des bonheurs communs. Dans notre cas, tout reposait sur du négatif. A un moment, il y a eu deux clans, et je n’étais ni dans l’un ni dans l’autre.

D’où certaines tensions…

Bien sûr. C’est classique: les gens différents ne sont pas ceux que l’on préfère. Il ne s’agissait pas d’accrochages très durs, mais de frictions liées à la vie quotidienne.

Vous en avez souffert?

Oui, mais je me suis efforcée d’être bien avec tout le monde. Surtout, je n’ai pas renié mes principes. Et mes principes me disaient qu’il fallait rester moi-même, quitte à m’enfermer dans ma bulle pour mieux me protéger. Avec le recul, je crois que le fait d’avoir des caractères différents nous a aidées. Parmi nous, il y avait des pessimistes, des optimistes, d’autres qui, comme moi, naviguaient entre les deux. Parfois, je tombais dans un pessimisme extrême. En même temps, je savais que Dieu ne permettrait pas la mort d’innocents.

Est-ce vrai qu’en regardant par la fenêtre de votre cellule vous aviez l’habitude d’identifier les étoiles en leur attribuant les prénoms de vos proches?

Ce ciel symbolisait la liberté. Je peux d’ailleurs vous indiquer très exactement le moment où je me suis sentie vraiment libre: en voyant le ciel de mon pays. En Libye, il était très bas et les étoiles étaient énormes. En Bulgarie, il est très haut et les étoiles sont toutes petites. En le regardant, j’ai compris que j’étais libre.

Comment transmettre une histoire aussi forte?

C’est très difficile. Je me demande si les gens peuvent comprendre. Moi-même, suis-je capable de trouver les mots et la force nécessaires? Pour l’instant, je ne pense pas avoir besoin d’un psychologue.

Comment reprendre place dans la vie de ses proches après une si longue absence?

L’avenir me dira ce qu’il en est, mais je garde en mémoire une phrase de mon mari, à mon retour, devant toute la famille: «Pour moi, Snejana n’a pas été absente plus de deux mois.»En voulez-vous à quelqu’un?

L’essentiel est d’être en vie, en liberté. Je n’en veux à personne.

Pas même à vos tortionnaires?

J’ai une autre philosophie en ce qui les concerne: ces policiers voulaient obtenir mes aveux, mais ils n’ont rien eu. Pour moi, ce sont des malheureux. Le vainqueur, c’est moi. Oui, j’ai gagné.

Comment?

Peut-être grâce à ma famille, à mes parents. Mon père était militaire. Par sa dignité, sa manière d’affronter les difficultés, il a toujours été un exemple pour moi. Jusqu’en Libye.

Il vous a aussi fallu survivre au huis clos de la vie carcérale…

Comme j’adore les jeux vidéo, mes enfants m’en avaient envoyé un. Attention: pas un jeu d’aujourd’hui, trop compliqué, mais un jeu de logique, assez ancien. Devant l’écran, j’étais dans un autre monde, je m’imaginais à la maison. Dans le dernier endroit où nous étions détenues, à Tripoli, les journées étaient monotones: prendre un café, broder, lire ou jouer aux cartes, profiter de la promenade, téléphoner en Bulgarie… Nous avions deux chambres: d’un côté, Valia, Valentina et moi; de l’autre, Kristiana et Nassya. Rien ne nous manquait. Sauf la liberté.

Aviez-vous des contacts avec Ashraf, le médecin palestinien?

Il était dans la même prison, mais dans le secteur des hommes. Nous ne pouvions le voir qu’à l’occasion des audiences.

Lui en voulez-vous de vous avoir désignée, au début de l’enquête, comme l’une des responsables de la contamination des enfants?

Pas du tout! Ashraf a fait cela sous la torture, alors que les policiers lui soumettaient une liste de personnes qu’il ne connaissait même pas. Ensuite, il a eu le courage de venir s’excuser. Comment lui en vouloir? C’est un homme exceptionnel, que j’aime beaucoup. J’éprouverai un immense plaisir à assister à son mariage, au mois de décembre, en Bulgarie.

Comment viviez-vous les différents rendez-vous judiciaires, quand il fallait comparaître devant tel ou tel tribunal?

C’étaient les moments les plus terribles. Le seul fait d’en parler me donne des nausées. Je me sentais très mal parce que je savais que ce serait vide de sens. D’autant que je ne comprenais rien de ce qui se disait! C’était un cirque auquel je participais bien malgré moi.

Aviez-vous conscience de la mobilisation internationale?

Bien sûr. Surtout au cours des derniers mois. Tout ce qui s’est passé après notre deuxième condamnation à mort, en décembre 2006, a été comme un volcan qui allait exploser. Au même titre que le travail des politiques et des négociateurs, le soutien de l’opinion a contribué à notre libération.

Avez-vous vraiment cru à votre condamnation à mort?

Jamais! Jamais! Jamais!

Vous pensiez que les Libyens bluffaient?

Non. Je ne croyais pas à la mort parce que j’étais innocente. Je n’ai donc jamais imaginé qu’ils étaient capables de me tuer. Les dernières déclarations de hauts responsables libyens laissaient entendre que nous ne serions pas exécutés.

Diverses personnalités étrangères sont venues vous voir en prison. Quel était votre sentiment sur ces visites?

Je ne parlais pas, je me contentais d’écouter pour savoir s’il fallait ou non faire confiance à ces personnes. Beaucoup nous ont dit: «On va vous sortir de là.» Je suis persuadée que la plupart d’entre elles ont favorisé, à leur manière, à notre libération. Les Libyens ne précisaient pas l’identité des visiteurs attendus. Ils nous demandaient juste d’être prêts.

Quand on vous a annoncé une visite le 12 juillet, vous avez donc découvert, en pénétrant dans la salle, qu’il s’agissait de Cécilia Sarkozy?

Effectivement. Ce qui nous a tout de suite paru bizarre, c’est qu’il n’y avait pas de photographes, contrairement aux visites précédentes, et aucun Libyen pour assister à la rencontre, ce qui n’était jamais arrivé non plus. Quand Cécilia Sarkozy est arrivée, avec Claude Guéant et deux autres messieurs, je l’ai reconnue, parce que j’avais lu un article sur elle dans un magazine.

Cette rencontre vous a-t-elle redonné espoir?

Même si Mme Sarkozy s’est montrée très laconique, j’ai senti qu’il s’agissait d’une visite et d’une personne très spéciales. Elle s’exprimait en anglais, avec Kristiana, pour dire qu’elle devait se rendre à Benghazi, auprès des enfants malades, puis avoir un deuxième rendez-vous avec Kadhafi. Le fait de rencontrer le colonel deux fois en une journée était à mes yeux un signe positif. Les jours suivants ont été très intenses. Plusieurs personnes sont venues nous voir, dont Marc Pierini, un homme qui a joué un rôle crucial dans le dénouement. Tout en s’occupant de l’aide aux enfants libyens et à leurs familles, il nous a toujours soutenus.

Que pensez-vous de la polémique sur le rôle de Cécilia Sarkozy?

Je ne dirai qu’une chose: les Français doivent être fiers d’elle!

Comment avez-vous vécu les dernières heures, dans la nuit du 23 au 24 juillet?

Mes affaires étaient prêtes depuis une semaine. Plus précisément depuis le jour où le Conseil juridique suprême de Libye avait commué la peine de mort en réclusion à perpétuité. Là, nous avons toutes préparé nos bagages. Pour moi, l’issue était proche, c’était une question d’heures. Cette nuit-là, j’ai tout fait pour ne pas dormir, mais j’étais si épuisée que je me suis endormie vers 2 heures. A 4 heures, Kristiana m’a réveillée et m’a dit que le chef de la prison nous donnait trois heures pour préparer nos affaires.

Et ensuite…

Ce fut le début d’une belle histoire que je n’oublierai jamais. Mon bagage étant déjà prêt, j’ai bu un café dans la cuisine en écoutant la radio bulgare. J’ai senti l’excitation des journalistes et réalisé que c’était bien le moment du départ. Ensuite, Ashraf nous a rejointes, ce qui était un signe supplémentaire. Vu mon état d’euphorie, je n’ai pas de souvenirs très précis, mais j’ai entendu quelqu’un annoncer l’arrivée de l’ambassadeur français. Il n’était même plus question d’attendre trois heures. Quelqu’un a dit: «Allez, partez tout de suite!» A 5 h 45, nous sommes montés à bord de deux voitures. Nous étions tendus et silencieux. Le portail de la prison était ouvert, le jour commençait à peine à se lever. Vingt minutes après, nous sommes arrivés à l’aéroport, dans la salle réservée aux personnalités. Puis nous avons vu l’avion français, et Cécilia Sarkozy sur la passerelle. Quand nous avons marché vers l’avion, elle est descendue. Elle avait l’air fatiguée, et stressée, de même que Marc Pierini et la commissaire européenne Benita Ferrero-Waldner. J’ai été la dernière à pénétrer dans l’appareil. Mme Sarkozy a ordonné que l’avion parte et a poussé un ouf de soulagement. Ensuite, il y a eu deux moments très forts: le décollage, puis lorsque le pilote a annoncé que nous avions quitté l’espace aérien libyen. Alors, l’équipage a sorti le champagne…

Compte tenu de cette issue heureuse, avez-vous aujourd’hui des liens d’amitié avec les autres infirmières?

Je ne sais pas ce qu’elles en pensent. De mon côté, je vois les choses de manière positive. Ces quatre femmes ont beaucoup souffert, comme moi, et nos destins sont liés à jamais. Vous savez, cette expérience a fait de moi une autre femme: j’ai mûri, je suis plus patiente qu’avant, il m’est plus facile de pardonner.

Maintenant que vous êtes libre, que diriez-vous aux parents des enfants de Benghazi si vous pouviez leur parler?

Que les autorités de leur pays ont perdu huit ans et demi en nous accusant injustement au lieu de se consacrer aux enfants. En tant que mère, je comprends la douleur des familles, et je suis heureuse que les enfants soient soignés en Europe. Encore une fois, je n’en veux

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