La musique, Parole de Dieu prononcée par des voix humaines

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Réflexions

Deuxième volet du dossier sur la liturgie.

La musique, Parole de Dieu prononcée par des voix humaines

Dans un ancien numero de la revue Voix Nouvelles le Cardinal Jean Marie Lustiger livre, dans un entretien avec Jean-Michel Dieuaide, ses convictions sur la musique en rapport avec la liturgie.

Jean-Michel Dieuaide
12/08/2007

Voix Nouvelles : Partout où vous avez eu des responsabilités pastorales, vous avez laissé des traces dans le domaine des arts plastiques en particulier ; je pense à cette grande croix de cuivre barrant la nef de Chartres, le réaménagement de Sainte- Jeanne de Chantal ou de Notre-Dame ou encore récemment la grande croix de Toussaint 2004 décorée par Damon Pourquoi cet appel constant à des plasticiens reconnus ?

Cardinal Lustiger : La liturgie est une action sacrée de l’Église et, dans le domaine des arts, jai toujours rencontré par providence des interlocuteurs avec qui jai pu discuter et réfléchir.

V.N. : Dans le dialogue avec les artistes, il faut avoir soi-même une attente. Quest-ce qui a forgé votre propre sensibilité ?

J.-M.L. : Je ne veux pas vous raconter ma vie! Il se trouve que, jeune enfant, mes parents mont mis devant un piano avec un professeur ; il avait été question que je poursuive dans cette voie et puis, dans ma vie d’étudiant, jai été plutôt sensible à la littérature et à la poésie. Jai tourné autour de la grande révolution du début du XXe siècle, dans cette espèce de subversion, de réinvention des normes, la crise de lart contemporain et cest dans ce contexte que jai rencontré des personnalités fortes qui mont appris à écouter, à voir, à sentir, à percevoir, simplement en les regardant regarder ou en les entendant écouter.
L
action liturgique mest apparue dès le début comme un acte symbolique extrêmement puissant qui demandait dignité et justesse qu
on ne pouvait rabaisser au niveau des comportements les plus vulgaires.

V.N. : Le Concile définit la liturgie comme « source et sommet de la vie chrétienne ». Quel rôle voyez-vous pour la musique dans laction liturgique ?

J.-M.L. : La musique doit toujours être considérée dans son lien à la parole. La parole humaine retentit toujours dans un inter espace : celui qui parle, comme celui qui écoute ou qui répond, est toujours placé dans un espace et lespace liturgique est tout à fait décisif et original : la musique y agit dans des conditions d’écoute et dattention très spécifiques. Car le public nen est pas un : il participe ! et les musiciens ne sont pas là pour se produire; les acteurs ne sont pas des acteurs : tout cela ressemble comme deux gouttes deau à une représentation et ce nest pas une représentation, étant donné lattitude et la convocation de ceux qui y participent. Il y a là une originalité absolue !
Dans le lien indissoluble entre espace et son/musique, l
irruption des techniques de sonorisation ne fait quajouter à la complexité des rapports : sous prétexte des possibilités de sonorisation, il ne faut pas oublier ce facteur espace/son et espace/temps qui forme la nature même de laction liturgique : par exemple, diffuser un enregistrement dans une célébration peut être « intéressant » mais reste un procédé artificiel ; il faut donc bien réfléchir à la convenance des genres, des styles ou des modes d
expression.
La musique est
à mettre dans le registre de la parole ; car, si la musique est faite de sons inarticulés, ils ne sont pas pour autant un cri indistinct ! Loreille humaine nest-elle pas capable même de transformer du bruit en musique ? Les vagues de la mer, loreille de lhomme les perçoit dans leur rythme et leur musicalit
é…
La musique est parole, comme la liturgie est Parole : non pas des mots et des mots, mais Parole de Dieu prononcée par des voix humaines. Intégrée à la Parole, la musique nest donc pas un supplément, un ornement ou une sorte de dé
cor.

V.N. : Dans le contexte de notre société où toutes les musiques sont contemporaines les unes des autres, de quelle musique parle-t-on pour la liturgie ? Y aurait-il une musique qui lui soit propre et que fait-on du « trésor de la musique sacrée » dont parle le Concile ?

J.-M.L. : Sur la question du patrimoine, on est très dépendant des conditions culturelles dune époque ou dun pays. La mémoire culturelle dune assemblée peut faire quune célébration eucharistique avec une messe de Mozart intégralement jouée ne soit pas perçue comme un concert. Jai vécu cela à Aix-la-Chapelle avec une assemblée dont la sensibilité et l’éducation faisaient que la messe de Mozart fonctionnait fondamentalement dans laction liturgique sans que la beauté de la musique et son esthétique ne distraient les uns ou les autres de la pensée de Dieu et de laction que nous étions en train de mener. Je crains que cela ne marche pas en dautres circonstances !

V.N. : Il y a donc un lien entre la proposition musicale et la sensibilité et la culture de lassemblée

J.-M.L.

: Il mest arrivé dinviter des chorales africaines à Notre-Dame : le contraste entre la manière spontanée de ces témoins de leur culture et la froideur, la retenue peut-être excessive dune population française moyenne était frappant, voire choquant pour certains.

V.N. : Mais, pour répondre à la sensibilité dune assemblée, faut-il pour autant que la musique liturgique réponde à une forme de marketing ?

J.-M.L. : Cest là un grand problème. Si on prend comme seul critère ce qui plaît, on voit bien dans le patrimoine des musiques de cour ou des musiques complaisantes ! Mais il est essentiel de faire la différence entre une musique qui obéit dabord à ce qui plaît et une musique qui obéit à cette nécessité intérieure du musicien qui porte la parole : Écoutez les Passions de Bach dans le texte allemand ! Il ny a pas une note qui ne soit au service de cette Parole ! La musique ny est pas une sur-interprétation, ou même un ornement; par ses moyens propres et sa complexité, elle dit la Parole.

V.N.: Quest-ce que cela serait pour aujourdhui ?

J.-M.L. : Il se trouve que jai été très touché par la musique de Messiaen. Jy entends ce que la Parole peut inspirer à un musicien et ce quun musicien peut exprimer dune Parole reçue ; jy ai trouvé, dans la méditation exprimée du musicien, des aspects qui mont aidé à comprendre la Parole neuve quil commentait

V.N.: Mais il sagit là de musique non-articulée : Messiaen na jamais écrit de musique liturgique pour lassemblée ! Dans le cas où une assemblée doit sapproprier le chant, nourrir sa propre mémoire, il se pose bien un problème de langage !

J.-M.L. : Il y a dabord le problème de la langue. Beaucoup de musiciens (polonais ou allemands) continuent dutiliser le latin pour leurs créations. Pour ce qui concerne la francophonie, nous sommes devant plusieurs types de difficultés : tout dabord, la musicalité même de la langue avec ses nasales, les syllabes muettes, laccent tonique, les liaisons, etc. Et puis, notre langue a subi depuis quelques décennies un véritable martyr du fait même de certains traitements musicaux (musique électronique, rythmée’…) Tout cela peut égarer notre jugement sur la langue qui conviendrait à la liturgie.
Une autre difficult
é tient au contenu des textes. Une des meilleures solutions serait de prendre l’Écriture elle-même conformément à la tradition du grégorien dont la souplesse permettait précisément de ne pas enfermer le texte dans une musique mesurée (étant à part le cas de lhymnodie). Nous navons pas comme nos voisins anglo-saxons une tradition de textes en langue vernaculaire héritée de la Réforme. Il a fallu, aujourdhui en une génération, tout inventer ! Or, on ninvente pas, comme cela sur commande, des œuvres dart. Parce que la liturgie repose sur la mémoire, nous sommes dans une situation de pauvreté tragique : sil ny a pas de mémoire acquise de lassemblée, il ny a pas de liturgie possible. Lassemblée ne peut pas être en état permanent dapprentissage, sauf à prendre les musiques les plus faciles et les plus vulgaires qui sont les seules quon puisse retenir instantanément, lespace dun soupir. Par nécessité, nous sommes pour le moment renvoyés à la pauvreté la plus médiocre. Leffort des musiciens et des liturgistes devrait être de ne pas laisser sombrer dans loubli le patrimoine de dix siècles de créations, sans tomber non plus dans le faire-valoir ou ce qui flatte : le problème est toujours de jouer entre ce qui plaît et ce qui est convenable. Il y faut du flair et du discernement. Et puis il faudrait espérer que la Providence envoie, sur un siècle, les artisans capables dinscrire une permanence textuelle et mélodique indépendante des modes, dans un contexte où tout (la langue, la sensibilité, les modes musicales
) va continuer de bouger rapidement.

V.N. : Vous évoquiez tout à lheure les chants de la Réforme. Ny trouve t-on pas des objets musicaux obéissant à des critères objectifs dun chant adoptable par une assemblée, hors des critères de mode ou dune subjectivité personnelle ?

J.-M.L. : Nous sommes effectivement dans un contexte de hit-parade, de coup de cœur’… Il nous faut poursuivre un travail de fond systématique, patient et respectueux (cest-à-dire à labri des marchands et des coteries) avec des musiciens et des poètes désireux de servir dabord la liturgie. Il y a eu, dès avant le concile une tentative de maîtriser ce travail entre les musiciens, les poètes et les liturges; au fond, on ny est pas arrivé. On est aussi tributaire de l’état littéraire dun peuple: la création poétique est aujourdhui à la marge de la création littéraire ; ce nest plus un art socialement partagé.

V.N. : Mais la liturgie na t-elle pas déjà en partie ce quil lui faut en matière de textes ? Je pense aux psaumes qui sont des poèmes que les assemblées se sont peu à peu appropriés.

J.-M.L. : Oui, bien sûr, cest un immense progrès quil ne faut pas sous-estimer! Mais il faudrait aller plus loin. Je vois avec satisfaction des lieux où on a pris la peine de faire psalmodier lassemblée sur des psaumes entiers, au-delà même de ce que la liturgie prévoit, et en prenant soin daccorder la couleur musicale à ce que dit le psaume, lui conférant ainsi une véritable identité musicale.

V.N. : Dans ce cas, il sagit bien dune démarche artistique de création, dépassant la production quasi-mécanique de musiques « faites davance ».

J.-M.L. : Mais plus encore, la conception même dun programme musical est du ressort de la démarche artistique. La démarche de celui qui conçoit une programmation musicale liturgique ne peut pas être celle du consommateur qui, dans un supermarché, au hasard des rayons prend les articles qui le tentent. Sur le temps dune célébration, on ne peut pas soumettre lassemblée à une série de chocs résultants de choix musicaux hasardeux ou non maîtrisés. Au contraire, la musique peut et doit conduire lassemblée dans sa démarche de prière, respectueusement et dans la cohérence. Cest une question de sensibilité (ou de formation) pour les responsables. En cette matière, comme en architecture, il y a une grammaire, des lois de proportion, des règles de construction qui font que, même si l’édifice nest pas génial, il ne seffondre pas.
La c
élébration liturgique est comme une symphonie, où chacun des intervenants (de lassemblée au président en passant par les musiciens) doit entrer dans lintelligence fine de la construction commune ; cette construction qui a son rythme général, ses intensités, ses repos, ses modalités denchaînement des actions, etc Les choix musicaux doivent entrer dans ce mouvement et tenir compte de ce déploiement organique de la liturgie. Même un chant, bon en lui-même, peut ne pas convenir à telle action ou ne pas avoir sa place à tel moment de cette action mais plutôt à tel autre

Propos recueillis par Jean-Michel Dieuaide pour la revue Voix Nouvelles

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