Pétra, capitale de la Nabatène

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Pétra, capitale de la Nabatène

de Christian Augé

Directeur de recherche au CNRSLa « cité rose » des Nabatéens, joyau de l’art universel, n’en finit pas de nous interroger, de nous fasciner, de nous envoûter. Aussi avons-nous demandé à Christian Augé, coauteur avec Jean-Marie Dentzer de Pétra, la cité des caravanes (Découvertes Gallimard, Paris, 1999) de nous présenter son livre qui n’a pas l’ambition d’offrir une mise au point archéologique ou historique complète, mais entend, en partant de sa redécouverte moderne, présenter par le texte et l’image ce site prestigieux, en guise d’invitation au voyage.

Une révélation romantique

Le visiteur qui débouche, après une marche au fond du défilé du Sîq, devant la haute façade rose de la Khazneh, puis traverse le vaste cirque de la Pétra antique, suit le même trajet que son découvreur, le Suisse Jean-Louis Burckhardt, en août 1812 – premier Européen depuis le Moyen Âge à y pénétrer. Il dut se contenter d’un hâtif aller-retour, mais on lui doit l’intuition géniale de l’avoir identifiée à la ville des textes anciens, et son souvenir ébloui suscita des émules : en 1818, l’Anglais William John Bankes et ses compagnons, en 1828 les Français Léon de Laborde et Louis-Maurice Linant de Bellefonds, qui y passèrent six jours pleins et en rapportèrent une description des monuments et de magnifiques dessins.

Il est passionnant de suivre ces premiers voyageurs qui racontent leurs péripéties, l’hostilité des habitants persuadés qu’ils viennent voler leurs trésors, les marchandages avec les chefs de tribus qui monnayent leur protection. Ils disent aussi leurs réticences face à cette architecture « barbare », et leur saisissement, pour citer Laborde, devant « la prodigieuse quantité de tombes qui ornent ses parois… On dirait une population qui n’était occupée que de sa mort, et qu’on a surprise pendant son enterrement. »

Ainsi naît le mythe et dans la « vallée mystérieuse » se succèdent artistes ou simples touristes, qui portent jusqu’en Amérique la renommée de la « ville vermeille, moitié vieille comme le temps ». Quant aux savants – historiens, spécialistes de langues orientales et archéologues – l’histoire de leurs recherches n’offre guère de surprises. Les premiers découvreurs ont décrit et dessiné les principaux monuments, leurs successeurs complètent l’exploration, font des relevés, copient et déchiffrent les inscriptions. La mission du duc de Luynes, en 1864, dresse déjà un bilan. Au tournant du XXe siècle, à la lumière des très importantes découvertes faites dans le reste de l’ancienne Nabatène, de la Syrie méridionale au Hedjâz, se succèdent à Pétra maintes missions, qui aboutissent à de grandes publications en français et en allemand, toujours utilisées de nos jours. Désormais, on s’attache aussi aux lieux de culte, aux aménagements publics et à la ville romaine, et on s’affranchit des études bibliques.

Une ère nouvelle s’ouvre en 1929 avec les premières fouilles britanniques puis, à partir des années cinquante, grâce à la collaboration entre le département des Antiquités de Jordanie et des missions étrangères de plus en plus nombreuses.

Énigmatiques Nabatéens

De ce peuple arabe, on ne connaissait que de simples mentions, en particulier chez Flavius Josèphe, mais aussi deux textes plus détaillés, de Diodore et de Strabon, contemporains de César et d’Auguste. Une cinquantaine d’années à peine les sépare, mais ils s’appuient sur d’autres témoignages, donnant deux images opposées des Nabatéens. En 312 avant J.-C., peu après la conquête d’Alexandre, c’est une tribu nomade, habile à tirer parti des maigres ressources du désert et enrichie par le commerce caravanier le long des routes de l’encens, qui résiste aux raids des Macédoniens en regroupant femmes, enfants, vieillards et trésors sur un refuge escarpé – situé aujourd’hui sur un autre site, plus proche de la mer Morte. Au tournant de notre ère, les voici confortablement installés dans une ville luxueuse, capitale d’un royaume étendu, puissance régionale que Rome, maîtresse du Proche-Orient, ne va pas tarder à dominer puis à transformer en une province d’Arabie dont le chef-lieu sera Bosra, dans le sud de la Syrie.

Les auteurs grecs et romains – tout comme les Européens face aux Bédouins du XIXe siècle – se disent dégoûtés par certains de leurs rites, mais séduits par leurs mœurs « conviviales » – le banquet y prend une grande importance – et par la simplicité « démocratique » de leur royauté. Les érudits du siècle dernier se captivent pour les mystères qui entourent ce peuple, celui de ses origines – vient-il bien de la péninsule Arabique, quand s’est-il installé dans le sud de l’actuelle Jordanie ? – et celui de sa disparition : en fait, sous la domination romaine, la population nabatéenne semble s’être fondue dans les arrivées successives d’autres tribus et sa langue, simple branche de l’araméen, s’être éteinte au cours de l’Antiquité tardive. Mais ces énigmes ne sont pas entièrement résolues, en dépit des résultats acquis après un siècle et demi de recherche. L’avancée décisive fut le déchiffrement des inscriptions nabatéennes, découvertes en grand nombre à Pétra, mais aussi dans le Sinaï, en Syrie du Sud, dans le Hedjâz, tandis que l’on identifiait et classait les monnaies : ces documents écrits, complétant les indications des auteurs, fournirent un cadre géographique et chronologique et des renseignements sur l’organisation politique, la société, la religion.

D’autre part, l’archéologie a pris une autre dimension. Les fouilles méthodiques se sont multipliées dans toute l’ancienne Nabatène : dans le sud jordanien, à Khirbet edh-Dharih et au Wadi Ram, mais aussi en Syrie méridionale, mise en valeur par les Nabatéens autour de Bosra au Ier siècle après J.-C., et le long des pistes du Néguev, du Sinaï et de l’Arabie Séoudite – l’exploration minutieuse du terrain s’appuyant sur la télédétection à partir de photographies aériennes et de clichés de satellite. L’informatique permet de maîtriser cette masse d’informations et d’étudier de façon plus fine la distribution de ces vestiges afin de préciser les étapes de l’occupation.

On est donc mieux renseigné sur l’abondante céramique nabatéenne, sur le petit artisanat fortement inspiré par l’art d’Alexandrie, sur l’architecture rupestre ou bâtie, sur la sculpture et le décor : des pièces spectaculaires ont tout récemment surgi dans le sanctuaire de Dharih. Ces trouvailles, qui mêlent les influences de l’ancienne Arabie, de l’Égypte hellénistique et de la Syrie gréco-romaine, donnent de la civilisation nabatéenne une vue plus large et nuancée, voire contrastée ; les Nabatéens gardent cependant une bonne partie de leur mystère, même sur ce terrain de recherche privilégié qu’est leur ancienne capitale.

Pétra, de la Roche à la cité

Pétra, « la Roche », est d’abord un monde minéral, qui impressionne le visiteur, surtout s’il escalade les sommets ou s’aventure dans les environs, passant des grès aux chaos de porphyre. Son ancien nom sémitique, Reqem, « la Bariolée », dit bien la variété des couleurs du rocher, du blanc crayeux au rouge vif.

Si l’on comprend que les sommets abrupts aient pu servir de refuges – apparemment dès l’époque édomite – il est surprenant qu’une agglomération importante ait été établie au fond d’un vaste cirque aride, dépourvu de ressources suffisantes en eau et en terrain cultivable, plutôt à l’écart des grandes routes. Sans doute ce choix est-il dû non seulement à la présence de sanctuaires sur les « hauts lieux » fréquentés par les nomades, mais aussi à la possibilité de creuser les parois pour y ménager des tombeaux, des habitations et des abris pour les animaux et les marchandises.

Les fouilles, longtemps limitées à quelques monuments, apportent depuis peu des précisions : ainsi a été mis en évidence le passage tardif de l’habitat temporaire à la maison bâtie, représentée par une demeure nabatéenne d’abord modeste, puis somptueuse, dont le plan et le décor mêlent des influences orientales et méditerranéennes. Les derniers rois, notamment Arétas IV (9 avant – 40 après J.-C.), semblent avoir suscité un spectaculaire développement monumental, inspiré de modèles hellénistiques et poursuivi au début de la période romaine : de grands tombeaux furent sculptés, un théâtre aménagé, des marchés et des sanctuaires bâtis ou rebâtis dans le centre de la ville, ordonné autour d’une large rue à colonnades qui aboutit au temple principal, le Qasr el-Bint. Ensuite, Pétra paraît avoir connu le destin banal d’une cité romaine d’Orient. La fouille d’une église ornée de belles mosaïques montre que l’époque byzantine, contrairement à ce que l’on croyait, n’est pas une période de déclin, malgré plusieurs tremblements de terre. Mais les renseignements manquent cruellement pour les périodes suivantes, et la construction de forts par les Croisés n’empêche pas le site d’être presque abandonné à partir du XIIIe siècle…

De part et d’autre du majestueux alignement central formé par les grands monuments de style gréco-romain s’est donc développée, sans doute dès l’époque hellénistique, une ville de type oriental, juxtaposant des noyaux d’habitation plus ou moins denses, sans limites ni sans espaces publics nettement définis, où l’habitat troglodytique et peut-être la tente ont longtemps conservé leur place. Ce mode de développement, adapté au terrain, amène à s’interroger : la société était-elle à l’origine composée de groupes différents, comme le feraient aussi supposer les très nombreux lieux de culte, inégalement dispersés ? L’étude fine de la distribution de ces vestiges, confrontée aux données épigraphiques, permettra peut-être de préciser comment et quand se forma l’identité sociale, politique et religieuse des habitants de Pétra.

Surtout, une exploration systématique fait ressortir l’extraordinaire somme de travail nécessaire pour créer une ville dans un environnement aussi difficile, pour en assurer la subsistance, la liaison, la protection. Afin de suppléer au faible débit des rares sources du site, tout en détournant par un tunnel les crues violentes du ruisseau, l’eau de pluie, recueillie sur la moindre surface rocheuse, s’écoulait par des chenaux dans des centaines de citernes et de réservoirs. Des barrages fermant chaque ravin, un vaste réseau de canalisations partant de sources distantes de plusieurs kilomètres, sont encore visibles aujourd’hui, ainsi que les terrasses des jardins et des champs que cette eau arrosait. En dehors de quelques grands axes pavés, les collines de la ville basse comme les hauteurs sont parcourues par un écheveau de sentiers, de plans inclinés, d’escaliers creusés dans le grès. Les sommets plus lointains sont encore couronnés par des points fortifiés, postes de guet et de signaux, qui formaient un système de défense sans doute hérité de la période nomade. Ils dominent des agglomérations périphériques, comme Beidha ou Sabra, offrant plus de place pour le stationnement des caravanes, où l’on voit des aménagements et même des monuments semblables à ceux de la ville.

Les Nabatéens nous proposent donc là d’autres énigmes : combien de temps fallut-il pour réaliser ces installations ? À quelles traditions technologiques recouraient-ils ? Seule une démarche archéologique et historique pourra répondre…

Christian Augé Septembre 1999

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