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Les Apologistes grecs : naissance d’une théologie
Lors des XVIIe Rencontres nationales de patristique de Carcassonne (juin 2005), Bernard Pouderon, spécialiste de la littérature grecque chrétienne des IIe et IIIe siècles, a fait une communication sur les Apologistes grecs et leur place dans l’histoire de la théologie. Ces Apologistes, qui ont tout fait pour expliquer la foi chrétienne à « ceux de l’extérieur », ont abordé les questions difficiles de la pluralité et de l’unicité de Dieu, la transcendance et l’immanence de Dieu en ce monde, l’histoire du salut…
Ceux qu’on appelle les Apologistes grecs – la première génération de polémistes chrétiens, dont la production s’étend sur l’ensemble du second siècle, du principat d’Hadrien à celui de Commode — sont au nombre de cinq, soit, dans l’ordre chronologique : Aristide, Justin, Tatien, Athénagore et Théophile. À ces noms, il faut joindre ceux de Quadratus, strictement contemporain d’Aristide, mais dont nous ne connaissons pratiquement rien ; de Méliton, l’évêque de Sardes, dont l’Apologie n’a été conservée que très fragmentairement ; d’Apollinaire, l’évêque d’Hiérapolis, et du rhéteur Miltiade, dont les ouvrages ne sont connus que par la liste qu’en donne Eusèbe. Ajoutons encore, pour faire bonne mesure, le satiriste Hermias, qu’on ne sait trop situer dans le temps, voire l’auteur anonyme de l’Écrit à Diognète, à la frontière du IIe et du IIIe siècle.
Les Apologies ne sont ni des traités théologiques, ni des ouvrages dogmatiques. Néanmoins, dans leur désir d’expliquer la foi chrétienne à « ceux de l’extérieur », les Apologistes ont dû énoncer dans des termes compréhensibles à leur public, et, en conséquence, concevoir clairement, le message (« kérygme ») spécifique à la religion chrétienne, c’est-à-dire la pluralité et l’unicité du Dieu chrétien, la transcendance et l’immanence de Dieu en ce monde, l’histoire du salut. Ils sont donc à la fois de précieux témoins de l’élaboration du dogme au second siècle, et des acteurs privilégiés de cette mise en forme.
Foi et raison
Un premier constat s’impose : la théologie des Apologistes est autant une théologie « au regard de la raison » qu’au regard de la foi – comme deux approches complémentaires d’une vérité unique. Cette importance de la raison, en matière de croyances religieuses, s’explique par le fait que, pour la grande majorité d’entre eux, ils ont été formés dans la philosophie grecque, dont ils ont conservé les principes méthodologiques et épistémologiques, et qu’ils s’adressent à un public païen, sensé être peu réceptif à une argumentation par les Écritures ou par la foi seule, mais sensible, en revanche, à la conformité des doctrines avec la raison. Le Dieu des Apologistes est donc (au moins en apparence) autant le Dieu des philosophes (entre autres celui de Platon) que celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. La définition de Dieu selon les normes de la philosophie (incréé, inengendré, impassible, incompréhensible, inaccessible aux sens) est omniprésente chez eux ; elle permet à la fois de satisfaire à la raison, de dénier toute divinité véritable aux dieux du paganisme et de prendre ses distances vis-à-vis des anthropomorphismes du judaïsme, que le polémiste païen Celse mettait en parallèle avec ceux du polythéisme grec. Cette « transcendantalisation » de Dieu, cependant, n’équivaut pas à un dégagement vis-à-vis du monde (comme c’est en partie le cas chez les gnostiques), puisque Dieu est également défini par son action, non seulement à travers la création, mais aussi à travers l’œuvre de salut, « l’économie », dont la notion permet de faire le lien entre le Père et le Fils.
La pluralité au sein de la monade divin ; entre modalisme et subordinatianisme
Le Dieu des Apologistes est « Père, Fils et Esprit » ; c’est la formule baptismale, plusieurs fois répétée dans leurs ouvrages, et ainsi élevée au rang de dogme. Néanmoins, par delà la formule, le rôle et la distinction des trois entités divines paraissent incertains. D’une part, le Père et le Fils sont tantôt confondus (le Verbe n’étant alors plus qu’une « puissance » du Père), tantôt au contraire distingués au point qu’il est question d’un « second Dieu » à côté du premier (l’expression apparaît chez Justin). De même, l’existence propre de l’Esprit et sa divinité ne font pas l’objet d’une affirmation sans équivoque ; parfois, l’Esprit paraît confondu avec le Fils, par l’intermédiaire des concepts de Logos ou de Sophia (c’est entre autres le cas chez Théophile), et il n’est en tout cas jamais qualifié de Dieu comme l’est le Fils. C’est cette hésitation entre le modalisme (qui voit dans le Verbe et l’Esprit des « modes d’action » du Père) et le subordinatianisme, qui fait d’eux des entités distinctes subordonnées au Père, que nous allons maintenant explorer.
De fait, la théologie des Apologistes présente, non pas dans la théorie dogmatique, mais dans l’expression, des aspects qu’on peut qualifier tantôt de monarchianistes, tantôt au contraire de « dithéistes », selon que l’on privilégie, dans leur formulation théologique, telle ou telle des tournures qu’ils emploient pour rendre compte du paradoxe chrétien. Monarchianiste – non pas dans le sens que ce mot prendra au siècle suivant, pour désigner une déviation doctrinale niant ou limitant autant que faire se peut la distinction des « personnes », mais parce que, contre le polythéisme des cités et le dualisme gnostique, l’unicité de Dieu et son « unique volonté » y sont mis en relief plus que sa division. Il est à cet égard très révélateur qu’on attribue à Justin un traité De la monarchie, ou que le terme monarchia fasse l’objet de plusieurs emplois chez Tatien. Les tendances modalistes de cette toute première théologie se manifestent en particulier par la confusion des entités : chez Athénagore, Dieu (le Père) est qualifié de Logos (Raison cosmique), et, chez Théophile, Logos (Verbe) et Pneuma (Esprit) sont confondus dans leur action et dans leur rapport avec la Sagesse biblique. Pourtant, c’est aussi chez les Apologistes que l’on trouve les premières tentatives pour rendre compte de la distinction des entités divines dans l’unité. Le plus souvent, cette conciliation de l’unité et de la division se fait sous une forme subordinatianiste, avec un vocabulaire de l’émission qui est aussi celui par lequel les gnostiques ont rendu compte de la dégradation progressive de la divinité au sein du monde éontique – le Verbe « procédant » du Père, tandis que l’Esprit en est une « émanation » – ; et surtout elle se fait avec une terminologie qui évoque une hiérarchie : le « rang » ou la « place ». Bien plus, on trouve chez Justin, appliquée au Fils, l’expression d’ « autre Dieu », qui figure pourtant en bonne place dans les griefs de l’hérésiologie à l’encontre de Marcion ou des gnostiques ; c’est bien d’une forme de « dithéisme » au sein du monothéisme qu’il s’agit (un dithéisme mal assumé, il est vrai, et certes pas élevé au rang de dogme), puisque Justin, pour manifester la présence du Verbe comme « autre Dieu », aux côtés du Père lors de la création, use d’une exégèse tout à fait similaire à celle qu’emploient les gnostiques Saturnin (Satornil) et Basilide pour montrer que l’homme est l’œuvre d’anges créateurs : selon leur interprétation, en effet, le « Faisons l’homme à notre image » de la Genèse est la parole d’un premier Dieu adressée à d’autres puissances célestes. Ainsi se mêle, chez un même auteur, expressions monarchianistes ou modalistes, et affirmation d’un second Dieu subordonné au premier. Dans un cas, il s’agit d’expliquer la spécificité du monothéisme chrétien contre le théisme des philosophies, et dans l’autre, de se distinguer des Juifs et de situer Jésus, Messie, Verbe et Fils de Dieu, dans la sphère du divin dès le principe : distinct dans le nombre, mais non dans la volonté.
Un Dieu « trin » : Père, Fils et Esprit ?
Chez les Apologistes, le Père est Dieu par excellence, c’est lui qui résume en son être le principe de transcendance absolue, c’est lui seul que désigne l’expression ho theos à défaut d’autres précisions ; enfin, il est le seul être inengendré – alors que le Fils est, sinon une créature à proprement parler, du moins un être engendré (puisqu’il est Fils). Il est généralement considéré comme inaccessible à la connaissance, si ce n’est dans ses œuvres ou par l’intermédiaire de son Fils. En effet, le Fils, qualifié de Verbe, fait figure d’instrument de l’action de Dieu en ce monde : soit par la création, soit dans l’opération de salut ; il est aussi (surtout chez Justin) l’instrument des épiphanies divines. Il est présenté, le plus souvent, comme l’intellect (noûs) ou la raison (logos) du Père, c’est-à-dire comme une de ses facultés (dunamis ou energeia) ; il n’en est pas moins qualifié de Dieu, comme le Père, sinon tout à fait au même titre que lui. L’incarnation ne fait l’objet que de rares mentions chez les Apologistes : Aristide, Justin, Tatien – très indirectement chez Athénagore et chez Théophile. Quant à la personne de Jésus, comme fondateur de la secte chrétienne, elle n’apparaît que chez Aristide et chez Justin. L’Esprit, en revanche, n’est jamais appelé Dieu ; tout au plus est-il qualifié de « divin ». Sa fonction n’apparaît jamais clairement ; du moins peut-on supposer qu’il sert de lien entre le Père et le Fils. Les notions de « trinité » (trias) et de « personne » (prosopon) ne se mettront que très progressivement en place, à partir de Théophile pour la première, d’Hippolyte et de Tertullien pour la seconde, sans que ces termes aient déjà acquis chez eux la valeur que nous leur donnons aujourd’hui.
Une théologie du Logos
De fait, la théologie « trinitaire » des Apologistes est essentiellement une théologie du Logos. Il est en effet remarquable que la plupart des Apologistes ne mentionnent pas Jésus ou le Christ en tant que personnage historique, mais n’évoquent le Fils qu’en tant qu’il est le Logos de Dieu. Ce terme, emprunté, semble-t-il, à la tradition johannique – même si un seul des Apologistes cite verbatim le prologue de Jean – permet, par son ambivalence (« parole » et « raison »), de concilier les deux fonctions du Fils : l’inspiration et la révélation d’une part, la création, l’animation cosmique et la Providence d’autre part. Il permet surtout de rendre compatible la doctrine chrétienne avec le fonds commun de la philosophie : Justin et Athénagore présentent le Verbe chrétien comme un double du Logos stoïcien, animateur du monde qu’il pénètre comme principe de vie universel, ou de l’âme du monde médio-platonicienne ; Justin, Tatien et surtout Théophile, sans ignorer la tradition scripturaire relative au Logos ou à la Sophia, n’en étayent pas moins leur doctrine du Verbe par la notion stoïcienne de discours intérieur et proféré, qui permet de rendre compte des deux états successifs du Verbe, avant et après qu’il soit proféré comme « première des voies (de Dieu) pour sa création ». C’est d’ailleurs cette présentation qui permet de rendre le meilleur compte de la façon dont les Apologistes conciliaient le monothéisme avec la reconnaissance de la divinité du Fils : défini comme la raison du Père, tantôt intérieur, tantôt proféré, le Verbe avait à la fois son existence propre en Dieu et en dehors de Lui, sans jamais être tout à fait séparé de lui – et cela, dès avant l’incarnation et dans l’incarnation en Jésus ; dès avant la génération (comme existant avec le Père dès le principe) et après la génération comme Fils, engendré avant les créatures, en vue de la création. Ce stade de la réflexion théologique, qui rattache la génération du Fils à une forme de contingence liée à la création du monde, expression nécessaire de l’amour de Dieu, et, ce faisant, à la temporalité, ne sera dépassé qu’avec Origène, qui professera la génération éternelle (c’est-à-dire de toute éternité) du Fils.
Un apparent « dithéisme » ?
Jusqu’où allait le sentiment d’une « division » ou d’une « distribution » de Dieu ? Si un Tatien refuse fortement toute idée de « division », Justin, en revanche, dans sa polémique contre le judaïsme, n’hésite pas à employer, pour désigner le Verbe, l’expression d’ « autre Dieu », qui pourrait paraître bien étrangère au principe de la monarchie divine. Cette distinction, extrême, s’explique à la fois par le désir de Justin de manifester la présence du Verbe dans les Écritures, « à côté » de Dieu, certes, mais néanmoins comme Dieu à part entière, et par le souci de rendre compte de la réalité des théophanies divines, Dieu étant présent dans le monde d’en bas sans pour autant avoir abandonné le monde d’en haut. Certaines formulations, à l’inverse, iraient plutôt dans le sens du modalisme ; en effet, quand l’épithète de Verbe, pour désigner le Fils, est mise sur le même plan que celle de Sagesse ou d’Ange, elle tend à faire du Verbe une simple « puissance » de Dieu, et non un être ou une existence à part entière. Seule l’apparition des termes de « personne » et d’ « hypostase », associés à celui de « trinité« , permettra de trouver une solution satisfaisante pour l’esprit, mais non sans de longs débats…La double nature du Christ, Christ, homme et Dieu
La question de la double nature de Jésus-Christ, Dieu incarné, homme et Dieu à la fois, n’est pas éludée, du moins par ceux des Apologistes qui évoquent l’incarnation. C’est ainsi que Justin affirme devant Tryphon la nature pleinement humaine de Jésus-Christ, « homme parmi les hommes », certes, mais non « homme né d’un homme et d’une femme », selon une formule que les judéo-chrétiens utiliseront pour dénier la nature divine du Christ. Mais c’est chez Méliton que la réflexion théologique dépasse le stade du constat ; pour la première fois dans la pensée chrétienne, il traduit dans une formule d’une parfaite clarté la double nature du Christ incarné, plus exactement ses deux ousiai (on peut traduire le terme par « essences », « substances » ou même « natures »), à savoir sa pleine divinité et sa pleine humanité. Ainsi s’esquisse, à travers les témoignages des uns et des autres, une doctrine des états successifs du Verbe : contenu en Dieu avant sa génération, puis engendré comme Verbe pour la création ; ensuite incarné dans le sein d’une vierge, mais celant sa divinité jusqu’à son baptême ; enfin, pleinement homme et pleinement Dieu depuis son baptême, qui correspond à un engendrement dans l’Esprit.
Angélologie et démonologie ; l’origine du mal
L’angélologie des Apologistes sert de trait d’union entre leur monothéisme et le polythéisme tel que le professaient les différentes écoles philosophiques. En effet, les anges et leurs doubles pervertis, les démons, s’insèrent dans la hiérarchie des êtres célestes entre Dieu et les hommes, comme les daimones du médio-platonisme. Ce trait est particulièrement patent chez Athénagore, qui n’hésite pas à mettre sur le même plan la hiérarchie platonicienne : Dieu, « démons », hommes, et celle de la tradition chrétienne : Dieu, anges ou démons, hommes ; il est un fruit de l’héritage judéo-hellénistique. En effet, les différents récits que font les Apologistes de la genèse des démons s’inspirent visiblement de la tradition hénochienne, soit à travers le premier Livre d’Hénoch, qui semble avoir joui à cette époque d’un grand prestige, soit par l’intermédiaire d’ouvrages aujourd’hui perdus, mais dépendant d’Hénoch ou ayant une même source d’inspiration ; les démons y sont présentés soit comme des anges déchus à la suite de leur union avec les filles des hommes, soit comme les enfants nés de ces unions. Il est particulièrement remarquable qu’Athénagore, en identifiant les démons (daimonia ou ponera pneumata, les « esprits mauvais ») de la tradition juive avec les dieux (qualifiés de daimones) du paganisme, reconnaît explicitement leur pouvoir – non seulement un pouvoir malfaisant, tels l’incitation au mal ou même les délires orgiastiques qui accompagnaient certains cultes, comme les dénoncent l’ensemble des Apologistes, mais aussi un pouvoir bienfaisant ou simplement utile, ne serait-ce qu’en apparence, celui que l’on constate de fait au sein des sanctuaires, phénomènes de divinations et de guérisons en particulier. Bien plus, Athénagore n’hésite pas à qualifier les dieux égyptiens Isis et Osiris d’ « êtres célestes », malgré l’existence terrestre qu’il leur reconnaît, puisqu’ils furent les premiers rois du pays ; il concilie ainsi la tradition dite évhémériste, qui fait des dieux de simples êtres humains honorés après leur mort en reconnaissance de leurs bienfaits, par une forme d’apothéose, avec celle du platonisme, qui situe les « démons » (c’est-à-dire les dieux du paganisme) dans une position intermédiaire entre le Dieu transcendant et les hommes. Ainsi se trouve justifiée au moins en partie, sinon leur culte, du moins leur insertion dans la hiérarchie du divin.
Cette hiérarchie est bien attestée dans le médio-platonisme – un courant qui, à cette époque, sous l’influence des démonologies orientales, commençait à distinguer entre démons bienfaisants et démons malfaisants, l’équivalent des anges et démons de la tradition chrétienne. Tatien, quant à lui, va plus loin encore Peut-être influencé par sa lecture des épîtres pauliniennes – puisque l’apôtre range, semble-t-il, sous le même vocable de stoicheia (« éléments ») les puissances célestes et les puissances astrales –, il lie l’influence des démons à celle des astres. Il est en cela tributaire des conceptions astrologiques des Grecs, qui attribuaient à chaque astre une divinité rectrice, tout autant que des spéculations juives (et gnostiques) sur les astres. L’influence des astres, ou plutôt celle des puissances qui règlent leur cours, est donc, pour Tatien, l’une des causes du mal. Elle peut cependant être vaincue par la foi ; en effet, seuls ceux qui reconnaissent la puissance des astres – c’est-à-dire les païens – sont soumis à leur influence. Le chrétien, quant à lui, est supérieur à la fatalité, c’est-à-dire à l’action « efficace » des démons qui la gouvernent par l’intermédiaire de leur invention qu’est le Zodiaque.
Le libre arbitre et le problème du mal
Toutefois, dans son explication de la présence du mal en ce monde, Tatien est peu représentatif des croyances dominantes au sein de la grande Église. Les autres Apologistes – qui ignorent dans leur grande majorité le péché originel transmis à la naissance, la faute d’Adam ayant simplement entraîné pour l’homme la corruptibilité et la mort – s’accordent sur l’existence de trois causes principales à l’existence du péché. La première est la jouissance du libre arbitre : Dieu, quand il a créé l’homme, lui a fait le don le plus beau qui se puisse accorder, l’autonomie (autexousia) ou libre arbitre, c’est-à-dire la possibilité de choisir entre le bien et le mal. C’est donc l’homme lui-même qui est responsable du mal qui règne en ce monde, et non pas Dieu, selon une formule empruntée par Justin à Platon. Mais, bien sûr, la liberté ne suffit pas pour expliquer la présence du mal ; encore faut-il qu’il y en ait le désir. C’est là une seconde cause de l’origine du mal : l’homme, par sa nature charnelle, est soumis aux désirs, aux besoins corporels, voire, dans une conception plus pessimiste encore, à l’attraction de la matière, jugée, sinon mauvaise, du moins corruptrice. La troisième cause tient à l’influence des démons. Non contents de s’être montrés infidèles à leur mission, qui était de gouverner les hommes dans le sens du bien, les anges désobéissants se sont montrés corrupteurs. D’abord, ils ont enseigné aux hommes les sciences corruptrices ; puis ils ont voulu anéantir en eux le sentiment de piété, les détournant par avance de la vraie religion, celle apportée par le Christ ; enfin, ils se sont plu à l’éloigner du bien, à le distraire de l’attraction du monde d’en haut, pour l’entraîner avec eux dans la dégradation et la mort : telle est l’action de Satan et de sa troupe de démons, lui que la première théologie chrétienne désigne souvent comme l’Adversaire, c’est-à-dire celui qui s’oppose à Dieu pour la possession de l’esprit de l’homme. Ce type d’explication est largement développé chez Justin, mais on la trouve aussi exprimée chez Athénagore, peut-être le plus « hellène » des Apologistes.
L’histoire du salut et la résurrection
Même si leur contexte polémique ne se prêtait guère à pareil exposé théologique, la sotériologie, ou, pour parler autrement, l’espérance chrétienne occupe une place importante dans les Apologies, quoiqu’elle reste le plus souvent implicite. C’est en effet l’espérance du salut qui justifie la « différence » ou la « supériorité » des chrétiens, que ce soit dans l’élévation spirituelle de leur doctrine ou dans leur comportement de tous les jours. Elle s’appuie sur la certitude que Dieu a planifié le salut de l’homme dès les tout premiers temps (c’est l’ « économie »), annonçant l’événement par ses prophètes, et attendant le moment opportun pour envoyer son Fils, destiné à « récapituler » la première création, à réintroduire l’humanité dans son état premier (apocatastase). Le salut est présenté tantôt comme le fruit de la connaissance (gnosis) ou de la lumière apportée par les prophètes, puis par le Christ aux hommes, tantôt comme celui de l’imitatio voire de l’assimilatio Dei ou encore de la mort à la chair, et plus rarement comme la conséquence de l’incarnation et la rançon de la Passion – seul Justin et l’auteur anonyme de l’Ad Diognetum employant le terme « Sauveur » pour désigner le Christ. On constatera donc non sans surprise que la passion du Christ ne joue de rôle central dans l’économie du salut que chez une minorité des Apologistes. Le salut surviendra à la fin des temps, par la résurrection, qui transformera le corruptible en incorruptibilité. Seul des Apologistes, Justin fait précéder la résurrection générale d’un règne terrestre du Christ d’une durée de mille années ; on sait qu’Irénée le suivra dans cette voie. Le jugement ultime destinera les pécheurs à un châtiment éternel, et les justes à la contemplation éternelle de Dieu. Cette perspective illumine la vie du chrétien, et le rend plus fort dans son combat contre les forces du mal.
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Tels sont donc les traits essentiels de la théologie élaborée par les Apologistes, les premiers des écrivains chrétiens qui aient présenté la doctrine sous une forme cohérente, à défaut d’être systématique, puisque leurs exposés sont épars, répondant aux besoins de leur argumentation ou de leur polémique, et qu’ils ont d’abord été rédigés dans le souci d’éclairer le public païen auquel ils s’adressaient. Ils n’ont certes pas véritablement innové dans leurs formulations, ne faisant sans doute que donner une interprétation personnelle des croyances et des réflexions qui avaient cours dans les Églises. Néanmoins, la nécessité de présenter avec clarté et d’une manière acceptable à la raison les rudiments du kérygme chrétien leur a imposé de veiller à la cohérence des doctrines qu’ils exposaient, de choisir une terminologie adaptée à la culture de leur temps et de conformer leurs croyances aux exigences de la raison, bref de se livrer à ce qui est l’essence même de la théologie : l’expression cohérente et rationnelle de l’incommunicable.
Bernard Pouderon (Université de Tours)
Les livres de Bernard Pouderon disponible sur le site « alapage »
Choix bibliographique :
- Fiedrowicz (M.), Apologie im frühen Christentum. Die Kontroverse um den christlichen Wahrheitsanspruch in den ersten Jahrhunderten, Paderborn, 2000 [bibliographie].
- Grant (R.M.), Greek Apologists of the Second Century, Philadelphie, 1988.
- Pouderon (B.), Les Apologistes grecs du second siècle, Paris, Le Cerf, 2005.
- Puech (A.), Les Apologistes grecs du IIe siècle de notre ère, Paris, 1912.
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Cet article a été publié dans la revue Connaissance des Pères de l’Eglise , n° 102, juin 2006 (« Les Pères et le paganisme »), p. 4-12. Nous le mettons en ligne sur « theologia.fr » avec l’autorisation de Marie-Anne Vannier, rédactrice en chef de Connaissance des Pères de l’Eglise.
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Cette communication est la version abrégée d’un chapitre de notre ouvrage Les Apologistes grecs du second siècle, Paris, Le Cerf, 2005, dans lequel on trouvera les références textuelles que les impératifs éditoriaux ne nous ont pas permis de faire figurer ici.
Les Apologistes grecs du second siècle, Cerf, 355 pages, 35 €. Une vue sur les premiers intellectuels chrétiens et des thèmes qu’ils développent pour défendre le christianisme.
Résumé du livre :
Les Apologistes grecs du deuxième siècle – Aristide, saint Justin, Tatien, Athénagore, Théophile, auxquels il faut joindre quelques inconnus ou anonymes – sont les premiers intellectuels du christianisme. À l’époque des persécutions menées sporadiquement par les foules hostiles sous la forme de véritables « pogroms », et qui étaient plus ou moins acceptées par les autorités (les Antonins, depuis Trajan jusqu’à Marc Aurèle, n’étaient pas favorables aux chrétiens), ils ont pris la plume, en s’adressant les uns directement aux empereurs, les autres au public païen, pour défendre leur coreligionnaires contre les odieuses accusations qui étaient lancées contre eux : l’anthropophagie rituelle, la débauche incestueuse, l’impiété envers les dieux de la cité, qualifiée par leurs adversaires d’ « athéisme », et pour présenter et justifier le nouveau genre de vie et la doctrine jugée scandaleuse qui étaient les leurs. Ce faisant, ils sont dressé un premier pont entre la philosophie païenne et le christianisme, en présentant la doctrine chrétienne d’une manière rationnelle, acceptable par les lettrés de l’époque, en même temps qu’ils ont contribué à l’élaboration de la théologie chrétienne. Mais ils ont aussi combattu des adversaires plus proches d’eux : les gnostiques, qui, au nom d’une interprétation supérieure des Écritures, distinguaient le Dieu supérieur du Démiurge créateur, niaient l’humanité du Christ sauveur et rejetaient la résurrection de la chair, et les Juifs, qui, attachés à la lettre des textes bibliques, refusaient de voir en Jésus de Nazareth le Messie annoncé par les prophètes, Verbe de Dieu préexistant. Dans cet ouvrage – le plus complet en langue française depuis celui d’A. Puech (1912) –, sont présentés à la fois les hommes (dans la mesure où nous détenons sur eux des informations qui ne relèvent pas de la pure légende hagiographique), leurs œuvres et leurs doctrines, de manière à donner de leur action et de leur apport théologique et littéraire l’image la plus fidèle possible.