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Cuba, ou comment l’Eglise cultive le germe de la liberté
Interview de Dagoberto Valdés Hernández, fondateur et directeur du think-tank catholique libéral le plus influent de l’île: « A Cuba, l’Eglise est la seule institution où il reste encore une trace de cette société civile qui a été anéantie partout ailleurs »
par Sandro Magister
ROMA, le 2 avril 2007 – Depuis que Fidel Castro a formellement abandonné le pouvoir, à la fin du mois de juin 2006, la grande attente a commencé pour Cuba et pour l’Eglise catholique cubaine. Le résultat final est plus que jamais incertain. Mais la perspective vers laquelle les catholiques cubains se dirigent résolument se définit en un mot: liberté.
Dagoberto Valdés Hernández est l’un des témoins les plus influents de ce cheminement de Cuba et de l’Eglise cubaine vers la liberté. Agé de 52 ans, père de trois enfants, cet ingénieur agricole fonde le Centro de Formación Cívica y Religiosa du diocèse de Pinar del Rio en 1993 et la revue « Vitral » en 1994.
Valdés était un enfant lorsque Castro a conquis le pouvoir à Cuba, en 1959. Il a vécu les quelques mois de lune de miel entre l’Eglise et le nouveau régime, mais surtout la longue période de liberté bafouée, de violence institutionnalisée, de persécution. A l’université, parce qu’il est catholique, on lui interdit l’accès à la faculté des sciences humaines. Il se spécialise alors en agronomie. Mais son modèle idéal est Félix Varela, prêtre, philosophe et homme politique, père de l’indépendance cubaine et chantre d’un libéralisme catholique semblable par de nombreux aspects à celui d’autres penseurs de l’époque tels que Antonio Rosmini et Alexis de Tocqueville. Il travaille pour l’Empresa del Tabaco, mais, à la moitié des années 90, le régime le punit pour l’activité de formation civique qu’il a entre-temps commencé à exercer dans le diocèse de Pinar del Rio. Il doit récolter les yaguas, écorces fibreuses qui se détachent des palmiers et qui servent à emballer le tabac. Mais Valdés ne cède pas; au contraire, il intensifie son activité de formation. La revue « Vitral », du nom des vitraux multicolores qui ornent de nombreuses maisons à Cuba, se fait la voix d’un petit mais influent think-tank catholique libéral, rempart des idées démocratiques et de la vision humaniste et chrétienne de l’homme sous le régime communiste de Cuba. Grâce au voyage de Jean-Paul II sur l’île, en 1998, le Vatican le découvre et apprécie son activité. L’année suivante, il est nommé membre du conseil pontifical Justice et Paix.
L’interview qui suit est l’une des rares que Dagoberto Valdés Hernández ait accordées à un journal étranger. C’est aussi la première où il aborde frontalement la question de la transition de Cuba vers la démocratie, avec une attention particulière sur le rôle de l’Eglise catholique cubaine.
Le journal en question est « Mondo e Missione », le mensuel de l’Institut Pontifical pour les Missions Étrangères, imprimé à Milan, qui publiera l’interview dans son numéro d’avril. Elle a été réalisée par Alessandro Armato. Pour en lire le texte intégral, plus long que celui qui est retranscrit ci-dessous et riche d’autres éléments intéressants, se rendre sur la version espagnole de cette page.
« La Cuba dont je rêve »
Interview de Dagoberto Valdés Hernández
Q. – Quelle est l’ambiance à Cuba?
R. – C’est l’incertitude qui domine, avec un sentiment d’attente. L’incertitude est surtout due au manque d’information sur tout ce qui se passe et au fait que l’avenir n’est pas entre les mains du peuple souverain, mais entre celles des plus hautes sphères du pouvoir politique. A l’incertitude s’ajoutent les conséquences d’un dommage anthropologique concernant la majorité des Cubains provoqué par l’idéologie « de la dépendance » et par le contrôle totalitaire qui empêche la liberté et la responsabilité de se développer.
Q. – Dans vos éditoriaux, vous insistez sur la nécessité de développer une « maturité civique » pour sortir le pays de « l’adolescence sociopolitique ». Quelle est, selon vous, la meilleure façon d’y arriver?
R. – Je vois deux pistes: l’éducation et les petits espaces de participation. Il existe en effet un incroyable analphabétisme civique et politique, fruit de l’extrémisme idéologique et du blocage systématique des informations autres que celles du gouvernement. Mais cette situation ne peut être dépassée qu’en brisant l’isolement intérieur, qui est pire que l’embargo extérieur. Il faut plus d’information, plus d’ouverture, plus de changement. Un processus systématique et profond d’éducation éthique, civique et politique est nécessaire. Mais je ne pense pas que cela suffirait…
Q. – Que voulez-vous dire?
R. – Nous ne devons pas nous contenter de la théorie: il est nécessaire de créer de petits espaces de participation et de débat, de s’entraîner à la démocratie. La théorie n’a pas été expérimentée pendant un demi-siècle:elle pourra difficilement être mise en pratique si nous n’avons pas d’abord essayé de l’appliquer dans de petits espaces. C’est ce que cherchent de faire l’Eglise catholique, les bibliothèques indépendantes, les Damas de Blanco, les journalistes non-alignés, les Eglises évangéliques… C’est ce que nous efforçons de faire depuis 14 ans avec notre Centro de Formación Cívica y Religiosa du diocèse de Pinar del Río et avec la revue « Vitral ».
Q. – Il semble impossible d’arrêter le cheminement de Cuba vers la liberté, bien que les résistances ne manquent pas…
R. – Il y a et il y aura toujours des résistances au changement. C’est humain. Les obstacles ne viennent pas seulement de ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui, mais aussi des citoyens eux-mêmes. Cependant la situation actuelle pèse plus lourd que la résistance naturelle au changement. Il semble que la balance penche en faveur d’une série de transformations pacifiques et progressives, qui nous amèneront à ne plus être un fossile politique du passé mais un pays normal, intégré comme les autres dans la communauté internationale. Un pays dont les fils ne devront plus fuir leur terre s’ils veulent progresser et vivre en liberté. Cependant, je ne sais pas comment ces changements – absolument nécessaires et inéluctables – se produiront.
Q. – Quels scénarios prévoyez-vous?
R. – Le premier serait une succession au sein du système lui-même qui ouvrirait graduellement la voie aux réformes économiques et sociales; cela normaliserait les relations politiques internationales et ouvrirait la voie à des réformes politiques internes. Un autre scénario possible serait la combinaison entre une succession rapide et une transition lente et durable, confiée à une génération plus jeune et plus ouverte d’esprit. Dans le scénario le plus pessimiste, aucune des deux alternatives précédentes ne se réaliserait et le contrôle totalitaire, la répression des dissidents et l’isolement international se renforceraient. Ces derniers éléments conduiraient à une « coréedunordisation » de Cuba, créant davantage de souffrance et de pauvreté et augmentant l’exode massif, au risque d’ouvrir la porte à la violence.
Q. – Selon vous, quels sont les principaux risques que Cuba devra affronter à l’avenir?
R. – Si l’enfermement et l’isolement se durcissent, nous allons droit vers la violence, l’explosion sociale incontrôlable et le chaos politique. C’est inévitable. Personne ne le souhaite, mais malheureusement peu de personnes s’engagent sérieusement pour éviter ce résultat. En revanche, si Cuba s’ouvre et se démocratise, nous devrons affronter les risques intrinsèques à une liberté détachée des responsabilités: corruption, relativisme moral, libertinage médiatique, chômage et peut-être la naissance de nouvelles mafias. C’est à nous d’agir pour éviter que cela ne se produise. Nous devons dès maintenant étendre les services ecclésiaux et sociaux de formation éthique, les services d’éducation civique et politique et promouvoir une culture de la responsabilité dans la liberté.
Q. – Craignez-vous « l’impérialisme » américain?
R. – De l’extérieur pourraient venir des influences négatives et même des aspirations hégémoniques; mais nous autres, Cubains, nous avons assez d’expérience dans ce domaine pour nous en tirer. Mais de l’extérieur pourrait aussi venir – si nous savons la canaliser convenablement – une aide positive et constructive: celle des quelque deux millions de Cubains exilés ou émigrés. Une aide précieuse, sous forme de connaissances, d’expérience, d’investissements, de regroupements familiaux, de renforcement de notre propre culture. Le pire scénario imaginable, c’est celui d’une ouverture qui serait une xénophilie cynique, une subordination irréfléchie à tout ce qui vient de l’extérieur, à des modèles hédonistes et contraires à la vie, sans discernement ni conscience critique.
Q. – On parle aussi d’une annexion potentielle de Cuba par le Venezuela. Qu’en pensez-vous?
R. – C’est une fanfaronnade, une illusion inapplicable, qui blesserait l’immense majorité des Cubains et des Vénézuéliens. En revanche, une intégration régionale respectueuse, là c’est une autre chose.
Q. – Pensez-vous que le communisme, au lieu de mourir, puisse perdurer sous la forme du « socialisme du XXIe siècle » dont Hugo Chávez se dit le prophète?
R. – Le communisme, tel que l’a connu l’humanité, a échoué et n’existe plus sous la forme qu’il avait autrefois. Ce qu’il en reste dans certains pays est seulement une ombre de ce triste passé. Il a été une erreur et je ne pense pas que l’humanité soit prête à en payer le prix une nouvelle fois.
Q. – Dans ce contexte difficile, avez-vous l’impression que le comportement des Cubains de la Diaspora soit constructif?
R. – La grande majorité des Cubains exilés reconnaît que les habitants de l’île sont prioritaires et elle met son potentiel à notre disposition, en termes de formation et de financement. Un groupe d’entrepreneurs d’inspiration chrétienne existe déjà, qui est en train de créer un fonds commun d’investissement destiné uniquement aux micro-entreprises et aux micro-crédits, deux éléments qui devraient selon moi constituer le fondement du nouveau modèle économique pour Cuba. Cependant, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’île, restent encore de petites minorités disposant de beaucoup de pouvoir et d’influence sur les moyens de communication. Elles donnent l’impression qu’elle représentent la totalité des personnes, alors que ça n’est pas le cas. Si ces minorités – une relique du passé – persistent à émettre des revendications anachroniques, les unes pour des propriétés irrécupérables, les autres par pur attachement au pouvoir, elles seront un sérieux obstacle à la réalisation de ces changements graduels, pacifistes et justes dont Cuba a besoin.
Q. – Opposants politiques, dissidents, représentants de la société civile: le panorama des Cubains qui encouragent l’ouverture démocratique est très varié, mais les profils des différents groupes ne sont pas toujours très clairs…
R. – Il y a aujourd’hui à Cuba des opposants politiques, des dissidents politiques, et des groupes de société civile en devenir. Mais il existe aussi un fort analphabétisme civique et politique qui empêche les acteurs sociaux de se distinguer clairement. En outre, nous avons un gouvernement qui cherche à mélanger les uns avec les autres afin de tous les mettre sur le même plan, sous l’étiquette commune de « contre-révolutionnaires » et de « mercenaires » au service des Etats-Unis. Tout cela nuit gravement à l’avenir de Cuba. La nation doit apprendre à distinguer et reconnaître, respecter et promouvoir les différents acteurs sociaux. La société civile doit savoir quel est son rôle et quelle est sa marge d’autonomie par rapport à l’Etat et aux partis politiques d’opposition. Un travail d’éducation patient est nécessaire pour que les partis d’opposition sachent respecter les autres membres de la société civile et dialoguer avec eux, sans les confondre avec leurs objectifs. Il est également nécessaire pour que l’Etat lui-même apprenne à distinguer les uns des autres et à dialoguer avec eux.
Q. – « Vitral » est-elle une revue dissidente ou d’opposition?
R. – « Vitral » est une revue catholique, expression du Centro de Formación Cívica y Religiosa du diocèse de Pinard el Rio. C’est une revue de l’Eglise, même si son profil est socioculturel et non confessionnel. Elle est ouverte à tous les hommes de bonne volonté et le comité de rédaction s’assure que tout ce qui y est publié reste dans un cadre ethico-humaniste large et pluraliste. Cela nous identifie et nous place dans la société civile et non dans l’opposition politique. Personnellement, je me considère comme un animateur civique du point de vue sociologique et comme un évangélisateur de la société civile en tant que chrétien.
Q. – Est-ce une revue influente?
R. – Parce que je crois à l’Evangile, je suis convaincu qu’un petit grain de sel peut être efficace, qu’un minuscule grain de sénevé peut germer et qu’une petite lumière dans l’obscurité peut orienter les autres ? « Vitral » veut être ce ferment dans l’immensité de la masse.
Q. – Est-ce qu’elle circule librement?
R. – « Vitral » circule comme elle peut, de la main à la main: on ne peut pas la vendre dans la rue, on ne peut pas l’apporter à l’école, mais c’est justement le réseau informel de l’Eglise et le reste de la société civile qui la font parvenir jusqu’aux 10 000 abonnés que nous comptons à Cuba, à quelques communautés de la diaspora, à certaines universités américaines, mexicaines et espagnoles et à un réseau d’amis dans le monde.
Q. – Quel rôle joue l’église cubaine dans cette délicate phase de transition vers un pays « juste, libre et solidaire » comme l’a dit le cardinal Jaime Ortega Alamino?
R. – L’Eglise est la seule institution à Cuba qui, au cours du dernier demi-siècle, ait conservé son autonomie et son indépendance envers l’état. Dans l’Eglise il y a encore la trace de cette société civile qui, partout ailleurs, a été désarticulée avec persévérance par le socialisme réel. Dans les dernières années, l’institution ecclésiale a joué un rôle fondamental dans l’accompagnement et la reconstruction de la société civile, en offrant une éducation éthique, une formation civique, un entraînement à la participation et à la responsabilité communautaire, une éducation à la liberté, à la justice et à la paix. De plus, l’Eglise a allégé le désespoir de très nombreux Cubains et leur a fourni des raisons pour rester dans le pays.
Q. – Comment voyez-vous, aujourd’hui, les relations entre l’Eglise et le pouvoir politique?
R. – L’Eglise a conservé son identité, sa mission et ses espaces, même si son insertion dans la société a été limitée par un état qui prétendait contrôler tout et tout le monde. L’Eglise a réussi à semer l’Evangile au milieu des plus incroyables difficultés. Beaucoup de prêtres, de religieux et de laïcs ont travaillé pendant des années comme des témoins fidèles, y compris en prenant des risques pour leur sécurité et celle de leur famille. Tout cela est un grand don de Dieu!
Q. – Un demi-siècle sous un régime communiste. Est-ce que l’Eglise a appris quelque chose de spécial pendant cette période, qui puisse servir d’enseignement à d’autres?
R. – Je crois que oui. Nous avons appris à croire en la force de ce qui est petit, en l’efficacité de la graine, de la puissance du levain dans la masse. Nous avons appris à être humbles, à vivre les pieds dans l’humus, en partageant le sort de ceux qui subissent l’injustice. Nous avons appris que l’Eglise grandit et se purifie au milieu des épreuves et que c’est un temps de gloire crucifiée et ressuscitée pour nous disciples du Christ que nous vivons à Cuba.
Q. – Dans le pays, il y a beaucoup de missionnaires…
R° – La présence de tant de missionnaires catholiques – je ne les appellerais pas étrangers parce que dans l’Eglise personne n’est un étranger – est une grâce et un don de Dieu pour ce peuple qui souffre et qui espère. Il y a des missionnaires italiens, espagnols, allemands, colombiens, mexicains et de tant d’autres nationalités. Ils arrivent avec beaucoup de générosité et de curiosité, cherchent à s’inculturer et à s’occuper dans les villages où ils sont envoyés. Les gens les reçoivent à bras ouverts. Ils nous offrent ce que nous n’avons pas connu à cause de la fermeture de l’île mais, à leur tour, ils reçoivent beaucoup de la population, qui est constamment occupée à chercher des alternatives pour survivre sans perdre espoir. Ils annoncent l’Evangile et dénoncent, quand c’est possible, ce qui offense la dignité et les droits de l’homme.
Q. – Quelles difficultés rencontrent les missionnaires s’ils élèvent la voix?
R. – Très souvent ils doivent se taire parce qu’ils risquent la suppression de leur permis de séjour et une expulsion silencieuse et humiliante. Certains missionnaires, hommes ou femmes, se demandent ce que signifie la perte d’un permis de séjour par rapport à celle de la vie, comme cela arrive ailleurs; d’autres estiment qu’il vaut mieux rester ici pour servir en silence. D’autres, enfin, se demandent si le silence est une complicité avec l’injustice. Mais personne ne reste indifférent à la situation actuelle de cette belle île, qui souffre et qui est hospitalière, et à son peuple pacifique et joyeux, qui continue à espérer depuis cinquante la visite du Seigneur Jésus pour réaliser – par ses propres moyens – la libération intérieure, la démocratisation politique et le développement humain intégral. C’est ce qu’a demandé, en janvier 1998, Jean-Paul II sur la Plaza de la Revolucion José Marti, à La Havane: « Vous êtes et vous devez être – a-t-il déclaré – les acteurs de votre histoire personnelle et nationale ». Nous l’espérons. Et nous essayons d’y parvenir.