Imprimer es réflexions qui suivent ont été suscitées par l’expérience contemporaine du peuple juif. Mais l’on peut – et même l’on doit - l’étendre à toute barbarie atteignant d’autres peuples, comme le suggère cette réflexion du philosophe Paul Ricœur : « Les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les délégués, auprès de notre mémoire, de toutes les victimes de l’histoire » (Temps et récits, III, Le Seuil, p. 272). Notre siècle en effet - pour nous en tenir à lui -, est vraiment un siècle noir du fait des guerres et des dictatures qui ont perpétré tant de massacres : l’Arménie, l’Argentine, Chili, le Cambodge, les Balkans,
la Tchétchénie, le Rwanda et tant d’autres pays du continent africain… et la liste pourrait être encore prolongée ! On se gardera également d’oublier les violences – quand ce n’est pas la torture -, que des personnes voient surgir un jour dans leur existence, parfois même dans leurs relations familiales : l’amour violé, l’innocence persécutée…
La situation juive n’est donc pas la seule concernée, mais l’on sait que ce génocide, dont l’horreur a été scientifiquement programmée et méticuleusement mise en œuvre - six millions de Juifs, dont un million d’enfants, exterminés dans les camps de la mort -, a légitimement et très vigoureusement interpellé la conscience humaine, et suscité dans le judaïsme de profondes révisions religieuses qui concernent les chrétiens eux-mêmes : Que fait Dieu au spectacle de cette barbarie ? Pourquoi laisse-t-il faire ? Peut-il même faire quelque chose ? On trouve la même interrogation dans Sylvie Germain, Les échos du silence, Desclée de Brouwer, 1995, p. 15-16 :
« Si l’on se penche sur les erres de ce siècle prédateur, on peut voir trembler en leur fond des regards par millions, hallucinés de faim, de souffrance et d’effroi, on peut entendre des voix par millions crier, gémir, supplier, et réclamer leur dû : leur dû de vie volée, de justice, de sens et de lumière. Tous ces pas sont des suaires où par myriades affleurent les visages des victimes. Mais aussi attentivement que l’on scrute ces traces noircies de sang, de larmes, on n’y décèle ni regard, ni voix de Dieu, nul reflet de sa face qui se serait inclinée vers les hommes en détresse, leurs enfants suppliciés pour répondre à leurs cris, leurs appels, à leur attente illimitée et demeurée vacante.
Devant un tel silence on est tenté de conclure au scandale, à l’outrage, car tous ces pas de fauve qui apposent sur la terre avec une folle prodigalité leur suaire de mort et d’infamie semblent autant de preuves de l’absence de Dieu ou, pire, de son indifférence. » Lire également L’or et la cendre, récent roman, dur et poignant, écrit sur la shoah par une jeune juive, Éliette Abécassis, éd. Ramsay, 1997.
Cette conférence a un caractère particulier : elle comporte de nombreuses et longues citations car, pour évoquer cette immense tragédie, j’ai pensé qu’il était préférable de m’effacer : seuls des témoins ou des proches peuvent évoquer un tel drame ; je n’ai pas voulu m’y substituer. Deux des personnes dont nous entendrons le témoignage ont d’ailleurs connu l’horreur des camps ; l’une d’entre elles n’en est pas revenue. Nous écouterons successivement les questions et les convictions d’Elie Wiesel, de Hans Jonas complété par Emil Fackenheim et enfin de Etty Hillesum. A l’occasion je me permettais de faire entendre d’autres voix, plus proches de nous, pour que nous ayons bien conscience que la question posée est toujours d’une brûlante actualité. Il n’y aura pas de véritable conclusion. M’inspirant d’une autre juive, Simone Weil, j’achèverai cette conférence par une note d’espérance et une nouvelle question.
« Où donc est Dieu ? Les premiers extraits que je lirai ont souvent été reproduits et sont de ce fait fort connus. Ils sont empruntés à La nuit d’Élie Wiesel (Éd. de Minuit, 1958). Se référant à la première nuit passée au camp de Birkenau, ces paroles expriment le drame de la foi engloutie dans les ténèbres :
Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n’oublierai cette fumée.
Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants, dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma Foi.
Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre. Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes refus qui prirent le visage du désert.
Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais (p. 60). Bien qu’il soit très souvent cité, nous ne pouvons omettre de rappeler ce récit de la mort d’un enfant et l’ interrogation grave que l’auteur nous rapporte à son sujet :
Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS, autour de nous, les mitrailleuses braquées ; la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés – et parmi eux, le petit pipel , l’ange aux yeux tristes. Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n’était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la potence le recouvrait.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants. -Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.
Le petit se taisait. - Où est le Bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un derrière moi.
Sur un signe du chef de camp les trois chaises basculèrent. [...] Derrière moi, j’entendis le même homme demander :
- Où donc est Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui répondait :
- Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence (p. 103-105). Un peu plus loin dans le livre, évoquant la foule des déportés se rassemblant pour prier à l’occasion du Nouvel An juif, il écrit encore :
Qu’es-tu mon Dieu, pensais-je avec colère, comparé à cette masse endolorie qui vient Te crier sa foi, sa colère, sa révolte ? Que signifie Ta grandeur, maître de l’univers, en face de toute cette faiblesse, en face de cette décomposition et de cette pourriture ? Pourquoi encore troubler leurs esprits malades, leurs corps infirmes ? (p. 107-108). Après le récit de la prière, il poursuit :
Autrefois, je croyais profondément que d’un seul de mes gestes, que d’une seule de mes prières dépendait le salut du monde. Aujourd’hui, je n’implorais plus. Je n’étais plus capable de gémir. Je me sentais, au contraire, très fort. J’étais l’accusateur. Et l’accusé : Dieu. Mes yeux s’étaient ouverts et j’étais seul, terriblement seul dans le monde, sans Dieu, sans hommes. Sans amour ni pitié. Je n’étais plus rien que cendres, mais je me sentais plus fort que ce Tout-Puissant auquel on avait lié ma vie si longtemps. Au milieu de cette assemblée de prière, j’étais comme un observateur étranger (p. 109-110).
A ces pages d’Elie Wiesel, je me permets de joindre l’extrait d’un témoignage, mis par écrit par un jeune rwandais en 1997 (j’ignore si ce texte a été publié, j’en ai eu connaissance par un frère dominicain à qui il l’avait fait parvenir). Ce jeune rwandais, qui est séminariste, se prénomme Modeste ; son texte commence ainsi : Il y eut un homme qui avait souffert durant toute sa vie et qui, avant de mourir, dit à Dieu : « Mon Dieu, si tu existes, je te pardonne. » Les paroles de cet agonisant peuvent paraître comiques. Mais pour quelqu’un qui a été « victimes » du silence de Dieu lors de sa souffrance, elles revêtent un sens très profond. Moi-même, j’ai expérimenté ce silence de Dieu durant un long moment et surtout lorsque j’avais vraiment besoin de son intervention. J’avais fini par conclure que si ce Dieu existait réellement, il n’était pas celui en qui je croyais jusque alors. Baptisé dans ma petite enfance, j’avais suivi la catéchèse des sacrements de communion et de confirmation. Et on m’avait appris que Dieu exauçait toute prière de celui qui s’adressait à lui avec un cœur sincère. Quand la guerre commença au Rwanda, j’ai demandé au Seigneur (j’étais encore au petit séminaire) d’arrêter ce mal dont la réalité m’était encore inconnue. Au lieu de s’arrêter, cette guerre s’aggravait et prenait une allure provoquant des terribles dégâts matériels et humains. [...]
J’ai demandé au Seigneur de prouver sa présence en mettant définitivement fin à ce drame et en protégeant tous les innocents. Chose étonnante : l’injustice l’emportait sur la justice, les coupables écrasaient les innocents, le mensonge l’emportait sur la vérité. [Un jour] j’étais caché du côté du Zaïre à Bukavu ; j’ai vu une femme et son bébé qui se cachaient dans une hutte au bord du lac Kivu mais sur le sol rwandais. J’ai directement formulé cette prière : « Seigneur, protège cette femme et son fils. Fais en sorte qu’ils ne soient pas découverts par les tueurs. » Dans l’après-midi, les deux personnes étaient découvertes et brûlées sur place, sous me yeux, dans une hutte. Et je me suis dit : « Si Dieu existait, il aurait détourné le yeux de ce tueurs et préservé ainsi la vie des innocents. » Et j’avais une question qui hantait ma tête : « Pourquoi ce Dieu reste bras croisés devant une telle injustice, ces mensonges, la mort des innocents, devant cette haine et cette vengeance, devant cette avancée victorieuse du mal, lui qui est ce Dieu plein d’Amour et de Miséricorde, ce Dieu qui est
la Vie,
la Justice,
la Vérité,
la Paix, ce Dieu vainqueur du mal ? » Ce « pourquoi » ne trouvait pas de réponse. J’appelais ce Dieu, et il ne répondait pas.
Où est Dieu dans ces moments-là ? Comment comprendre qu’il ait laissé faire. La question a été posée à un autre niveau par le philosophe Hans Jonas (_ 1993). « Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? »
Le texte auquel je me réfère maintenant est extrait d’une conférence donnée en Allemagne en 1984 (il fut édité en français dix années plus tard sous le titre Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 7-44) : Au Moyen Age, des communautés entières (subirent) la mort par l’épée et par le feu avec le Chema Israël aux lèvres, donc en proclamant l’unité de Dieu. [...] Leur sacrifice faisait briller la lumière de
la Promesse, de la rédemption due à la venue du messie.
Rien de tout cela ne prend plus effet avec l’événement qui porte le nom d’Auschwitz. Ici ne trouvèrent place ni la fidélité ni l’infidélité, ni la foi ni l’incroyance, ni la faute ni son châtiment, ni l’épreuve, ni le témoignage, ni l’espoir de la rédemption, pas même la force ou la faiblesse, l’héroïsme ou la lâcheté, le défi ou la soumission. Non, de tout cela Auschwitz, qui dévora même les enfants, n’a rien su : il n’en offrit pas même l’occasion en quoi que ce fût. Ce n’est pas pour l’amour de leur foi que moururent ceux de là-bas (comme encore les témoins de Jéhovah) ; ce n’est pas non plus à cause de celle-ci ou de quelque orientation volontaire de leur être personnel qu’ils furent assassinés. La déshumanisation par l’ultime abaissement précéda leur agonie ; aux victimes destinées à la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n’était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérés. Et pourtant – paradoxe des paradoxes -, c’était le vieux peuple de l’Alliance, à laquelle ne croyait plus presque aucun des intéressés, tueurs et même victimes, c’était donc très précisément ce peuple-là et pas un autre qui fut désigné, sous la fiction de la race, pour cet autre anéantissement total : le retournement, horrible entre tous, de l’élection en une malédiction, qui se moquait de toute interprétation. Il y a donc bien malgré tout une relation de la nature la plus perverse qui soit – avec les chercheurs de Dieu et les prophètes d’autrefois, dont les descendants furent ainsi sélectionnés dans la dispersion et rassemblés dans l’union de la mort commune. Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? (p. 11-12) Chrétiens, nous avons trop oublié la dimension concrète, incarnée et collective du salut, pour mesurer le drame du peuple juif. Pour lui, le salut s’inscrit dans une terre et il est le salut d’un peuple à qui Dieu a fait des promesses. Si le peuple vient à disparaître, qu’en sera-t-il de ces promesses et du Dieu qui les a faites ? Et avant cela, qu’en est-il de la foi quand la bénédiction se change en la plus épouvantable malédiction ? Voilà pourquoi Hans Jonas en vient à penser que depuis Auschwitz trois attributs divins ne peuvent plus être conjugués ensemble, à savoir sa bonté, son intelligibilité et sa puissance (Sylvie Germain reprend cette problématique, op. cit., p. 25-26). Ne pouvant admettre que Dieu ne soit ni intelligible ni bon, il en vient à remettre en cause une certaine conception de sa puissance. Et de conclure :
Dieu s’est tu. Et moi, je dis maintenant : s’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas. Je propose, pour des raisons inspirées par l’expérience contemporaine de façon déterminante, l’idée d’un Dieu qui pour un temps – le temps que dure le processus continué du monde – s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde ; d’un Dieu qui donc répond au choc des événements mondains contre son être propre, non pas « d’une main forte et d’un bras tendu » – comme nous le récitons tous les ans, nous les Juifs, pour commémorer la sortie d’Égypte – mais en poursuivant son but inaccompli avec un mutisme pénétrant (p. 35). Cette méditation de Hans Jonas emprunte au courant mystique juif de
la Kabbale la conception d’un Dieu qui s’efface – se rétracte – pour créer le monde et le confier à la responsabilité de l’homme. Elle peut aider le croyant qui s’interroge devant le spectacle d’un monde qui se construit à main d’hommes dans l’injustice et engendre les incroyables souffrances qu’endure la plus grande partie de l’humanité. Devant tant de malheurs, on a envie d’affirmer comme ce philosophe : Dieu n’intervient pas car, en créant le monde, il a volontairement renoncé à exercer directement sa toute-puissance. Entré dans son repos (Gn 2, 3), il s’en est remis à l’ordre de la création et à la liberté de l’humanité qu’il a créée – et ne cesse de créer – responsable.
Toutefois, peut-on affirmer un tel retrait sans décréter l’inexistence de Dieu ? Car si Dieu existe et si, comme Créateur, il est présent à l’humanité, comme toute
la Bible l’affirme, peut-il effectivement renoncer à sa puissance ? Dieu peut-il exister sans être constamment en action ? En définitive, peut-on vraiment affirmer que Dieu n’est pas intervenu ? Pour répondre à cette question, nous sommes conduits à examiner notre conception de la puissance divine, très liée à ce que nous attendons de ses « interventions ». La seule façon qu’a Dieu d’intervenir est-elle le miracle qui transgresse les lois de l’ordre créé qu’il a lui-même fixées ? L’intervention divine doit-elle être uniquement envisagée sous la forme d’une action victorieuse, mettant fin aux horreurs ? Il ne semble pas.
Nous oublions trop facilement que Dieu non seulement crée à l’origine mais maintient à chaque instant la création dans l’existence, ou, pour le dire de façon plus parlante : si maintenant nous vivons c’est parce que Dieu, en cet instant même, nous aime et nous crée. L’existence des libertés, même quand celles-ci se manifestent dans l’absolu de la perversion, comme ce fut le cas dans les camps d’extermination, est elle-même un effet de la puissance de Dieu. L’action responsable des hommes, à qui est confiée sa création, n’est pas l’indice du retrait de Dieu mais l’un des fruits de sa puissance. Même si elle défie Dieu et dans sa perversion peut déclencher l’horreur absolue du mal, la liberté humaine ne fait pas reculer la puissance divine, elle en est une expression. Pour le sujet qui retient notre attention, il est vrai que semblables considérations peuvent paraître tout à fait déplacées à cause de leur caractère théorique. Mais des penseurs appartenant à la grande famille juive ont affirmé, eux aussi et vigoureusement, qu’on ne devait pas conclure, à partir du génocide, que Dieu s’était définitivement retiré de l’histoire. Admettre que « Dieu souffre d’une impuissance littérale et radicale, c’est-à-dire, en fait, d’une mort » c’est en quelque sorte donner raison à Hitler, pense Emil Fackenheim (voir son ouvrage publié en 1969 et traduit en français sous le titre
La Présence de Dieu dans l’histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz, Verdier, 1980, p. 136, réédité en 1986 aux Éd. du Cerf sous le titre Penser après Auschwitz. Affirmations juives et réflexions philosophiques). Cet auteur n’hésite pas à parler de « la voix prescriptive d’Auschwitz ». Voici un extrait de ce que prescrit cette voix :
Il est interdit aux Juifs de donner à Hitler des victoires posthumes. Il leur est prescrit de survivre comme Juifs, de peur que périsse le peuple juif. Il leur est commandé de se souvenir des victimes d’Auschwitz de peur que périsse leur mémoire. Il leur est interdit de désespérer de l’homme et de son monde et de s’évader dans le cynisme ou dans le détachement, de peur de contribuer à livrer le monde aux forces d’Auschwitz. Enfin, il leur est interdit de désespérer du Dieu d’Israël, de peur que périsse le judaïsme (citation de la page 146). La jeune philosophe juive, Éliette Abécassis, interviewée à propos de son roman L’or et la cendre (cité plus haut), refuse, sans la nommer, cette interprétation donnée par Fackenheim. Pour elle, dégager un nouveau commandement et percevoir une « voix prescriptive » à propos d’Auschwitz, c’est donner un sens positif et même fondateur aux camps de l’horreur. Elle ne peut admettre qu’une théologie tente de donner un sens à la shoah. »Auschwitz, la shoah reste une question sans réponse. Auschwitz n’est pas la défaite de Dieu, mais celle de l’homme ; c’est le sommet de l’action diabolique de l’homme dans le monde » (Éliette Abécassis, interviewée sur France Culture le 15 février 1998 dans l’émission juive du dimanche matin).
Sans nécessairement se référer à une voix prescriptive, on doit reconnaître que beaucoup de juifs ont continué à écouter Dieu au cours de la persécution. En pleine tourmente dévastatrice, des croyants n’ont cessé de redire leur foi à celui qui semblait les abandonner. Cette foi est aussi une manifestation de sa présence. Le témoignage de Etty Hillesum, dont je vais maintenant faire état, exprime cela de façon lumineuse. « Je vais t’aider, mon Dieu »
Etty Hillesum est une jeune femme juive hollandaise, revenue peu à peu à la foi de ses Pères. Au cœur de la persécution, elle garde un goût extraordinaire de la vie, comme en témoignent son Journal écrit avant sa déportation (9 mars 1941 – 12 octobre 1942). Sa correspondance montre que dans les camps elle ne changea pas de point de vue, ce qui rend son témoignage encore plus précieux. Elle disparut à Auschwitz le 30 novembre 1943 . La traduction française de ces documents parut aux Éd. du Seuil : Une vie bouleversée. Journal 1941-1943 (1985), Lettres de Westerbork (1988). Face aux persécutions qui anéantissent son peuple et devaient la détruire elle-même, Etty Hillesum n’est pas scandalisée par l’impuissance de Dieu, ou, pour mieux dire, par le fait que Dieu ne met pas fin à l’enchaînement de la cruauté que provoque l’humanité dans sa liberté pervertie. De façon étonnante, – et l’on perçoit ici aussi l’incandescence de la foi juive -, elle y perçoit au contraire une invitation à la responsabilité. Voici l’extrait d’une page, écrite le 12 juillet 1942, qu’elle intitule Prière du dimanche matin :
Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. [...] Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. [...] Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. [...] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! » Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne, tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos (p. 166). Quand il prononça sa conférence, Hans Jonas ignorait ce texte. Après en avoir pris connaissance, il écrit : « La lecture de ces lignes fut pour moi une bouleversante confirmation, par un authentique témoignage, de mes méditations bien ultérieures, et bien à l’abri… » (op. cit. note 12, p. 44) . – Dans cette prière extraordinaire, Dieu n’est pas mis en accusation, il n’a pas de comptes à rendre. Il a besoin de nous, de demeurer en nous, et en même temps nous sommes dans ses bras, ce qui nous fait échapper aux griffes du mal et des méchants. Quelle foi, et comme elle est susceptible de construire la nôtre quand vient l’épreuve, quand se bousculent les questions radicales !
Cette pensée est proche de la spiritualité juive la plus authentique qu’on retrouve chez le grand Martin Buber. Ainsi dans son petit ouvrage Les chemins de l’homme (Éd. du Rocher, Monaco, 1982, reprise d’une conférence de 1947), il rappelle l’enseignement d’un maître qui raconte une sorte de parabole. – Un jour un maître célèbre reçoit des visiteurs et, à brûle pourpoint, il leur demande : « Où est Dieu ? » Ces visiteurs sont très surpris qu’un maître aussi célèbre puisse poser une telle question. Pour eux, en effet, Dieu qui a créé le Ciel et
la Terre se trouve partout chez lui, il est donc présent dans tout l’Univers. Et le maître de leur répliquer : « Où est Dieu ? - Il se trouve là où on le fait entrer » (voir p. 56). Un peu plus haut, Buber avait écrit : »Dieu veut entrer dans son monde, mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer. Voilà le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain » (p. 55). Extraordinaire réponse que nous trouvons aussi dans la tradition chrétienne. Dieu peut venir et être refusé. « Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1, 11). Dieu se tient à la porte, il entre quand on lui ouvre, comme il est clairement écrit en Ap 3, 20 : « Voici que je me tiens à la porte et que je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi… »
Nous rejoignons la même source que celle qui fit vivre Etty Hillesum : elle a fait entrer Dieu dans sa vie et elle s’en considère responsable pour le monde. Sans se référer directement au drame qui accabla le peuple juif, le théologien chrétien Adolphe Gesché, s’interrogeant sur le salut dans la société, tire une semblable leçon : Le sort de Dieu nous est confié dans la mesure où, porteurs de Dieu dans ce monde, c’est de notre attitude que dépendra la connaissance et l’image de Dieu que les hommes se feront. Bien plus, Dieu lui-même, si l’on peut dire, ne pourra être tout à fait tout-puissant, bon, juste, sauveur vis-à-vis de tel homme, que si, à tel moment et dans telle circonstance, je suis bon et juste pour cet homme, exerce en quelque sorte à son égard la puissance de salut dont Dieu m’a fait commandement. Comme le disaient les Pères de l’Église, nous sommes les mains et les bras de Dieu (La destinée, Éd.. du Cerf, 1995, p.174).
Dieu est discret, sa présence est silencieuse mais il n’est pas absent, car si Dieu existe il ne peut être ni absent, ni passif. S’il est bon, il ne peut pas non plus rester insensible à tant de souffrances car il est impossible de concevoir un Dieu impassible. Il ne porte pas assistance aux personnes en danger parce qu’il nous les a confiées. Mais que sommes-nous devant la puissance du mal que seul un Sauveur doit pouvoir maîtriser ? Peu de chose, mais Dieu nous fait confiance et nous invite à lui faire confiance, à notre tour, envers et contre tout. EN GUISE DE CONCLUSION Après toutes ces voix, on a envie de se taire. Qu’ajouter ? Peut-on même conclure ? Certainement pas si faire une conclusion c’est synthétiser un dossier avant de passer à autre chose. Car un tel drame ne peut être oublié, encore moins classé, surtout quand on sait que sous d’autres formes et d’autres cieux, il continue de déchirer des peuples.
Ce que je vais dire maintenant ne prétend donc pas boucler quoi que ce soit. Je désire seulement faire passer un souffle d’espérance sur tant de misères.
Le silence de Dieu est le plus souvent évoqué dans des situations extrêmes où, ne pouvant plus supporter ses souffrances ou celles du monde, un croyant s’interroge avec désarroi : « Comment Dieu peut-il laisser faire cela ? » Une telle plainte, remarquons le, a des présupposés : elle est l’expression d’une foi en un Dieu qui aime et à qui toute souffrance devrait être intolérable ; elle suppose également que Dieu est susceptible d’intervenir, directement et partout, pour faire reculer le mal. Parce qu’ils souffrent, des croyants interpellent Dieu : « Pourquoi ? » Il est surprenant de constater que ces mêmes croyants ne lui posent pas semblable question lorsque la convivialité et la générosité les rendent heureux ou quand ils ont la chance de pouvoir découvrir l’infinie richesse des peuples et les splendeurs du monde. Cette observation donne à penser que l’être humain, qui considère comme inacceptable le fait de souffrir au point qu’il peut en faire reproche au Créateur, trouve tout à fait normal de vivre, de respirer, d’être libre… Le plus souvent, ce qui est beau et bon, sa capacité d’aimer et d’être aimé ne suscitent en lui aucune admiration, aucun étonnement ni aucun pourquoi. La philosophe juive Simone Weil en fit un jour la remarque :
Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ? Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il ne cesse que par épuisement (« L’amour de Dieu et le malheur », publié dans Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, 1962, p. 128-129). Ce rapprochement entre la plus grande détresse et la beauté est surprenant, mais, à y réfléchir, il n’est pas incongru. On peut d’ailleurs remarquer que lorsque Job interpelle Dieu du plus profond de sa souffrance, le Seigneur, sans lui livrer la moindre explication, le replace devant l’infinie beauté de sa création :
Où étais-tu quand je fondai la terre ?
Qui enferma la mer à deux battants,
quand elle sortit du sein, bondissante
Quand je mis sur elle une nuée pour vêtement
et fis des nuages sombres ses langes ?
Etc, etc… ? (Jb 38) Quand le malheur l’atteint, le croyant interpelle souvent Dieu, comme s’il était victime d’une injustice. Quand tout va bien, il ne se pose ni ne lui pose aucune question, comme si la santé et le bonheur lui étaient dus. L’amour, le dévouement, les beautés de l’univers et de la création artistique, les prodigieuses avancées de la science réjouissent le cœur de l’homme et contribuent à son mieux être, mais ne le reconduisent pas spontanément vers Dieu. De son propre mouvement, il ne s’interroge pas alors sur la présence discrète du Créateur qui se trouve à l’origine de ce qu’il reçoit ainsi gratuitement. Et pourtant qu’a l’homme qu’il n’ait reçu de la libéralité de Dieu ? Mais voilà, ces dons lui sont faits sans tapage et il les reçoit et en jouit sans s’en étonner. Il ne lui viendrait pas à l’idée de s’interroger pour cela sur le silence de Dieu.
Que sont devenus aujourd’hui la louange et le sens de la gratuité ? Beaucoup d’hommes et de femmes se sentent si assurés de leur maîtrise sur le monde par les sciences et les techniques, qu’ils en sont venus à oublier que leur propre vie est un don, le fruit d’une gratuité sur laquelle ils n’ont aucune maîtrise. Parfaitement experts dans les explications sur le comment de l’univers, ils en ont oublié une question essentielle. Pourquoi ? pourquoi la vie ? pourquoi le monde ? A cette interrogation il n’est pas de réponse car, précisément, ce qui est de l’ordre de la gratuité est irréductible aux raisons et ne peut être expliqué ; or, nous le savons, nos sociétés dites avancées ont horreur de l’inexplicable, voilà pourquoi aussi elles cachent la mort… Devant les horreurs du monde, Dieu est mis en accusation et l’espérance peut chanceler. Mais en réalité, ce qui devrait être ébranlé c’est moins notre espérance en Dieu que notre espérance en l’homme capable de déchaîner tant de souffrances.
Dans un livre très profond, intitulé Au plaisir de croire, Albert Rouet, actuel évêque de Poitiers, évoque cette situation en faisant le lien avec notre sujet. Voici ce qu’il écrit aux pages 66-67 : Les camps de concentration du monde nazi : des millions de morts disparus dans l’acharnement à ôter toute chair à leur existence. C’est horrible, oui, insupportable. Eh bien, je vais dire où je suis vraiment scandalisé. Des génocides, les tyrans n’ont cessé d’en commettre [...] Hitler a pris la suite, utilisant, comme ses devanciers, les techniques Que lui offrait la science de son temps. Il entre dans une longue série historique dont rien, hélas, ne garantit quelle soit terminée. Il n’y a malheureusement peu de nouveauté quand on rapporte ses atrocités au total des populations. Je ne veux pas blesser, je constate. Mais justement, constatons jusqu’au bout : Hilter a été régulièrement élu, démocratiquement porté au pouvoir, reconnu par les gouvernements étrangers, appuyé par des financiers, encensé par des politiques, adulé par les tenants de l’ordre. Il est le résultat d’une immense bêtise, la bêtise des hommes, de tous les hommes, qui préfèrent leurs intérêts à la justice, leur ordre à l’honneur, leur tranquillité à tout prix, fût-ce au prix de se voiler la face devant ces « bavures » . Il n’est pire tyrannie que l’incommensurable bêtise de la tolérance aux déviances, de la soumission servile. Nombreux furent ceux qui abdiquèrent au nom du confort, au nom de la productivité, au nom du prestige, au nom de l’égoïsme. Là encore, je ne vois rien qui inculpe Dieu. N’a-t-il pas, lui-même, pris place parmi le victimes ? Voir le Crucifié devrait suffire à ouvrir les yeux sur ce que l’homme peut faire à un homme : « tout ce qu’il veut » .
Ces faits ne me font pas douter de Dieu, mais, radicalement, de l’homme. Donc de ses évidences, de ses certitudes, de tous ces mots à majuscule qui embellissent ses prosopopées et ses incantations. En quel homme ne sommeille pas un risque-tout, ou un tyranneau ? Cet homme est la plus grande cause de mon doute. Et tant de compromissions, et tant de trahisons… Finalement on est obligé de reconnaître que l’homme est un être peu fiable. Vos voisines, les Sœurs du Carmel de
la Paix à Mazille, ont écrit à ce sujet et dans le même sens un texte assez bref mais d’une grande densité. Elles aussi s’interrogent :
Silence de Dieu ou démission des hommes ? [....] « Ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas » (Jr 5, 21) : toute
la Bible n’exprime-t-elle pas la longue plainte d’un Dieu blessé de notre surdité ? » (« Le silence de Dieu », Imagine n°8, 1997, p. 44-47, citation de la p. 46.) Cette blessure de Dieu, nous pouvons la contempler dans la passion de son Fils, et, pour nous chrétiens, telle est en définitive la source de notre espérance : Dieu lui-même est descendu en enfer, non pas l’enfer qu’il aurait créé pour les réprouvés s’il en est, mais l’enfer que des hommes ne cessent d’entretenir pour y engloutir des millions de personnes. Le Fils de Dieu a connu cet enfer et Dieu l’a ressuscité, non par favoritisme mais comme premier-né d’une multitude de frères. Ce message n’est pas seulement pour demain mais pour aujourd’hui. Si, comme chrétiens et baptisés, nous prétendons avoir part à la vie du ressuscité, il nous revient de vivre ce don en l’inscrivant non seulement dans des mots, ceux de notre confession de foi, mais dans des conduites et des actes qui, ici-bas font reculer le mal et triompher la vie.
Bernard REY, o.p.
Chalon sur Saône, 28 avril 1998 |