du site « La Chiesa » du Sandro Magister:
R&R, Inc. Le vicaire du Christ expliqué par son vicaire
Un enthousiaste cardinal Ruini donne à ses prêtres une leçon sur le “coeur” de l’enseignement de Ratzinger. Et il leur dit pourquoi le pape a voulu écrire un livre sur Jésuspar Sandro Magister
ROMA, le 20 décembre 2006 – Le cardinal Camillo Ruini, vicaire du pape pour le diocèse de Rome, rencontre périodiquement ses prêtres pour présenter et discuter de projets pastoraux, de questions liturgiques, de la catéchèse, etc. Mais le jeudi 14 décembre, il a donné une grandiose leçon hors programme.
Il les a convoqués dans l’amphithéâtre de l’Université pontificale du Latran, à huit clos, pour donner une leçon sur rien de moins que le ”cœur” de l’enseignement de Benoît XVI.
Joseph Ratzinger expliqué par Ruini: une annonce qui a rempli l’amphithéâtre à craquer. Beaucoup de prêtres sont restés debout; d’autres ont dû s’asseoir sur les marches. Tous, une copie du texte à la main, ont pu suivre plus attentivement la leçon, dans un silence impressionnant.
À la fin, le cardinal a ouvert la discussion à l’auditoire et a répondu à une douzaine de questions.
Selon Ruini, le cœur de l’enseignement de Benoît XVI est “la question de la vérité de la foi chrétienne”.
Ou, en d’autres mots, “comment proposer la vérité salvifique de Jésus Christ à la raison dans notre temps”?
Le point de départ est la crise radicale qui traverse le christianisme d’aujourd’hui, surtout en Europe: un christianisme qui a perdu la certitude d’être la “vraie religion”.
Les changements qui ont touché la raison et la science ainsi que ceux qui ont rongé le christianisme lui-même ont fini par séparer la foi de la vérité.
Benoît XVI veut, par contre, rapprocher la raison et la liberté au christianisme et éclairer l’“étrange pénombre” dans laquelle vit l’homme moderne qui, en plus de Dieu, ne connaît plus le bien et le mal.
Ruini souligne cependant que le pape fait cela “d’une façon qui n’est pas tout à fait rationaliste”.
Le cœur de la prédication de Benoît XVI est, en effet, Jésus.
Cela explique pourquoi il s’est mis, justement, à écrire un livre sur Lui, sur le Jésus “de l’histoire” qui fait un tout avec le Jésus de la foi.
En retrouvant Jésus comme vrai Dieu et vrai homme, l’Occident chrétien pourrait se rapprocher des autres cultures et religions du monde et leur offrir sa sincère proposition.
Ratzinger et Ruini disent non à l’inculturation et non à la multiculturalité.
L’approche que selon eux “appartient à la forme originelle du christianisme” est celle de l’interculturalité.
L’interculturalité “sous-entend à la fois une attitude positive envers les autres cultures et les autres religions et une œuvre de purification et de ‘coupe courageuse’ qui sont indispensables pour n’importe quelle culture qui veut véritablement rencontrer le Christ”.
En terminant sa leçon, Ruini a reconnu que Ratzinger “ne se fait pas d’illusions sur l’état de santé actuel de l’Église catholique en particulier et du christianisme en général”.
Mais il fait face à la grandeur, même “excessive”, de sa tâche avec la certitude que “celui qui croit n’est jamais seul”.
Le cardinal Ruini a lu sa leçon et a répondu aux questions avec élan et plein d’optimisme, surprenant l’assistance.
En février prochain, il fêtera ses 76 ans, âge canonique de retraite.
Mais en quittant la salle un de ses prêtres commenta: “Une leçon comme celle-ci n’est pas un adieu, mais un nouveau point de départ”.
Voici donc la formidable leçon, de la première à la dernière ligne:
Au cœur de l’enseignement de Benoît XVI: Proposer la vérité salvifique de Jésus Christ à la raison de notre temps
par Camillo Ruini
1. Quelques préliminaires
Une caractéristique du magistère de Benoît XVI est son grand engagement à l’égard de la question de la vérité de la foi chrétienne dans le contexte historique actuel et par rapport aux formes de rationalité qui prévalent aujourd’hui.
En termes théologiques, on peut dire que le pape fait face, dans son style et de façon innovatrice, à la question centrale de l’apologétique, ou comme on dit de préférence aujourd’hui, de la théologie fondamentale.
Le but de ce rapport n’est pas, évidemment, d’approfondir ces problématiques, encore moins d’en faire une présentation complète. Il s’agit seulement de les introduire, en présentant quelques-unes de principales lignes d’orientation et clés d’interprétation, à la lumière du magistère de Benoît XVI – en particulier du discours du 12 septembre 2006 à l’Université de Regensburg et de celui du 19 octobre au congrès de Vérone, en plus de l’encyclique “Deus caritas est” – ainsi que de son précédent travail de théologien.
Parmi les plus importants de ses livres, je parle essentiellement de “Introduzione al Cristianesimo” [Introduction au christianisme], édité en Italie par la ‘Queriniana’ (‘Introduzione’ ci-après), et de deux recueils d’essais – “Fede Verità Tolleranza. Il cristianesimo e le religioni del mondo” [Foi Vérité Tolérance. Le christianisme et les religions du monde], publiée par Cantagalli en 2003 (“Fede” ci-après), et “L’Europa di Benedetto nella crisi delle culture” [L’Europe de Benoît dans la crise des cultures], publié en 2005 aussi par Cantagalli (“L’Europa” ci-après) –, parce que ces trois livres sont plus directement liés à notre sujet. Bien que Benoît XVI ait pris soin de séparer son magistère de pontife de son travail de théologien – comme il a lui-même affirmé dans la préface de son libre “Gesù di Nazareth” [Jésus de Nazareth], préface qui a déjà été publiée par la presse et dont la publication est prévue pour le printemps prochain –, une profonde correspondance et une unité substantielle existent entre son magistère et sa théologie. Un examen attentif permettrait donc de repérer justement, à travers l’un et l’autre, les lignes fondamentales. Voilà ce je chercherais de faire aujourd’hui.
Avant d’adresser la question, il serait utile de faire quelques remarques sur l’approche théologique de Joseph Ratzinger – Benoît XVI et sur sa façon de procéder.
Le pape, qui a enseigné la théologie fondamentale et puis la théologie dogmatique, aborde les problèmes par une pénétration théorique et philosophique qui se place dans une perspective avant tout d’ordre historique et concrète.
En plus, sa formation étant essentiellement biblique, patristique et liturgique, il adresse les problématiques d’aujourd’hui à la lumière de celle-ci. Sa position vis-à-vis ces questions dénote certainement des capacités critiques aiguës, mais elle est avant tout empreinte de volonté constructive, d’ouverture et même de sympathie. Si on veut se faire une idée de comment il voit lui-même sa formation et son travail de théologien, on peut lire son livre autobiographique “Ma vie, souvenirs” qui est particulièrement intéressant.
Parlons maintenant de notre sujet. Je pense que notre point de départ doit être la conviction, exprimée par le cardinal Ratzinger, qu’“à la fin du deuxième millénaire, le christianisme traverse, dans le lieu de sa diffusion originelle, en Europe justement, dans une crise profonde, basée sur la crise de sa revendication de vérité” (“Fede”, p. 170).
Cette crise a deux dimensions: la méfiance envers la possibilité, pour l’homme, de connaître la vérité sur Dieu et sur les affaires divines, et les doutes que la science moderne, les sciences naturelles et les sciences historiques, a créés par rapport aux contenus et aux origines du christianisme.
2. La nature originelle du christianisme: l’Être, le Logos et l’Agape
On comprend la gravité et le caractère radical d’une telle crise à la lumière de ce qu’est la nature même du christianisme.
Il est certainement vrai que ce n’est pas avant tout “une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive” (“Deus caritas est”, nº 1), mais c’est aussi vrai que l’option pour le logos, et non pour le mythe, a caractérisé le christianisme depuis ses débuts.
J. Ratzinger soutient avec force cette affirmation, avant tout sur le plan historique, depuis sa première prolusion universitaire en 1959, à l’Université de Bonn, intitulée “Le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes”, jusqu’au très récent discours à l’Université de Regensburg.
Sur ces bases, déjà bien avant la naissance du Christ, la critique des mythes religieux faite par la philosophie grecque – critique qui peut se définir comme l’illuminisme philosophique de l’Antiquité – a trouvé son équivalent dans la critique des faux dieux faite par les prophètes d’Israël (en particulier, le deutéro-Isaïe) au nom du monothéisme yahwistique. Par la suite, la rencontre entre foi judaïque et philosophie grecque a évolué progressivement s’exprimant aussi dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, la “Septante”, qui “est plus qu’une simple traduction” et représente “une avancée importante de l’histoire de
la Révélation” (discours de Regensburg).
Par conséquent, l’affirmation “Au commencement était le Logos”, avec laquelle s’amorce le prologue de l’Évangile de Jean, constitue “la parole ultime de la notion biblique de Dieu, la parole par laquelle tous les chemins souvent difficiles et tortueux de la foi biblique parviennent à leur but et trouvent leur synthèse” (ibid.).
La patristique s’est orientée dans la même direction comme on voit dans l’audacieuse et incisive phrase de Tertullien – “Christ a affirmé être la vérité, pas la coutume” (“Introduzione”, p. 102) – et dans le choix net de saint Augustin qui, se référant aux trois formes de religion identifiées par l’auteur païen Varron (Marcus Terentius Varro), place le christianisme résolument dans le cadre de la “théologie physique”, c’est-à-dire de la rationalité philosophique, et pas dans celui de la “théologie mythique” des poètes, ou de la “théologie civile” des États et des politiques.
À différence des religions païennes désormais privées de vérité aux yeux de la rationalité préchrétienne même, le christianisme se présente donc comme “vraie religion” et réalise par rapport à elles une grande œuvre de “démythisation”.
Un chemin de ce genre avait déjà commencé au sein du judaïsme, mais il avait encore la difficulté du lien spécial entre l’unique Dieu créateur universel et le seul peuple juif, lien dépassé par le christianisme, dans lequel l’unique Dieu s’offre comme sauveur, sans discrimination, de tous les peuples.
Dans ce sens, la rencontre entre le message biblique et la pensée philosophique grecque n’a pas été un simple accident, mais est la réalisation historique du rapport intrinsèque entre la révélation et la rationalité. Et cela est exactement une des raisons fondamentales de la force de pénétration du christianisme dans le monde gréco-romain (cf. “Fede”, p.173-180).
Cependant, nous n’avons ainsi qu’une moitié du discours: l’autre moitié est constituée par la nouveauté radicale et par la diversité profonde de la révélation biblique par rapport à la rationalité grecque, et cela avant tout par rapport à l’élément central de la religion, c’est-à-dire Dieu.
J. Ratzinger s’applique vigoureusement à le montrer en examinant les textes bibliques, du récit du buisson ardent en Exode 3 jusqu’à la formule “Je suis” que Jésus applique à soi-même dans l’Évangile de Jean, en démontrant que l’unique Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament est l’Être qui existe de soi-même et pour l’éternité, celui que les philosophes recherchaient (cf. “Introduzione”, p. 79-97).
Mais il souligne également que ce Dieu dépasse radicalement ce dont les philosophes avaient pensé de Lui.
Premièrement, en effet, Dieu est nettement différent de la nature, du monde qu’Il a créé: seulement ainsi la “physique” et la “métaphysique” parviennent à une claire différenciation entre elles.
Et surtout ce Dieu n’est pas une réalité qui nous est inaccessible, que nous ne pouvons pas rencontrer, et vers lequel il est inutile de se tourner en prière comme pensaient les philosophes.
Au contraire, le Dieu biblique aime l’homme et pour cela entre dans notre histoire, donne vie à une authentique histoire d’amour avec Israël, son peuple, et puis, en Jésus Christ, non seulement élargit-il cette histoire d’amour et de salut à toute l’humanité mais l’amène à l’extrême, au point c’est-à-dire où il “se retourne contre soi-même”, dans la croix de son propre Fils, dans le but de relever l’homme, de le sauver et de l’appeler à cette union d’amour avec Lui qui aboutit dans l’Eucharistie (cf. “Deus caritas est”, nos 9-15, où Benoît XVI résume avec grande force ce qu’il avait approfondi dès le début de son travail de théologien).
De cette façon, le Dieu qui est l’Être et le Verbe est aussi et également l’Agape, l’Amour originel et la mesure de l’amour authentique, qui a justement, par amour, créé l’univers et l’homme.
Plus précisément, cet amour est complètement désintéressé, libre et gratuit. Dieu en réalité crée librement l’univers à partir de rien (la distinction entre Dieu et le monde devient pleine et définitive seulement avec la liberté de la création) et, librement, par sa miséricorde sans limites, sauve l’humanité pécheresse.
Ainsi, la foi biblique réconcilie les deux dimensions de la religion qui auparavant étaient séparées, c’est-à-dire le Dieu éternel, dont parlaient les philosophes, et le besoin de salut que l’homme porte en soi et que les religions païennes tentaient de quelque façon de satisfaire.
Le Dieu de la foi chrétienne est donc, oui, l’Être absolu, le Dieu de la métaphysique, mais est aussi et également le Dieu de l’histoire, le Dieu, c’est-à-dire, qui entre dans l’histoire et dans le plus intime rapport avec nous. Selon J. Ratzinger, celle-ci est la seule réponse adéquate à la question du Dieu de la foi et du Dieu des philosophes (cf. “Fede”, p. 180-182).
Tout cela a des conséquences inévitables et décisives par rapport à l’homme et à la façon de comprendre la vie, c’est-à-dire à l’éthique. Comme saint Paul avait explicitement dit: “Quand les païens, qui n’ont point la loi, font naturellement ce que prescrit la loi, […]; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leurs cœurs” (Romains 2, 14-15). Dans le même esprit, Paul demande aux croyants en Christ “que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui mérite l’approbation, ce qui est vertueux et digne de louange, soit l’objet de vos pensées.” (Philippiens, 4,8).
Il y a aussi une claire référence à l’interprétation éthique de la nature que la morale stoïcienne avait cultivée. Cette interprétation est donc assumée par le christianisme, mais en même temps elle est dépassée. Quand, à un Dieu seulement pensé, se substitue la rencontre avec le Dieu vivant, on passe d’une théorie éthique à une pratique morale communautairement vécue et mise en œuvre dans la communauté croyante, concrètement à travers la concentration de toute la morale dans le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain.
Et comme ce Dieu crée et se donne en toute liberté, ainsi la foi en Lui ne peut qu’être un acte libre, que aucune autorité étatique ne peut prohiber ou imposer; par conséquent, la “distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu [. . .] appartient à la structure fondamentale du christianisme (cf. Mt 22, 2)” (“Deus caritas est”, 28).
Voici, dans sa plénitude, la raison du dynamisme missionnaire que le christianisme a développé dans le monde gréco-romain. Il convainquait parce qu’il réunissait en soi le lien entre foi et raison et l’orientation de l’action vers la “caritas”, le tendre soin pour ceux qui souffrent, pour les pauvres et les faibles, au-delà de toute différence de condition sociale.
Nous pouvons donc conclure que la force qui a fait du christianisme une religion mondiale et a rendu convaincante sa revendication d’être la “vraie religion” est dans la synthèse qu’il a su réaliser entre raison, foi et vie (cf. “Fede”, p.182-184 ; voir aussi le discours à
la Curie romaine du 22 décembre 2005).
3. L’éloignement de la raison et de la liberté du christianisme
Cette synthèse et cette revendication ont tenu pendant de nombreux siècles et de nombreuses vicissitudes historiques. Elles ont été à la base de successives phases d’expansion missionnaire du christianisme (cf. discours de Vérone).
À ce point, J. Ratzinger se demande résolument: “Pourquoi cette synthèse n’est-elle plus convaincante aujourd’hui? Pourquoi la raison et le christianisme sont-ils, au contraire, considérés aujourd’hui comme en contradiction, voire même contraires l’un à l’autre? Qu’est-ce qui a changé dans la raison ? Qu’est-ce qui a changé dans le christianisme?” (“Fede”, p. 184).
Examinons donc, premièrement, les changements qui ont touché la “raison”.
Sommairement, on peut dire que l’unité relationnelle entre rationalité et foi, à laquelle saint Thomas d’Aquin avait donné une forme systématique, s’est progressivement déchirée au cours de l’évolution de la pensée moderne, de Descartes à Vico et Kant, alors que la nouvelle synthèse entre raison et foi tentée par Hegel n’a pas réellement rendu à la foi sa dignité rationnelle mais a eu comme effet plutôt de la transformer complètement en raison, l’éliminant comme foi.
Le pas successif, dont les figures emblématiques sont Marx et Comte, a renversé la position de Hegel, qui réduisait la matière à l’esprit, en réduisant a contrario l’esprit à la matière – avec l’exclusion de la possibilité même d’un Dieu transcendant – et en faisant manquer de nouveau, en principe, une “métaphysique” différnte de la “physique”.
Dans ce contexte, une transformation du concept de vérité s’est produite. Elle a cessé d’être connaissance de la réalité existante indépendamment de nous et est devenue connaissance de ce que nous nous-mêmes avons accompli dans l’histoire, et puis connaissance de ce que nous pouvons réaliser par l’entremise des sciences empiriques et des technologies (concept “fonctionnel” de la raison et de la vérité).
Ainsi, la primauté de l’histoire a pris la place de la primauté de la philosophie (métaphysique) et, à son tour, a été remplacée par celle de la science et de la technique. On voit assez clairement cette primauté dans la culture occidentale et, dans la mesure qu’elle croit que la connaissance scientifique est la seule à être proprement vraie et rationnelle, on doit la qualifier de “scientisme” (cf. “Introduzione”, p. 27-37; “Fede”, p. 186-187).
Dans ce contexte, la théorie de l’évolution des espèces vivantes proposée par Darwin a fini par assumer chez beaucoup de scientifiques et de philosophes, et en grande partie dans la culture d’aujourd’hui, le rôle de vision du monde ou de “philosophie première”, qui, d’une part, se veut rigoureusement “scientifique” et, d’autre part, se considère, au moins potentiellement, une explication ou théorie universelle de toute la réalité, basée sur la sélection naturelle et sur les mutations dues au hasard, au delà de laquelle les questionnements ultérieurs sur l’origine et sur la nature des choses ne seraient plus nécessaires, voire permis.
L’affirmation qu’“aux débuts il y avait le Logos” est ainsi renversée – de façon qu’à l’origine de tout il y aurait la matière-énergie, le hasard et la nécessité – quelque chose donc qui en soi ne serait pas rationnelle (cf. “Fede”, p. 187-190).
Certes, tout le monde parmi les non-croyants en Christ ne partage pas ces positions, car elles sont souvent perçues comme un insupportable dogmatisme, qui se veut ”scientifique” mais qui néglige les limites intrinsèques de la connaissance scientifique.
J. Ratzinger observe cependant que, à cause de ce grand changement par lequel, depuis Kant, la raison humaine n’est plus tenue capable de connaître la réalité en soi-même, et surtout la réalité transcendantale, l’alternative culturellement plus accréditée au scientisme semble être aujourd’hui non l’affirmation du Dieu Verbe, mais plutôt l’idée que “latet omne verum”, chaque vérité est cachée, à savoir que la vraie réalité de Dieu nous reste complètement inaccessible et ne peut pas être connue, tandis que les différentes religions ne font que nous présenter des images de Dieu qui reflètent différents contextes culturels et qui seraient également “vraies” et “non vraies”.
Ainsi, l’approche au divin propre aux grandes religions ou visions orientales comme l’hindouisme et le bouddhisme trouve droit de cité dans le monde occidental (en dépit de toutes les grandes différences entre elles), approche que, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, le néoplatonisme avait, à sa façon, cherché de proposer comme alternative au christianisme (cf. “Fede”, p. 184-186).
Il n’est pas difficile de constater comment des idées pareilles se sont diffusé parmi nos gens. Un Dieu, ou mieux un ”divin”, entendu ainsi tend à s’identifier avec la dimension la plus profonde et mystérieuse de l’univers, présente au fond de toute réalité. Il est donc difficile lui reconnaître un caractère personnel. La prière même, au lieu d’être un dialogue entre Dieu et l’homme, prend la forme d’itinéraires spirituels d’autopurification, que aboutissent dans la résorption et fusion de notre moi dans l’infini originel.
À la fin, la différence entre ces formes de religiosité et l’agnosticisme, voire même l’athéisme, ces derniers liés à l’approche scientiste, ne semble pas si radicale (cf. “Fede”, p. 184-186, p. 23-43, 125-134). Puisque la foi chrétienne dans un Dieu qui est Être, Verbe et Agape s’est concrétisée dans une précise forme de vie et d’éthique, quelque chose de similaire est arrivé et est en train d’arriver pour les formes de rationalité que tendent à se substituer au christianisme et qui, à leur tour, s’expriment dans des orientations éthiques concrètes.
Si “chaque vérité est cachée” ou si seulement ce qui peut être expérimenté ou calculé est rationnellement valide, parallèlement, sur le plan pratique, de la vie et des comportements, la valeur fondamentale devient celle de la “tolérance”, dans le sens que nul ne doit ou peut considérer ses convictions et ses choix meilleurs et préférables à celles d’autrui. Voilà l’image apparemment accomplie de l’illuminisme qui prévaut aujourd’hui et qui se définit concrètement dans les droits de la liberté, et qui a fait des libertés individuelles le critère suprême et décisif grâce auquel on peut définir toutes les autres droits avec comme résultat qu’une discrimination quelconque envers autrui se voit exclue.
Par conséquent, la conscience morale comme quelque chose qui est objectivement valide s’affaiblit, surtout sur le plan social et public, parce qu’elle renvoie à ce qui est bien ou mal en soi-même. Étant donné qu’une morale est en tout cas nécessaire pour vivre, elle est récupérée de quelque façon en faisant référence au calcul des conséquences, utiles ou nuisibles, de ses comportements et ayant toujours comme critère régulateur celui de ne par limiter la liberté d’autrui (cf. “L’Europa”, p. 35-37).
En terme de contenus, à la conception du monde que rend absolu le modèle évolutionnaire correspond une éthique qui met au centre la sélection naturelle, et donc la lutte pour la survie et la victoire du plus fort, tandis que dans la prospective de ces formes de religiosité qui font référence à un divin que l’on ne peut pas connaître et qui est tendanciellement impersonnel, la personne humaine même, avec ses droits inaliénables, sa liberté et responsabilité, perd sa propre consistance et devient quelque chose de relatif et transitoire, qui tend à se dissoudre dans un tout sans distinction.
Ainsi, la différence irréductible entre le bien et le mal finit par être relativisée et devient seulement l’opposition de deux aspects, tous les deux nécessaires et complémentaires, de l’unique ensemble originel.
* * *
Voyons maintenant, plus rapidement, quels sont les changements au sein du christianisme lui-même qui ont contribué, à notre époque, au divorce qui s’est produit entre lui et la raison. Dans le discours de Regensburg, Benoît XVI a mis l’accent sur le sujet de la “déshellénisation” du christianisme, qui apparaît déjà une première fois au 16e siècle avec
la Réforme protestante, dont le but était de retourner à la pure foi biblique, la libérant du conditionnement de la philosophie grecque, c’est-à-dire de la métaphysique. On retrouve la même intention aussi chez Kant, quoiqu’en forme assez différente.
La deuxième vague du programme de déshellénisation naît de la théologie protestante libérale pendant les 19e et 20e siècles mais qui a fortement touché aussi la théologie catholique. Dans la pensée de ses représentants les plus radicaux comme Harnack, il s’agit de revenir à un Jésus qui n’est rien d’autre qu’un ’homme, le Jésus de l’histoire, et à son simple message moral, qui constituerait le summum du développement religieux de l’humanité, le libérant des développements philosophiques et théologiques successifs, en commençant par la divinité même du Christ. À la base, il y a la notion moderne que la raison doit se limiter à ce qui est vérifiable.
La troisième vague de déshellénisation se répand aujourd’hui au regard du problème de la rencontre entre christianisme et les différentes cultures du monde. Dans ce sens, la synthèse entre christianisme et hellénisme au sein de l’Église ancienne serait une première inculturation, de laquelle il faudrait se libérer, en revenant au simple message du Nouveau Testament dans le but de l’inculturer à nouveau dans les divers contextes socioculturels. Le résultat serait inévitablement celui de relativiser le lien entre foi et raison qui s’était établi aux débuts du christianisme, le tenant comme seulement contingent et donc surmontable.
Au fil des siècles, un autre changement encore plus important a malheureusement eu lieu; le christianisme est devenu en grande partie une tradition humaine et une religion d’État, contrairement à sa propre nature (cf. Tertullien: “Christ a affirmé d’être la vérité, pas la coutume”). Bien que la recherche de la rationalité et de la liberté ait toujours été présente dans le christianisme, la voix de la raison a été trop apprivoisée.
L’illuminisme a eu le mérite de représenter, souvent en polémique avec l’Église, les valeurs originelles du christianisme et de redonner à la raison et à la liberté leur voix. Le sens historique du Concile Vatican II est dans le fait qu’il a nouvellement mis en évidence, en particulier dans la constitution de l’Église dans le monde contemporain et dans la déclaration sur la liberté religieuse, cette profonde correspondance entre christianisme et illuminisme, cherchant une vraie conciliation entre Église et modernité, qui est le grand patrimoine que les deux parties doivent protéger (“L’Europa”, p. 57-59; cf. aussi le discours à
la Curie romaine du 22 décembre 2005).
4. Pour un nouvel accord entre raison, liberté et christianisme
Nous arrivons ainsi au vrai objectif de toutes les précédentes réflexions, c’est-à-dire comment chercher les voies d’un nouvel accord entre raison, liberté et christianisme, c’est-à-dire, comme le dit le titre de ce rapport, comment “Proposer la vérité salvifique de Jésus Christ à la raison de notre temps”.
La réponse que J. Ratzinger – Benoît XVI donne à cette question est avant tout celle d’“élargir les espaces de la rationalité”.
Limiter la raison à ce que l’on peut expérimenter et contrôler est en effet utile, exact et nécessaire dans le contexte précis des sciences naturelles et constitue la clé de leur essor incessant. Cependant, si cette limitation est universalisée et tenue comme absolue et autosuffisante, elle devient insoutenable, inhumaine et, finalement, contradictoire.
À cause d’elle, l’homme ne pourrait plus s’interroger rationnellement sur les réalités essentielles de sa vie, sur son origine et sa finalité, sur ses obligations morales, sur la vie et sur la mort mais devrait laisser ces problèmes décisifs à un sentiment détaché de la raison.
Dans ce cas, la raison en sort mutilée et l’homme, divisé en soi-même et presque désintégré, provocant une pathologie autant dans la religion – laquelle, détachée de la rationalité, dégénère facilement dans la superstition, le fanatisme et le fondamentalisme – que dans la science, vouait à se retourner facilement contre l’homme en se détachant de l’éthique et, en pratique, de la reconnaissance du sujet humain comme celui qui ne peut jamais être réduit à instrument (cf. “Fede”, p. 99 et 164-166).
Justement, dire que la seule réalité est celle de l’expérimentation et du calcul signifie réduire fatalement le sujet humain à être le produit de la nature. En tant que tel, il n’est pas libre et risque d’être traité comme tout autre animal. On a ainsi un retournement total du point de départ de la culture moderne basée sur la liberté de l’homme et sur ses revendications.
Pareillement, sur le plan pratique, quand la liberté individuelle, qui ne discrimine pas et pour laquelle tout est finalement relatif, devient le critère éthique suprême, elle finit par devenir un nouveau dogmatisme, car elle exclut toute autre position, permise seulement à condition d’être subordonnée à ce critère relativiste et pas en contradiction lui.
De telle façon, on censure systématiquement toutes les normes morales du christianisme et on refuse dès le départ toute tentative de montrer que celles-ci, ou toute autre norme, ont une validité objective, puisqu’elles sont fondées sur la réalité même de l’homme. Ainsi, l’expression publique d’un authentique jugement moral devient inadmissible.
En Occident, une forme de culture qui a délibérément coupé ses racines historiques s’est développée et constitue la contradiction la plus radicale du christianisme mais aussi des traditions religieuses et morales de l’humanité (cf. “L’Europa”, p. 34-55, et le discours de Regensburg).
Afin de montrer comment la limitation de la raison à ce qui peut être expérimenté et calculé n’a pas seulement des conséquences négatives mais est intrinsèquement contradictoire, J. Ratzinger met l’accent sur la structure même de la connaissance scientifique et sur ses prémisses, en particulier sur la position qui fait de la théorie de l’évolution, du moins potentiellement, l’explication universelle de toute la réalité.
Une caractéristique fondamentale de la connaissance scientifique est la synergie entre mathématiques et expérience, c’est-à-dire entre les hypothèses formulées mathématiquement et leur vérification expérimentale. Cette synergie explique les résultats formidables et sans cesse croissants que l’on obtient grâce aux technologies, en action avec la nature et mettant à notre service ses immenses énergies.
Cela dit, la mathématique est en soi est une création de notre intelligence, le fruit pur et “abstrait” de notre rationalité. La correspondance – qui ne peut pas ne pas exister entre mathématiques et structures réelles de l’univers, parce qu’en cas contraire, les prévisions scientifiques et les technologies ne fonctionneraient pas – soulève donc une importante question, car l’univers lui-même est structuré de façon rationnelle et une correspondance profonde existe entre notre raison subjective et la raison objectivée dans la nature.
On se demande inévitablement dans quelle condition une telle correspondance est-elle possible et si, sur ces bases, n’y a-t-il pas une intelligence originelle qui est la source commune de la nature et de notre rationalité.
Ainsi, la réflexion sur le développement des sciences nous ramène au Logos créateur. La tendance à donner la primauté à l’irrationnel, au hasard et à la nécessité est renversée, renvoyant notre intelligence et notre liberté à Lui (cf. les discours de Vérone et de Regensburg, ainsi que “Fede”, p. 188-192).
Bien sûr, une telle question et une telle réflexion, même si elles partent de l’étude de la structure et des prémisses de la connaissance scientifique, dépassent cette forme de connaissance et se placent sur le plan de la recherche philosophique. Elle ne s’oppose pas donc à la théorie de l’évolution à condition que celle-ci reste dans un contexte scientifique. D’ailleurs, sur le plan philosophique, le Logos créateur n’est pas l’objet d’une démonstration apodictique mais reste la “meilleure hypothèse”, une hypothèse qui exige que l’homme et sa raison renoncent à une position de domination et humblement prêtent attention ”.
Sur ces bases et en particulier dans l’atmosphère culturelle d’aujourd’hui, l’homme avec ses seules forces ne peut pas faire complètement sienne cette “meilleure hypothèse”. Il reste prisonnier d’une “étrange pénombre” et d’impulsions à vivre en fonction de ses propres intérêts, faisant abstraction de Dieu et de l’éthique. Seulement la révélation, l’initiative de Dieu qui, dans le Christ, se manifeste à l’homme et l’appelle à se rapprocher à Lui, nous rend pleinement capables de dépasser cette pénombre (cf. “L’Europa, p. 115-124 et 59-6 ; le discours de Regensburg).
Justement, la perception d’une telle “étrange pénombre” signifie qu’aujourd’hui l’attitude la plus répandue chez les non-croyants n’est pas l’athéisme – perçu autant que la foi en Dieu comme quelque chose qui dépasse les limites de notre raison – mais l’agnosticisme, qui suspend le jugement par rapport à Dieu car rationnellement impossible à connaître.
La réponse de J. Ratzinger à ce problème nous amène encore vers la réalité de la vie. Selon lui, l’agnosticisme ne peut pas être vécu concrètement; c’est un programme irréalisable pour la vie humaine.
Pour lui, la raison revient au fait que la question de Dieu n’est pas seulement théorique, mais elle est éminemment pratique et a des conséquences dans tous les contextes de la vie.
En pratique, je suis obligé à choisir entre deux possibilités, déjà identifiées par Pascal, c’est-à-dire vivre comme si Dieu n’existait pas ou vivre comme s’il existait et était la réalité décisive de mon existence. Or, si Dieu existe, il ne peut pas être une annexe que l’on enlève ou ajoute sans que rien ne change. Il est, au contraire, l’origine, le sens et la finalité de l’univers et de l’homme dans ce dernier.
Si j’agis selon la première possibilité, j’adopte de ce fait une position athée et pas seulement agnostique. Si je suis la deuxième, j’adopte une position croyante. Quoi qu’il soit, on ne peut pas éluder la question de Dieu (cf. “L’Europa”, p. 103-114).
C’est intéressant de noter que la grande similarité qui existe, sous ce profil, entre la question de l’homme et la question de Dieu. À cause de leur importance, il faut confronter les deux questions avec toute la rigueur et tout la force de notre intelligence, mais elles restent toujours des questions éminemment pratiques, inévitablement liées à nos choix concrets de vie.
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À ce point, nous sommes en position de mieux comprendre le type d’approche théologique, mais aussi pastorale, de Benoît XVI. Le pape prête beaucoup d’attention au rapport entre foi et raison et à la revendication de vérité du christianisme.
Il le fait toutefois d’une façon qui n’est guère rationaliste. Au contraire, il croit que les tentatives de la néoscolastique et de toute autre approche voulant prouver la vérité des prémisses de la foi (les “praeambula fidei”) par une raison rigoureusement indépendante sont condamnées à l’échec comme a également échoué la tentative contraire de K. Barth de présenter la foi comme un paradoxe pur qui peut exister seulement en totale indépendance de la raison (cf. “Fede”, p. 141-142).
Sur ces bases donc, la voie qui porte à Dieu est Jésus Christ, non seulement parce que c’est seulement en Lui que nous pouvons connaître le visage de Dieu, son attitude envers nous et le mystère même de sa vie intime, c’est-à-dire du Dieu unique et absolu qui existe en trois Personnes totalement “relatives” l’une à l’autre – toutes les implications de ce mystère pour notre vie et pour la connaissance même de Dieu, de l’homme et du monde n’ont pas encore été identifiées –, mais aussi parce que seulement dans la croix du Fils, dans laquelle se montre dans sa forme la plus radicale l’amour miséricordieux et solidaire de Dieu pour nous, peut-on trouver une réponse, mystérieuse mais convaincante, au problème du mal et de la souffrance, qui depuis toujours – mais avec une force nouvelle à notre époque “humaniste” – est la source du doute le plus grave contre l’existence de Dieu. C’est pourquoi la prière, l’adoration qui ouvre au don de l’Esprit et rend libres notre cœur et notre intelligence, est une dimension essentielle non seulement de la vie chrétienne mais aussi de la connaissance croyante et du travail du théologien (cf. discours de Vérone; “Introduzione”, p. 135-146; prolusion de 1959 à l’Université de Bonn).
Ce n’est pas par pur goût personnel, donc, que Benoît XVI consacre “tous ses moments libres” pour faire avancer son livre “Gesù di Nazareth”, dont on publiera bientôt la première partie et dont on a déjà rendu public des extraits tirés de la préface et de l’introduction.
La séparation entre le “Christ de la foi” et le “Jésus de l’histoire”, que l’exégèse basée sur la méthode historique-critique semble avoir accentuée, constitue pour la foi une situation “dramatique”, parce qu’elle “rend incertain son authentique point de référence”.
Par conséquent, J. Ratzinger – Benoît XVI a décidé de montrer que le Jésus des Évangiles et le Jésus de la foi de l’Église sont en réalité le vrai “Jésus historique”, et il le fait en employant la méthode historique-critique dont il reconnaît volontiers les nombreux résultats positifs, mais aussi en le dépassant afin de se placer dans une prospective plus vaste qui permet une interprétation proprement théologique de l’Écriture, et qui exige donc la foi sans renoncer pour cela à être solidement historique (voir les extraits de la préface déjà publiés).
En d’autres termes, il s’agit pour les sciences empiriques comme pour la critique historique, d’“élargir les espaces de la rationalité”, et d’empêcher qu’elles se referment sur elles-mêmes et se voient comme autosuffisantes (cf. “Fede”, p. 136-142 et 194-203; “Introduzione”, p. 149-180).
Ce type d’approche à Jésus Christ renvoie clairement au rôle de l’Église et de la tradition apostolique dans la transmission de la révélation.
À cet égard, J. Ratzinger non seulement affirme que l’origine de l’Église remonte à Jésus lui-même et à son intime union avec Lui, fondée dans
la Cène et l’Eucharistie (cf. “Il nuovo popolo di Dio” [Le nouveau peuple de Dieu], publiée en Italie par ‘Queriniana’, p. 83-97), mais il lie intrinsèquement
la Révélation à l’Église et la tradition.
En effet, la révélation est avant tout l’acte par lequel Dieu se manifeste, pas un résultat objectivé (écrit) de cet acte.
Par conséquent, l’entité qui reçoit la révélation et la comprend fait partie du concept même de Révélation – c’est l’Église –, étant donné que si personne ne percevait
la Révélation, rien n’aurait été révélé et donc aucune Révélation n’aurait eu lieu.
C’est pourquoi la révélation précède l’Écriture et se reflète en elle. Elle n’est pas simplement identique à elle mais est toujours plus grande qu’elle. Une pure “sola Scriptura” ne peut donc pas exister. L’Écriture elle- l’Église. Avec cela, le sens essentiel de la tradition est aussi donné (cf. “La mia vita”, p. 72; 88-93).
C’est aussi la raison profonde du caractère ecclésial de la foi, ou mieux encore le nœud indissoluble du “moi” et du “nous”, de la dimension personnelle et ecclésiale, dans l’acte de croire qui se rapporte au “Tu” de Dieu qui se révèle à nous en Jésus Christ (cf. “Introduzione”, p. 53-64), sans oublier l’insuffisance d’une exégèse historique-critique.
La voie proposée pour que le christianisme se rende de nouveau convaincant reste toutefois, aujourd’hui comme au début et tout au long de son histoire, celle “de vivre cette unité entre vérité et amour dans les conditions propres à notre époque”. C’est le sens du “grand ‘oui’ que Dieu, en Jésus Christ, a dit à l’homme et à sa vie, à l’amour humain, à notre liberté et à notre intelligence” et qui, à travers le témoignage des chrétiens, doit être rendu visible au monde (discours de Vérone).
Sur ces bases, il devient également possible d’élargir les horizons de notre rationalité, de l’ouvrir aux grands enjeux du vrai et du bien, de “conjuguer entre elles la théologie, la philosophie et les sciences, dans le plein respect de leurs propres méthodes et de leur autonomie réciproque” (ibid.). Ainsi, sur le plan du vécu et de la pratique, dans le contexte d’aujourd’hui, il est particulièrement nécessaire de souligner la force libératrice du christianisme, le lien qui unit foi chrétienne et liberté et, en même temps, faire comprendre comment la liberté est intrinsèquement liée à l’amour et à la vérité.
L’homme comme tel, en effet, possède certainement une façon d’être “soi-même”, conscient et libre, mais il est également et essentiellement un être “par”, “avec” et “pour”, nécessairement ouvert et référé aux autres. Sa liberté est donc intrinsèquement liée au critère de la réalité – c’est-à-dire la vérité – une liberté partagée, qui se réalise dans un ensemble de plusieurs libertés, lesquelles se limitent mais s’appuient réciproquement, libertés que néanmoins l’on bâtit dans la charité (cf. “Fede”, p. 260-264 et plus en général 245-275).
De ce point de vue, la déclaration sur la liberté religieuse faite par le Concile Vatican II a représenté un pas en avant décisif, parce qu’elle a reconnu et accepté un principe essentiel de l’État moderne sans pour autant céder au relativisme, mais, au contraire, en redécouvrant et en actualisant le patrimoine le plus profond du christianisme (cf. discours à
la Curie Romaine du 22 décembre 2005).
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Dans la situation actuelle de l’Occident, la morale chrétienne semble, en tout cas, divisée en deux parties. L’une touche aux grands enjeux comme la paix, la non-violence, la justice pour tous, la sollicitude pour les pauvres du monde et le respect de la création. Elle est bien acceptée par le public bien qu’elle risque d’être contaminée par un moralisme de type politique.
L’autre est celle qui fait référence à la vie humaine, à la famille et au mariage. Elle n’est pas aussi bien acceptée par le public; au contraire, elle constitue une entrave très grande dans le rapport entre l’Église et les gens.
Il nous revient donc, avant tout, de présenter le christianisme pas comme un simple moralisme, mais comme amour qui nous est donné par Dieu et qui nous donne la force pour “perdre sa propre vie”, et aussi pour accueillir et vivre cette loi de vie qu’est le Décalogue.
Ainsi, les deux parties de la morale chrétienne pourront se rejoindre et se renforcer réciproquement. Ainsi, on comprendra que les “non” de l’Église à certaines formes faibles et déviées de l’amour sont des “oui” à l’amour authentique, à la réalité de l’homme telle que Dieu l’a créée (cf. discours aux évêques suisses du 9 novembre 2006; discours de Vérone; “L’Europa”, p. 32-34). Le message à l’occasion de
la Journée mondiale pour la paix (2007) va dans ce sens.
Toute l’approche anthropologique et éthique du christianisme, sa façon de comprendre la vie, la joie, la douleur et la mort, trouve toutefois sa légitimité et sa consistance seulement dans cette prospective de salut historique mais surtout eschatologique qui s’est ouvert avec la résurrection du Christ (cf. discours de Vérone). Sur les thèmes de la morte, de la résurrection et de l’immortalité, que nous ne pouvons pas aborder ici, J. Ratzinger a consacré un livre “Escatologia morte et vie eterna” [Titre français: ‘La mort et l'au-delà’], édité en Italie par ‘Cittadella’ en 1979.
Jusqu’ici, nous nous sommes concentrés sur le rapport entre la foi chrétienne et la culture sécularisée de l’Occident moderne et “post-moderne”, victime d’une étrange “haine de soi”, qui va de pair avec son éloignement du christianisme.
J. Ratzinger – Benoît XVI toutefois n’a pas absolument perdu de vue un horizon plus vaste, celui des rapports avec les autres cultures et les autres religions du monde, auxquelles il a consacré plutôt une bonne partie de sa réflexion, surtout dans les dernières années.
Le concept clé auquel il fait recours est celui de rencontre entre cultures ou d’“interculturalità”, chose qui est différente de l’inculturation, qui semble supposer une foi culturellement dépouillée et transposée dans d’autres cultures religieusement indifférentes, et de la multiculturalité, définie comme simple coexistence – pacifique, espérons-le – entre cultures différentes.
L’interculturalité “appartient à la forme originelle du christianisme” et comporte à la fois, une attitude positive envers les autres cultures et envers les religions qui en constituent l’âme et un travail de purification et de “coupe courageuse” qui sont indispensables à chaque culture, si l’on veut vraiment rencontrer le Christ et qui deviennent pour elle “maturation et redressement” (cf. “Fede”, p. 66 et 89; le discours de Vérone et, en particulier, le dialogue du 19 janvier 2004 entre J. Ratzinger et J. Habermas, publié dans “Etica, religione e stato liberale” [Éthique, religion et État libéral], édité en Italie par ‘Morcelliana’, 2005).
Ainsi, le christianisme peut justement aider l’Occident à tisser de nouveaux et positifs liens avec les autres cultures et religions, liens dont le monde a extrêmement besoin aujourd’hui mais qui ne peuvent pas se constituer sur la base d’un sécularisme radical.
Face à la grandeur quelque peu “excessive” de ces tâches, J. Ratzinger – Benoît XVI n’est certes pas quelqu’un à se faire des illusions sur l’état de la santé actuel de l’Église catholique et plus en général du christianisme.
Il est cependant sûr, comme il a dit plusieurs fois lors de son voyage en Bavière, que “qui croit n’est jamais seul”, et aussi que notre foi a toujours “une possibilité de succès”, parce qu’elle “trouve correspondance dans la nature de l’homme”, qui a été créé pour rencontrer Dieu (“Fede”, p. 142-143).
Que cette certitude soutienne aussi notre vie et nos efforts de tous les jours.