la suite de la lettre de Saint Augustin à Proba – 2me partie: 10-20

10. Ici, vous demandez, peut-être, ce que c’est que la vie heureuse elle-même. Cette question a fatigué le génie et les loisirs de bien des philosophes ; ils ont pu d’autant moins découvrir la vie heureuse qu’ils out rendu moins d’hommages et d’actions de grâces à celui qui en est la source. C’est pourquoi voyez d’abord s’il faut adhérer au sentiment de ceux qui disent qu’on est heureux en vivant selon sa propre volonté. Mais à Dieu ne plaise que nous croyions cela vrai ! Si on voulait vivre dans l’iniquité, ne serait-on pas d’autant plus misérable1. I Cor. II, 11. — 2. Ibid. IV, 5. — 3. Ps. XXI, 27. — 4. Rom. VIII, 26.

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qu’on accomplirait plus aisément les inspirations de sa mauvaise volonté ? C’est avec raison que ce sentiment a été repoussé par ceux-là même qui ont philosophé sans la connaissance de Dieu. Le plus éloquent d’entre eux a dit : « Il en est d’autres qui ne sont pas philosophes, mais qui aiment la dispute, et selon lesquels le bonheur consiste à vivre comme on veut. Cela est faux, car rien n’est plus misérable que de vouloir ce qui ne convient pas, et il n’est pas aussi misérable de ne pas atteindre à ce qu’on veut que de vouloir atteindre à ce qu’il ne faut pas (1). » Que vous en semble? Quel que soit l’homme qui ait prononcé ces paroles, n’est-ce pas la vérité elle-même qui les a dictées? Nous pensons donc dire ici ce que dit l’Apôtre d’un certain prophète crétois (2) dont une sentence lui avait plu : « Ce témoignage est véritable (3). »

11. Celui-là est heureux qui a tout ce qu’il veut et ne veut que ce qui convient. S’il en est ainsi, voyez ce qu’il convient aux hommes de vouloir. L’un veut se marier, l’autre, devenu veuf, choisit une vie de continence, un autre veut garder la continence et ne se marie même pas. Si, parmi ces conditions diverses, il en est de plus parfaites les unes que les autres, nous te pouvons pas dire cependant qu’il y ait dans aucune d’elles quelque chose qu’il ne soit pas convenable de vouloir. Il est également dans l’ordre de souhaiter d’avoir des enfants qui sont le fruit du mariage, et de souhaiter vie et santé aux enfants qu’on a reçus : ces derniers veaux restent souvent au coeur même de ceux qui passent leur veuvage dans la continence, car si, rejetant le mariage, ils ne désirent plus avoir d’enfants, ils désirent pourtant conserver sains et saufs ceux qu’ils ont. La vie virginale est affranchie de tous ces soins. Tous ont cependant des personnes qui leur sont chères et auxquelles il leur est permis de souhaiter la santé. Mais, après que les hommes l’auront obtenue pour eux et pour ceux qu’ils aiment, pourrons-nous dire qu’ils sont heureux? Ils auront, en effet, quelque chose qu’il n’est pas défendu de -vouloir; mais s’ils n’ont pas d’autres biens plus grands et meilleurs, d’une utilité plus vraie et d’une plus vraie beauté , ils restent encore bien éloignés de la vie heureuse.

1. Cicéron. Hortensius.

2. Celui dont les Crétois parlaient comme d’un prophète, au dite de saint Paul, c’est le poète grec Epiménides. —3. I Tite,1, 13.

12. Voulons-nous qu’ils souhaitent, par-dessus la santé , des honneurs et du pouvoir pour eux et pour ceux qu’ils aiment? Ils peuvent désirer ces dignités, pourvu que ce ne soit pas pour elles-mêmes, ruais pour le bien qu’elles aident à accomplir et pour l’avantage de ceux qui vivent sous leur dépendance; litais si c’est pour l’amour d’un vain faste et d’une pompe inutile ou même dangereuse, ils font mal. Peuvent-ils vouloir pour eux, pour leurs proches ou leurs amis, de quoi suffire aux besoins de la vie? « C’est une grande richesse, dit l’Apôtre, que la piété avec ce qui suffit ; car nous n’avons rien apporté en ce monde et nous n’en pouvons rien emporter : ayant notre nourriture et notre vêtement, contentons-nous en. Parce que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, les pièges, les désirs insensés et dangereux qui précipitent les hommes dans la mort et la perdition. Car la passion des richesses est la racine de tous les maux; quelques-uns, en étant possédés, se sont écartés de la foi et se sont jetés en beaucoup de douleurs (1). » Celui qui veut donc le nécessaire, et rien de plus , n’est pas répréhensible; il le serait en voulant davantage, puisqu’alors ce ne serait plus le nécessaire qu’il voudrait. C’est ce que demandait et c’est pour cela que priait celui qui adressait à Dieu ces paroles: « Ne me donnez ni les richesses ni la pauvreté ; accordez-moi seulement ce qui m’est nécessaire pour vivre , de peur que, rassasié, je ne tombe dans le mensonge et je ne dise : Qui me voit? ou de peur que, pauvre, je ne vole, et que je n’outrage, par un parjure, le nom de mon Dieu (2). » Vous voyez assurément que ce n’est pas pour lui-même qu’on recherche le nécessaire , mais pour la conservation de la santé et ce convenable entretien de la personne de l’homme, sans quoi on ne pourrait pas paraître décemment au milieu de ceux avec qui des devoirs mutuels nous obligent à vivre.

13. Dans toutes ces choses on ne désire pour elles-mêmes que la santé et l’amitié; c’est pour elles qu’on cherche le nécessaire, quand on le cherche convenablement. La santé comprend à la fois la vie, le bon état et l’intégrité du corps et de l’esprit. Nous ne devons pas non plus réduire l’amitié à d’étroites limites; elle embrassé tous ceux à qui sont dus l’attachement et l’affection, quoiqu’on ait plus de penchant

1. Tim. VI, 6-10. — 2. Prov. XXX, 8, 9.

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pour les uns que pour les autres; elle s’étend jusqu’à nos ennemis pour lesquels il nous est même ordonné de prier. Il n’y a donc personne dans le genre humain à qui l’affection ne soit due; si ce n’est point par amitié réciproque , que ce soit par le devoir que nous imposent les liens d’une commune nature.

Mais ceux-là nous plaisent beaucoup, et à juste titre, qui nous payent de retour par un amour pur et saint. Quand nous avons de telles amitiés, il faut prier Dieu qu’il nous les garde; si nous n’en. avons pas, il faut prier pour en avoir.

14. Est-ce là tout ce qui fait le fond de la vie heureuse? Et n’y a-t-il pas quelque autre chose que la vérité nous apprend à préférer à tous ces biens? Car le nécessaire et la santé, pour soi ou pour ses amis, ne durent qu’un temps, et nous devons les dédaigner en vue de l’éternelle vie; on ne peut pas dire d’un esprit , ni peut-être du corps, qu’il est en bon état quand il ne préfère pas les choses éternelles aux choses passagères; et c’est vivre inutilement dans le temps que de ne pas s’y proposer de mériter l’éternité. Ce qu’il est utile et permis de désirer doit donc, et sans aucun doute, se rapporter à cette seule vie par laquelle on vit avec Dieu et de Dieu. Car aimer Dieu c’est nous aimer nous-mêmes; et, fidèles à un autre commandement, nous aimons véritablement notre prochain comme nous-mêmes si , autant qu’il est en nous, nous le conduisons à un semblable amour de Dieu. Ainsi, nous aimons Dieu pour lui-même, et, pour lui-même encore, nous et notre prochain. En vivant ainsi , gardons-nous de nous croire établis dans la vie heureuse, comme s’il ne nous restait plus rien à demander : comment serions-nous déjà heureux , puisqu’il nous manque encore ce qui demeure le seul but de notre pieuse vie?

15. Pourquoi donc aller à tant de choses et chercher ce que nous avons à demander, de peur de ne pas prier comme il faut? Pourquoi ne pas dire tout de suite avec le Psalmiste : « J’ai demandé une seule chose au Seigneur, je la redemanderai, c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, afin que je contemple les délices de Dieu et que je visite son temple (1) ? » Là les jours ne viennent pas et ne passent pas comme sur la terre, et le commencement de l’un n’est pas la On de l’autre; les jours y sont tous ensemble

1. Ps., XXVI, 4.

et sans fin ; ils composent une vie qui , elle aussi, ne doit pas finir. Dans le but de nous faire acquérir cette vie heureuse, celui qui est la vraie Vie heureuse nous a appris à prier, mais non pas en beaucoup de paroles ; ce n’est point parce que nous aurons beaucoup parlé que nous serons plus exaucés; Celui que nous prions sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui ayons demandé; le Seigneur lui-même l’a dit (1). Aussi pourrait-on s’étonner qu’après avoir défendu de prier en de longs discours, le Seigneur, qui sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions, nous ait exhortés à la prière au point de dire : « Il faut toujours prier et ne pas se lasser, » et nous ait proposé l’exemple d’une veuve qui, désirant avoir raison de la partie adverse, finit par se faire écouter du juge à force d’importunités : elle en était venue à bout non point par justice ou miséricorde, mais par ennui. Cet exemple doit nous faire comprendre combien nous sommes sûrs d’être exaucés d’un Dieu miséricordieux et juste en le priant sans cesse, puisque les importunités de la veuve ont triomphé d’un juge inique et impie; et si elle réussit à exercer la vengeance qu’elle méditait, avec quelle bonté et quelle miséricorde Dieu accomplira les bons désirs de ceux qu’il sait avoir pardonné les injustices d’autrui (2). Rappelons-nous aussi cet homme qui , n’ayant rien à offrir à un ami arrivé chez lui, alla demander à son voisin trois pains, par lesquels peut-être étaient figurées les trois personnes divines d’une même substance; il trouva ce voisin endormi avec ses serviteurs et , grâce à ses instances incommodes et fatigantes, obtint de lui les trois pains qu’il voulait : ce voisin encore céda bien plus au désir de s’en débarrasser qu’à la pensée de l’obliger. Ceci doit nous faire entendre que si un homme endormi est forcé de donner ce qu’on lui demande après qu’on l’a éveillé malgré lui, avec quelle bonté donnera celui qui né dort jamais et qui nous éveille pour que nous lui demandions (3) !

16. De là encore ces paroles : « Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez ; frappez et on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et l’on ouvre à qui frappe. Or, quel homme, parmi vous, donne une pierre à son fils qui lui demande du pain, ou lui donne un sergent s’il demande un poisson, ou un scorpion

1. Matth. VI, 7, 8. — 2. Luc, XVIII, 1-8. — 3. Ibid. XI, 5-8.

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s’il lui demande un neuf? Si donc, vous qui êtes mauvais, vous ne donnez à vos enfants que ce qui est bon, combien plus donnera votre Père céleste à ceux qui lui demandent (1) !» L’Apôtre recommande trois vertus (2): l’une, la foi, est représentée par le poisson, soit à cause de l’eau du baptême, soit parce que la foi demeure entière au milieu des flots orageux de ce monde; le contraire de la foi, c’est le serpent dont la tromperie persuada qu’il ne fallait pas croire à la parole de Dieu. La seconde vertu est l’espérance; l’oeuf en est le symbole, parce que la vie du poussin n’y est pas encore, mais y sera; on ne la voit pas, mais on l’espère; car une espérance qui se voit n’est pas une espérance (3) ; on lui oppose le scorpion, parce que celui qui espère l’éternelle vie oublie ce qui est derrière lui et s’élance en avant (4); il lui serait nuisible de regarder en arrière; mais c’est par là qu’il faut prendre garde au scorpion, car là est son venin et son aiguillon. La troisième vertu, la charité, est représentée par le pain; c’est la plus grande des vertus (5), comme le pain, par son utilité, l’emporte sur tout ce qui se mange; l’opposé du pain, c’est la pierre, parce que les coeurs durs repoussent la charité. Quelque meilleure signification qu’on puisse donner à ces trois choses, elles nous apprennent toujours que Celui qui sait donner à ses enfants les dons parfaits, nous oblige de demander, de chercher et de frapper à la porte.

17. Pourquoi Dieu fait-il cela, lui qui sait ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions? Nous. pourrions nous en inquiéter si nous ne comprenions pas que le Seigneur notre Dieu n’attend point que nous lui apprenions ce que nous voulons, car il ne l’ignore pas; mais les prières excitent le désir par lequel nous pouvons recevoir ce que Dieu nous prépare, car ce que Dieu nous réserve est grand , et nous sommes petits et étroits pour le recevoir : voilà pourquoi il nous a été dit : « Dilatez-vous; ne vous mettez pas sous le même joug que les infidèles (6). » Cette grande chose, 1′œil ne l’a point vue, parce qu’elle n’a pas de couleur; l’oreille ne l’a pas entendue, parce qu’elle n’est pas un son; elle n’est pas montée dans le coeur de l’homme (7), parce que c’est vers elle que le coeur de l’homme doit monter; mais nous serons d’autant plus capables de la recevoir, que

1. Luc, XI, 5-13. — 2. I Cor. XIII, 13. — 3. Rom. VIII, 24. — 4. Phil. III, 13. — 5. I Cor. XIII, 13. — 6. II Cor. VI, 13, 14. — 7. I Cor II, 9.

notre foi s’y portera plus vivement, que noue l’espérerons plus fortement, que nous la désirerons plus ardemment.

18. Toujours désirer dans la même foi, la même espérance, la même charité, c’est toujours prier. Mais à certains intervalles d’heures et de temps, nous prions Dieu avec des paroles; ces paroles doivent nous avertir, nous aider à com. prendre quels progrès nous avons faits dans ce religieux désir des biens éternels, et nous exciter à l’accroître dans nos âmes. L’oraison est d’autant plus efficace qu’elle est précédée d’un plus fervent amour. Lorsque l’Apôtre nous dit: « Priez sans cesse (1), » n’est-ce pas comme s’il disait : Demandez sans cesse la vie heureuse, qui n’est autre que l’éternelle vie, à celui qui seul peut la donner? Demandons-la donc toujours au Seigneur Dieu, et prions toujours. Mais les soins et les affaires d’ici-bas attiédissent nos pieux désirs, et c’est pourquoi nous les interrompons pour prier à des heures marquées. Par les paroles que nous prononçons alors, nous nous avertissons nous-mêmes de reprendre nos élans, et nous empêchons, par des excitations fréquentes, que ce qui est tiède ne se refroidisse, et que la flamme religieuse ne finisse par s’éteindre en nous. C’est pourquoi, quand le même apôtre nous dit: « Que vos demandes se manifestent devant Dieu (2),» cela ne signifie point qu’il faille les lui apprendre, puisqu’il les savait avant qu’elles fussent; mais cela signifie que c’est auprès de Dieu, par la patience, et non point auprès des hommes, par l’ostentation, que nous connaissons si nos demandes sont bonnes. Peut-être aussi faut-il par là entendre que nos prières doivent être connues des anges qui sont avec Dieu, afin qu’ils les lui présentent en quelque sorte, le consultent et qu’après avoir pris ses ordres, ils nous apportent sensiblement ou à notre insu et comme Dieu le veut, les grâces qu’il accorde à nos instances; car un ange a dit à un homme; « Et tout à l’heure, quand, vous et Sara, vous avez prié, j’ai présenté votre oraison devant sa gloire (3). »

19. Cela étant, il n’est ni mauvais, ni inutile de prier longtemps quand on le peut, c’est-à-dire quand on n’en est pas empêché par d’autres bonnes oeuvres et des devoirs essentiels; du reste, je l’ai dit, dans l’accomplissement de ces devoirs, le désir religieux doit être comme une prière continuelle. Prier longtemps, ce

1. Thess. V, 17. — 2. Philip. IV, 6. — 3. Tobie, XII, 12.

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n’est pas, comme des gens le pensent, prier en beaucoup de paroles; autre chose est un long discours, autre chose est un long amour. Il est écrit que Notre-Seigneur lui-même a passé la nuit en prière et qu’il a longtemps prié (1) ; y a-t-il là autre chose qu’un exemple qu’il nous donnait? Médiateur salutaire, il priait pour nous dans le temps, et dans l’éternité il nous exauce avec son Père.

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