La question de l’autre : liturgie et œcuménisme 12 janvier 2007
18 janvier, 2007la troisème choix, du site:
La question de l’autre : liturgie et œcuménisme 12 janvier 2007 Gordon Lathrop
Lutheran Theological Seminary of
Philadelphia
En premier lieu, permettez-moi, de vous remercier, et de remercier tout particulièrement le Frère Patrick Prétot, pour son invitation à participer à cette célébration du cinquantième anniversaire de l’Institut Supérieur de Liturgie. Merci d’accueillir un Luthérien américain dans vos débats et d’étendre votre hospitalité à mon épouse. Permettez-moi de vous saluer en cette occasion au nom du conseil de la communauté internationale des chercheurs en liturgie,
la Societas Liturgica. Permettez-moi enfin de vous remercier pour votre patience délicate envers mon faible niveau de français. Beaucoup d’entre nous, par le monde, issus de beaucoup de communautés chrétiennes et d’Églises, se joignent à vous pour célébrer les grands dons qui nous ont été faits par cet Institut et les chercheurs qui en sont membres. Les luthériens en Amérique du Nord, eux-aussi, ont lu Bernard Botte, Louis Bouyer, Pierre-Marie Gy, Louis-Marie Chauvet, et Paul de Clerck – pour ne citer que quelques noms-, ce qui leur a permis d’engager des études en matière liturgique de façon plus sérieuse, et de donner plus de sens à leurs pratiques pastorales.
Mais notre propre travail a été parfois lu par ces mêmes chercheurs – par Louis Bouyer, prêtre de l’Oratoire et professeur au sein de cet Institut, décédé il y a deux ans. En effet, à la fin de son ouvrage consacré à l’Eucharistie (1966), et dans la conclusion de son étude dédiée à la nouvelle pratique eucharistique protestante, le Père Bouyer, avec beaucoup d’attention, a procédé à une analyse détaillée et a loué la prière eucharistique du 20e siècle des Luthériens d’Amérique du Nord. C’est avec cette prière que j’ai moi-même appris l’eucharistia classique de la table sainte. Et il s’agit de la même prière, qui, sous une forme rénovée, occupe encore la première place parmi les onze prières eucharistiques qui figurent dans notre nouveau livre du culte, publié ce mois-ci. (Pour votre information, cet après-midi se déroulera ici-même une session de travail sur ce nouveau livre du culte.) Voici comment le Père Bouyer décrivait cette prière et ces sources : « Il serait difficile d’être plus œcuménique ! Mais tous ces éléments, choisis avec un grand discernement, ont été fondus dans une rédaction aussi sobre qu’aisée. Dans sa brève simplicité, cette prière est d’une plénitude concise qu’on n’est pas habitué à trouver ailleurs que dans l’antiquité chrétienne. » [1]
Bien que les études de Bouyer soient, de façon générale, dépassées, et peut-être même parce que Bouyer était connu pour son goût pour la polémique, ainsi que pour sa personnalité difficile, je pense que son commentaire si généreux, tout comme sa volonté de lire et d’apprendre dans un contexte œcuménique ne doivent pas être oubliés. Je suis heureux de me tenir là où Bouyer et les autres professeurs, de qui j’ai tant reçu, ont enseigné. Et je suis heureux d’essayer de continuer à penser la relation entre le souci d’ouverture œcuménique et une recherche avancée dans le domaine liturgique. Nous allons nous interroger sur la place occupée par la liturgie dans les études et la pratique œcuméniques – et sur le rôle joué par les considérations œcuméniques au sein des études liturgiques.
Commençons par rendre compte de deux liturgies. Peut-être connaissez-vous ce récit tout à fait remarquable, honnête et précis, écrit par le théologien dominicain Yves Congar dans son Journal écrit durant le Concile Vatican II. Ce récit se situe le 11 Octobre 1962, jour d’ouverture du Concile, et le lieu est Saint-Pierre de Rome : « À 8 h 35, on entend au micro le bruit lointain d’une marche à moitié militaire. Puis on chante le Credo. Je suis venu ici POUR PRIER : prier AVEC, prier DANS. J’ai de fait beaucoup prié. Cependant, pour tuer le temps, une chorale entonne successivement tout et n’importe quoi. Les chants les plus connus : Credo, Magnificat, Adoro Te, Salve Regina, Veni Sancte Spiritus, Inviolata, Benedictus… On chante d’abord un peu avec, mais on se lasse…. Mon Dieu, qui m’avez mené là par des voies que je n’ai pas choisies, je m’offre à vous pour être, si vous le voulez, l’instrument de votre Évangile en cet événement de la vie de l’Église, que j’aime, mais voudrais moins “Renaissance” ! moins constantinienne… On entend les applaudissements sur la place Saint-Pierre. Le pape doit approcher. Il entre sans doute. Je ne vois rien, derrière six ou sept rangées de soutanes montées sur des chaises. Par moments, dans la basilique, des applaudissements, mais ni cris ni paroles. …
La Messe commence, chantée exclusivement par
la Sixtine : quelques morceaux de grégorien et de la polyphonie. Le mouvement liturgique n’a pas pénétré jusqu’à
la Curie romaine. Cette immense assemblée ne dit rien, ne chante rien. On dit que le peuple juif est le peuple de l’ouïe, les Grecs celui de l’œil. Il n’y en a ici que pour l’œil et l’oreille musicale : aucune liturgie de
la Parole. Aucune parole spirituelle. Je sais que tout à l’heure on installera sur un trône, pour présider au concile, une Bible. MAIS PARLERA-T-ELLE ? L’écoutera-t-on ? Y aura-t-il un moment pour
la Parole de Dieu ? » [2]
Le jour suivant, le vendredi 12 Octobre, Congar poursuit son récit : « Taxi pour aller à la réception de l’ambassade… Il y a là Cullmann, Hébert Roux, Thurian et Schutz [donc, quatre observateurs protestants francophones et hôtes œcuméniques]. Je les embrasse tous sur les deux joues… Cullmann [professeur luthérien à
la Sorbonne et à l’Université de Bâle] dit aussi, à propos de la cérémonie de jeudi : “ C’est cela, votre mouvement liturgique ? ”
Et Congar écrit, en guise de réponse : « Hélas ! Il n’a pas franchi
la Porte de Bronze ! » [3] Mais permettez-moi de vous relater un exemple en provenance d’une autre liturgie, mon second exemple. La liturgie se déroulait à une toute autre échelle. Cela avait lieu il y a plusieurs années au sein d’une conférence consacrée à la liturgie luthérienne en Amérique du Nord – le but de cette conférence était d’encourager le renouveau de la pratique liturgique au sein des paroisses locales des Églises du Canada et des États-Unis. J’étais présent, et malheureusement je ne l’oublierai pas.
La liturgie devait être une célébration de
la Parole. Les organisateurs espéraient créer un rituel chrétien riche, plein de sens, public et communautaire qui ne devait pas être forcément une Eucharistie complète, mais plutôt être une liturgie centrée sur
la Bible comme source et centre de notre réunion, de nos lectures, de notre sermon, de nos chants et de nos prières. Premier problème : pas une Bible, ou un lectionnaire, ou un Évangile à l’horizon. Certes beaucoup de bannières ! Et de nombreux membres du clergé en habits de cérémonie et des trompettes tonitruantes. Mais pas de Bible. La liturgie commença par une procession et beaucoup de déplacements solennels. Des membres du clergé en habit de cérémonie rejoignirent leur place, au milieu d’une forêt de cierges. Les trompettes retentirent, les bannières s’agitèrent. Mais pas de Bible. Nul lectionnaire en vue. Lorsque enfin quelqu’un se dirigea vers l’ambon pour lire l’Écriture, la lecture était contenue dans une demi-feuille de papier que le lecteur tenait devant lui. À ce moment précis, peut-être faut-il y voir une forme de justice dans cette salle bien trop grande, le son tomba en panne, et ne nous ne pouvions même pas entendre la lecture. Et quand quelqu’un d’autre se leva pour le sermon, ce fut comme l’aurait dit le Père Congar en parlant de la présidence liturgique, « mal et sans onction », ou comme l’auraient dit les Luthériens, « sans l’Évangile. » Les trompettes donnèrent-elles encore de la voix ? Je pense, mais Dieu merci, je ne m’en souviens pas.
Si le Père Congar avait été présent, il nous aurait certainement demandé (et avec raison) : “ C’est cela, votre mouvement liturgique, votre dévotion luthérienne à la parole de Dieu ? ” Je ne raconte pas ces histoires seulement pour nous faire sourire ou pour nous faire désespérer. Je sais que quiconque a à cœur les études pastorales liturgiques se souviendra de trop nombreuses liturgies « ratées. » Mais ce qui compte dans ces deux exemples est la question de Cullman et l’ouverture d’esprit de Congar en réponse, ou comme j’imagine la reprise par Congar de la question de Cullman et la possibilité pour les luthériens d’Amérique du Nord d’être ouverts à un tel questionnement.
“ C’est cela, votre mouvement liturgique ? ” La question ne doit pas être comprise comme impertinente ou comme le fruit d’une mauvaise intention. Bien au contraire, aussi bien dans la bouche de Cullman ou dans le rapport de Congar, cette question respecte profondément les valeurs-clé de l’autre communauté séparée dans le Corps du Christ, et honore magistralement les charismata les plus profonds du renouveau vivant dans cette communauté – mais encourage, à la fois amicalement et fermement, par une affirmation et une mise en garde, à la mise en œuvre effective de ces valeurs et de ces dons dans la vie quotidienne, publique et communautaire. La question témoigne de la même lucidité, de l’autocritique, et de l’angoisse déjà présente chez Congar, qui tient le Journal du Concile, par exemple. Ses propres questions, si réalistes, trouvent un écho. Allons plus loin : de telles questions vont au cœur des choses, au cœur du patrimoine de tous les chrétiens -
la Parole et le sacrement du don du Christ, une assemblée pleinement participante, rassemblée autour de cette Parole et du sacrement par l’Esprit de Dieu, et les ministres qui humblement et avec amour sont au service de cette assemblée pour qu’elle puisse remplir sa vocation. De telles questions exigent que tout ce qui nous unit soit clairement mis en avant, sans ambiguïté.
Ainsi, d’une certaine façon, le mouvement liturgique bascule inévitablement vers le mouvement œcuménique. Les recherches sur les nouvelles pratiques et les rituels chrétiens ne peuvent s’empêcher de relever les pratiques de l’ensemble des communautés chrétiennes. Et l’espoir de voir un jour l’unité chrétienne se manifester doit se fonder sur les pratiques par lesquelles les assemblées chrétiennes locales aussi montrent leur attachement à l’unité et au témoignage commun. Si votre propre définition de l’ecclesia inclut une communauté qui reconnaît la présence du Christ par
la Parole et le sacrement, alors le souci de l’unité de cette ecclesia doit également comprendre un attachement à la clarté et à la place centrale qui doit être occupée par cette Parole et par ces sacrements. La redécouverte dans la vie des Églises de la centralité de Jésus-Christ, pour le salut de la vie du monde, et cette redécouverte par les ressources de
la Bible et de la liturgie, peuvent être analysées comme des thèmes communs aux deux mouvements. Si nous adoptons la définition du Père Congar, il est même alors possible d’affirmer qu’un certain « catholicisme ressourcé », vivant dans toutes les Églises, peut être considéré comme le but des deux mouvements : c’est-à-dire un « catholicisme recentré sur le Christ, et qui est également biblique, liturgique, pascal, communautaire, œcuménique et missionnaire,” comme l’écrit Congar. [4] De toute manière, l’enquête sur les origines et le sens des pratiques fondamentales chrétiennes a été, depuis le 19e siècle, une entreprise œcuménique. Les études d’Edward Pusey à Oxford, de Johann August Neander à Berlin, et de Philipp Schaff à New York ont eu de l’influence dans les cercles romains catholiques au 19e siècle, et à l’orée du mouvement liturgique romain catholique, tout autant que les travaux de Lambert Beauduin, Romano Guardini, Pius Parsch et en Amérique ; ceux de Virgil Michel eurent aussi une influence profonde sur les mouvements de rénovation en cours dans de nombreuses Églises protestantes.
Des études sérieuses sur le mouvement liturgique doivent nous dire comment ces influences mutuelles ont fonctionné, même s’il n’en a pas toujours été ainsi. Ces influences réciproques continuent d’exister : les études liturgiques, dans leur meilleure expression, sont une conversation internationale et œcuménique, une conversation qui se poursuit, par exemple, dans le cadre de
la Societas Liturgica, mais également dans le cadre de l’Académie de Liturgie Nord Américaine ou dans la nouvelle société du Nord, Leitourgia. De fait cette conversation est allée si loin, et les influences réciproques ont été ressenties si fortement dans la préparation de nouveaux textes pour la liturgie, et ce dans de nombreuses églises différentes, que l’on peut parler à présent, et ce à juste titre, d’un « mouvement liturgique œcuménique. » De plus, au cours de ces dernières années, les études historiques, pastorales et théologiques des pratiques liturgiques ont, tout du moins en certaines occasions, fait montre d’un souci œcuménique empreint de respect, sensible et honnête. Et les affirmations fondamentales posées par
la Commission Foi et Ordre de
la Commission du Conseil Mondial des Églises, en particulier Baptême, Eucharistie et Ministère ont inclus des réflexions portant sur le sens liturgique, et même des conseils pour la pratique liturgique, en encourageant chaque Église à s’interroger lucidement sur ses pratiques. Les buts mêmes poursuivis par le mouvement liturgique doivent être articulés de façon à pouvoir être reconnus par de nombreuses communautés chrétiennes. On pourrait le dire ainsi : les communautés chrétiennes doivent constamment s’interroger, et questionner leurs voisins, pour vérifier si la parole biblique et l’enseignement de l’évangile qui donne la vie, le repas eucharistique et les prières pour aider les pauvres dans le monde, sont bien au centre de chaque réunion dominicale. Ces communautés doivent se demander, et s’enquérir auprès de leurs voisins, si oui ou non l’assemblée participe pleinement aux signes promulgués et liés tous les deux, ce très simple ordo du culte chrétien participe, donc, par des chants et des gestes rituels, dans une langue qui soit belle, accessible, commune à tous, par des services mutuels rendus l’un à l’autre, par l’action de boire et de manger, par le rassemblement de dons pour les pauvres. Ces communautés devraient s’interroger : si oui ou non chacun peut, de façon simple et ouverte, venir et rejoindre l’assemblée par la catéchèse et le baptême. Il convient de s’interroger également sur le rôle des ministres : ce rôle est-il rempli dans un esprit d’amour et d’humilité ? Une autre question, fondamentale, doit être posée : est-ce que tout cela est accompli d’une façon qui respecte et encourage les dons de chaque culture, localement ? Ou, formulé de façon négative, les communautés chrétiennes doivent se demander, pour elles et pour les autres communautés, si des cérémonies de moindre importance, une volonté de montrer les rangs et les positions respectives, une importance trop grande accordée aux chœurs et à la musique « professionnelle », une volonté d’attirer et de distraire, l’accent sur les différences de sexe, ou bien un esprit d’individualisme religieux, de consumérisme religieux, une volonté d’exclusivité confessionnelle ou bien trop d’accents sur les particularismes locaux – pour ne nommer que quelques obstacles – n’obscurcissent pas ce qui est fondamental dans la liturgie chrétienne. De façon amicale, nous devrions nous demander l’un à l’autre : « C’est cela votre mouvement liturgique ? »
Je pense que tout cela – les mouvements œcuméniques et liturgiques qui se chevauchent, l’espoir réel d’un certain ressourcement, les développements au sujet du renouveau liturgique et les buts communs poursuivis, la centralité de la parole et du sacrement, de l’assemblée et du ministère, le désir de témoigner de façon ouverte et humble à la face du monde, le désir de chacune de nos assemblées de se renouveler constamment, les encouragements mutuels et les mises en garde mutuelles, prudentes mais vigilantes, tout cela est contenu dans la question de Cullman : « C’est cela, votre mouvement liturgique ? » Je pense que, tous, nous ne devons pas succomber aux stratégies de l’identité/pureté – mais les autres thèmes post-modernes mentionnés ci-dessus ne doivent pas nous faire peur. Bien au contraire, je crois que nous pouvons les accueillir avec joie, comme des alliés et des vieux amis. Les chrétiens doivent s’engager dans une critique du pouvoir, et exiger toujours une plus grande transparence dans tout exercice d’autorité. Et l’aspect local est incroyablement important dans la pratique chrétienne liturgique – l’assemblée est bien sûr toujours une assemblée locale – mais une assemblée est également toujours en communion avec « plus que le local » comme l’a dit Edward Schillebeeckx. [5] De plus, un certain genre d’histoire a été trop utilisé et trop interprété, comme source du renouveau liturgique. L’eucharistie a une histoire plus multiple qu’on ne nous l’a laissé entendre, mais cela ne doit pas nous décourager dans nos efforts de réforme. Bien au contraire, la source de l’eucharistie est Jésus-Christ – même aujourd’hui, lui qui fait irruption dans notre symbolique et notre ritualisation des repas, et qui fait de la célébration le lieu de Son propre sacrifice dans l’Esprit pour la vie du monde. Et, au bout du compte, l’objectif du mouvement œcuménique et de la prière pour l’unité des chrétiens apparaît de plus en plus comme non pas une grande institution centralisée de quelque forme que cela soit, mais comme une communion d’Églises locales, comme une Église des Églises enrichie par sa diversité, avec nos dirigeants et nos évêques au service de cette communion.
Mais l’émergence des thèmes post-modernes nous a découragés. Il est bien plus facile de faire des recherches sans tenir compte des appels à la réforme qui sont difficiles à gérer, bien plus facile de faire de la théologie sans la pastorale, bien plus facile de répéter les façons anciennes de dire l’histoire, bien plus facile de faire vivre notre propre communauté ecclésiale sans se soucier des autres. Mais une telle façon de faire n’est plus solide, voire intéressante !
Chers sœurs et frères : ici, lors de cette célébration du 50e anniversaire, permettez-moi de vous demander de ne pas perdre cœur. Laissez-moi vous demander de tenir ensemble études liturgiques et ouverture œcuménique, études théologiques et l’appel constant à une réforme liturgique en cours, et de faire cela, comme le préconise l’épître pastorale « à temps et à contretemps » (2 Tim 4 : 2). Je vous encourage à vous souvenir dans le cadre de vos études de cette affirmation de votre directeur, le Frère Patrick, qui a reformulé la pensée de Michel de Certeau : « le christianisme est la religion dont la particularité est de se penser sous le signe du ‘pas sans l’autre. » [6] Permettez-moi de vous demander de méditer ces mots du regretté Frère Roger Schutz, l’un des quatre invités œcuméniques que Congar embrassait sur les deux joues le soir où Cullman posait sa question, mots qu’il adressait à chacun des nouveaux frères de
la Communauté de Taizé, et qui s’adressent aussi à chacun de vous : « Ne prends jamais ton parti du scandale de la séparation des chrétiens confessant tous si facilement l’amour du prochain, mais demeurant divisés. Aie la passion de l’unité du Corps du Christ. » [7]
Des ressources sont là pour vous aider si vous êtes prêts à relever le défi. Il existe des ressources pour ce « pas sans l’autre » et pour ce « aie la passion. » Que vous soyez universitaire ou pasteur, ou les deux à la fois, que vous soyez catholique romain, protestant ou orthodoxe,
la Constitution sur
la Liturgie Sacrée de Vatican II vous sera d’un grand secours, et en particulier le remarquable paragraphe 7 consacré aux « présences du Christ » dans l’assemblée liturgique. Par ses répétitions, le texte chante Jésus-Christ présent dans l’assemblée : Praesens adest virtute sua in Sacramentis… Praesens adest in verbo suo… Praesens adest denique dum supplicat et psallit Ecclesia… [8]
Cette affirmation fondamentale du mouvement liturgique, à l’œuvre dans beaucoup d’Églises, et qui est tout à fait naturellement, la base du mouvement œcuménique – peut continuer d’animer notre travail local de rénovation et peut être la fondation à partir de laquelle nous pouvons nous tourner vers nos Églises voisines, même séparées, et pratiquer les encouragements et les mises en garde, tout en conservant une attitude pleine de respect. Or, laissez-moi vous le dire, il y a d’autres ressources à trouver chez notre ancien mais si présent professeur – mon professeur, Martin Luther. Dans son essai daté de 1539, Von den Conziliis und Kirchen, [9] Luther pose une question pastorale : Comment un simple individu peut-il affirmer qu’une communauté réunie forme une Église ? Comment une personne dans le besoin peut-elle trouver l’assemblée de Dieu ? Dans sa réponse, il a recours à la théologie. Il nous dit que l’on peut savoir qu’une assemblée est l’Église de Jésus-Christ, lorsqu’au moins sept signes ou Kennzeichen (signes de vie) sont présents de façon manifeste. Cette affirmation, et d’autres similaires de Luther et de son collègue Philipp Melanchthon sont à l’origine de l’idée des notae ecclesiae « signes de l’église », dans le débat théologique. [10] Mais ici la discussion n’est pas sur le plan théologique. C’est bien plutôt une proposition qui se situe entre théologie et pastorale. Selon Luther, dans cet essai, les sept signes sont les suivants : la parole de Dieu prêchée, le sacrement du baptême, le sacrement de l’autel, le recours à l’absolution, l’appel et la consécration des ministres, l’usage public de la prière d’action de grâce et d’autres prières, et, nota bene, les souffrances partagées. Cette liste, et ce dernier signe, sont une liste pastorale et liturgique. C’est un encouragement à la réforme, et en même temps, un appel au réalisme, à l’humilité et à l’abandon de tout triomphalisme. Cette petite liste est un trésor œcuménique, et la question de Cullman s’inclut dans le droit fil de cette liste.
D’autres ressources sont à votre disposition. Je vous encourage à découvrir et à discuter les conséquences pastorales des affirmations liturgiques du Conseil Mondial des Églises, et en particulier Baptême, Eucharistie et Ministère, et également la déclaration Ditchingham, Vers
la Koinonia du culte, [11] ainsi que d’autres déclarations. [12] Je vous encourage à bien connaître les ressources liturgiques – les livres liturgiques les plus récents – au moins d’une autre communion que la vôtre, apprenant là les principes de notre ordo commun mais aussi les dons qui proviennent de la diversité avec laquelle cet ordo est appliqué aujourd’hui. En allant plus loin, je vous encourage à lire et à réfléchir à une théologie liturgique, à une réflexion sur le sens et les questions posées par le culte chrétien, en provenance d’une autre confession que la vôtre. Si vous êtes un pasteur ou si vous appartenez à une équipe paroissiale dans une paroisse locale, voici plusieurs suggestions au sujet de la parole et du sacrement qui ont été faites dans le cadre du mouvement œcuménique liturgique, des suggestions à étudier. Souvenez-vous que le lectionnaire de trois ans, développé en tant qu’Ordo Lectionum dans la pratique de l’Église catholique romaine depuis la réforme de Vatican II a, après certaines adaptations, été très largement utilisé par beaucoup d’autres Églises, sous le titre suivant : Lectionnaire commun révisé ; il est en usage en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne, et dans bien d’autres pays. Pourquoi ne pas se réunir de façon œcuménique, chaque semaine, avec d’autres responsables de paroisse, d’autres communautés séparées, pour discuter les sens de vos textes communs et différents, pour explorer les possibilités offertes par ces textes pour prêcher et catéchiser aujourd’hui ? Souvenez-vous également que dans des zones linguistiques, les textes communs de la liturgie, le Gloria et le Credo, le dialogue du Sursum corda, le Sanctus, à titre d’exemples, ont fait l’objet d’un effort commun de traduction, comme un patrimoine commun. Réjouissez-vous de ces textes, et résistez à la tentation de les modifier, sauf si les changements sont faits en commun, avec l’autre, « pas sans l’autre. » De plus, même s’il est impossible de célébrer ensemble l’eucharistie aujourd’hui, songez à inviter et à accueillir des visiteurs œcuméniques à vos liturgies dominicales, et pensez à effectuer de telles visites vous-même. Puis demandez à vos visiteurs de vous dire ce qu’ils perçoivent de votre célébration, ce qu’ils approuvent, et ce avec quoi ils ne sont pas d’accord. Bien plus : si vous avez un catéchumène, songez à accueillir les catéchumènes des autres communautés, pour discuter ensemble du sens de la foi chrétienne aujourd’hui. Ou bien, si cela n’est pas possible, considérez la possibilité que quelques-uns de vos paroissiens soient présents lors de baptêmes pratiqués par d’autres communautés voisines et séparées, et vice-versa. Songez à cette idée : et si tous les chrétiens d’un même endroit : village, quartier se réunissaient pour construire ensemble un baptistère, unique, commun, appelé à être utilisé par tous, sur le modèle des anciens baptistères méditerranéens et des tout premiers baptistères européens ?
Si vous êtes universitaire, je vous encourage à vous souvenir, dans votre travail personnel et vos échanges publics, de la question de Cullmann et de l’ouverture d’esprit de Congar face à cette question. Souvenez-vous également de la méthode de Bouyer, qui a inclus un compte-rendu sérieux et documenté de la pratique rituelle protestante dans la conclusion de son livre sur la prière eucharistique. Ou mieux, puisque Bouyer pouvait trop se prêter à la polémique, et puisque sa vision de l’unité impliquait fréquemment des visions du « retour à Rome », à la place d’une ecclésiologie de communion, je vous recommande plutôt la méthode de l’ancien évêque de Uppsala en Suède, Yngve Brilioth. Dans ses ouvrages (
La Foi Eucharistique et la pratique dans les Églises évangéliques et catholiques, [13] Brève histoire du sermon ) [14] , Brilioth fait de la recherche du motif, une méthode volontairement irénique, selon laquelle les diversités historiques de la pratique chrétienne peuvent être considérées comme une source d’enrichissement pour toute l’Église et contribuer au déploiement de l’ensemble du mystère du Christ – en parallèle des communautés particulières peuvent être encouragées à retrouver un meilleur équilibre dans leur vie, à remettre au centre les éléments fondamentaux du culte chrétien . C’est une méthode qui prête à l’émulation. Cette méthode irénique critique témoigne d’un esprit marqué par le signe du « pas sans l’autre. » « C’est cela votre mouvement liturgique ? » J’ai imaginé que cette question de Cullmann, relatée par Congar, est la question d’un ami, lui-même fortement impliqué dans la redécouverte pastorale et liturgique de la vie sacramentaire en Christ dans sa propre Église. Je suis convaincu que nous avons tout à fait le droit de nous poser cette question mutuellement, encore aujourd’hui, nous réjouissant mutuellement quand la parole et le sacrement du Christ sont mis en avant de façon claire, de nos jours, dans une assemblée participante, elle-même signe de la compassion de Dieu pour la vie du monde.
Permettez-moi d’ajouter autre chose. Nous pouvons parler du « mouvement liturgique » comme d’une réalité importante et motivante, nous pouvons nous servir de ce terme pour fonder notre questionnement, en partie au moins à cause de l’ISL. L’ISL a été l’une des sources principales d’alimentation de ce mouvement. Chers amis : merci d’avoir gardé cette tradition vivante. Et merci pour votre gentillesse et votre attention à mon égard ce matin. Gordon W. Lathrop Philadelphia
[1] Louis Bouyer, Eucharistie : Théologie et spiritualité de la prière eucharistique (Tournai : Desclée, 1966), p. 425. Cf Louis Bouyer, Eucharist : Theology and Spirituality of the Eucharistic Prayer (Notre Dame and London : University of Notre Dame Press, 1968), p. 441 : “It would be hard to be more ecumenical ! But all of these elements, chosen with great discernment, have been molded into a composition that is as moderate as it is natural. In its brief simplicity this prayer has a concrete fulness that we are not accustomed to seeing except in Christian antiquity.” [2] Yves. M.-J. Congar, Mon journal du Concile (Paris : Cerf, 2002) I, p. 106-107.
[3] Yves. M.-J. Congar, I, p. 111-112. [4] Yves. M.-J. Congar, Le Concile au jour le jour : Deuxième session (Paris : Cerf, 1964), p. 45.
[5] Edward Schillebeeckx, The Church With a Human Face (New York : Crossroad, 1985), 55ff. [6] Patrick Prétot, “Écritures et liturgie : Épiphanie d’une présence,” texte non publié, p. 2.
[7] Roger Schutz, Les sources de Taizé (Taizé : Les Presses de Taizé, 1980), p. 17. [8] Constitution on the Sacred Liturgy (Collegeville : Liturgical Press, 1963), 8.
[9] D. Martin Luthers Werke 50 (Weimar : 1914), 509-653. [10] Voir Timothy J. Wengert, “A Brief History of the Marks of the Church,” in Gordon W. Lathrop and Timothy J. Wengert, Christian Assembly : Marks of the Church in a Pluralistic Age (Minneapolis : Fortress, 2004), 17-36.
[11] Voir note 6. [12] E.g., the Faverges Statement, The Ecumenical Implications of Our Common Baptism, et l’accord de Bossey, Celebrations of the Eucharist in Ecumenical Contexts.
[13] London : SPCK, 1965, and Stockholm : SKDB, 1951. [14] Philadelphia : Fortress, 1965, and Lund : Gleerup, 1945.