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Saint Thomas d’Aquin:
CHAPITRE II. ESPRIT DE PRIÈRE
Apud me oratio Deo vites meae. Ps. XLI, 9.
Je priais au dedans de moi-même le Dieu qui est ma vie. COMME une cire tendre et immaculée, l’âme de l’enfant, dans sa candeur native, conserve ordinairement la première empreinte qu’elle a subie. Si cette empreinte est celle du doigt divin, quelle grâce insigne !
Cette grâce, saint Thomas la reçut aux premières lueurs de sa raison. Sitôt qu’il put former quelques paroles, il exprima son amour pour Dieu, le désir dei connaître ses perfections adorables. Frappé d’une pensée — pensée bien digne du futur prince de la théologie — à six ans, au Mont-Cassin, déjà il posait gravement cette question: Dieu, qu’est-ce que Dieu ?… A mesure qu’il connut davantage l’Etre infini, cette Bonté qui, sourit à toute la nature, mais qui pour l’homme se montre remplie de prévenances délicates, plus délicates que celles d’une mère à l’égard du fruit de sa tendresse, l’enfant se mit avec ardeur à la poursuite de
la Vérité sans ombre, de
la Beauté sans tache.
Le Seigneur va au-devant de ceux qui le cherchent ; il (206) repose avec complaisance son regard sur ceux qui interrogent le sien. Notre grand Docteur éprouva merveilleusement les effets de cette grâce qui prévient, qui soulève, qui rapproche de plus en plus une âme de son centre. Pour employer les termes d’un historien, le Dieu de bonté l’éleva jusqu’au troisième ciel de la plus sublime oraison ; il l’y conduisit doucement, comme par la main, et enfin lui dressa une magnifique tente sur, ce Thabor, cette montagne de lumières, séjour des âmes spécialement chéries de l’Eternel.
Saint Thomas vivait de Dieu par une application parfaite à la prière, et par l’offrande assidue de toutes ses actions. Cent fois le jour, il décochait vers le ciel ces flèches embrasées que l’on nomme oraisons jaculatoires. En avançant en âge, il augmenta le nombre de ses prières et de ses méditations ; devenu religieux, il suivit scrupuleusement les exercices de la communauté, et parvint à une union pour ainsi dire perpétuelle avec Dieu.
La nuit, levé avant tous les autres, il priait longtemps dans l’église, et dès que la cloche allait sonner Matines, il regagnait sa cellule pour en redescendre aussitôt, et donner ainsi à penser qu’il ne faisait rien d’extraordinaire. Le jour, il assistait habituellement à tous les offices, sans user des légitimes dispenses auxquelles lui donnaient droit ses études continuelles, ses leçons, la composition de si nombreux ouvrages, les visites de tant de personnes avides de ses conseils. La divine psalmodie terminée,, il vaquait encore à l’oraison mentale.
Son âme entrait alors dans un commerce intime avec Dieu. Son corps devenait immobile, ses larmes coulaient en abondance, et maintes fois on le vit élevé de terre: de plusieurs coudées. C’était le moment où saint Thomas, (207) acquérait les plus hautes connaissances, trouvait infailliblement la solution de ses difficultés, l’intelligence des textes de l’Ecriture, et les décisions théologiques dont il avait besoin. Lui-même en fit la confidence à Frère Réginald, son confesseur, avouant qu’il avait plus appris par ses méditations, à l’église, devant le Saint Sacrement, ou dans sa cellule au pied du Crucifix, que dans tous les livres qu’il avait consultés.
Eminemment contemplatif, disent les Actes de sa vie, tout appliqué aux choses de Dieu, le saint Docteur était le plus souvent ravi hors de lui-même. C’était merveille d’observer cet homme dans les actions qui ont coutume de distraire les sens : repas, conversations, visites. Tout à coup il s’élevait vers les régions célestes, laissant, pour ainsi dire, la place qu’occupait son corps, pour suivre l’élan de son esprit.
Un jour, racontent divers auteurs, on servit au réfectoire des olives salées à tel point que personne n’en put manger. Saint Thomas seul acheva sa portion ; on s’en aperçut trop tard pour l’arrêter. Après le repas, un Frère lui dit : « Maître, comment avez-vous pu goûter seulement à ces olives ? — Pourquoi donc n’en aurais-je pas mangé? répondit Thomas. — Elles étaient horriblement salées. Le Saint réfléchit un instant, et, voulant couvrir son recueillement en Dieu, il repartit avec un sourire : « Pour dessécher une masse de chair comme la mienne, ne faut-il pas beaucoup de sel ? »
Pareille abstraction le prit, on s’en souvient, à la table de saint Louis, lorsque, moins attentif à la grandeur des rois de la terre qu’à l’honneur du Roi du ciel, il s’écria en frappant du poing : « Argument péremptoire contre les Manichéens! »
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Frère Raymond Stephani, religieux napolitain, citait un fait du même genre, qui prouve que pour saint Thomas contemplation et étude étaient une seule et même chose.
« Un cardinal, revêtu alors de la qualité de légat en Sicile, ayant ouï les merveilles qu’on racontait de Frère Thomas d’Aquin, pria l’archevêque de Capoue de lui procurer un entretien avec ce Maure. Ils se rendent au. couvent de Saint-Dominique; on appelle le Docteur, qui descend de sa chambre de travail, tout en demeurant dans une abstraction complète des sens. Les visiteurs attendaient depuis plusieurs minutes qu’il, revînt à lui, lorsque tout à coup, son visage prenant, une expression radieuse, il s’écria: « J’ai maintenant ce que je, cherchais. » Comme le saint Docteur ne donnait aux deux prélats aucune marque de révérence, le cardinal commençait à concevoir intérieurement quelque mépris et laissait percer son désappointement. L’archevêque s’en aperçut et dit aussitôt: « Monseigneur, ne vous étonnez pas de ce que vous voyez : le Maître est souvent dans ces abstractions, au point de ne pouvoir adresser la parole, quelles que soient les personnes avec lesquelles il se trouve. » Puis il tira vivement Thomas par sa chape. Le Saint, revenant de sa contemplation comme d’un sommeil, et se voyant en face de si grands personnages, s’inclina respectueusement, demanda pardon à l’éminent cardinal, et engagea fort courtoisement la conversation. On voulut savoir pourquoi, quelques instants plus tôt, il avait montré un visage si joyeux. Il répondit : « Je viens de trouver un bel argument sur une question qui m’a longtemps arrêté ; le contentement intérieur que j’en ai ressenti s’est manifesté par la joie qui a paru sur mes traits. »
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Chose non moins merveilleuse, attestée par des auteurs parfaitement dignes de foi : tel était l’empire que, par l’habitude de la contemplation, saint Thomas avait acquis sur les puissances de son âme et de son corps, qu’il pouvait à son gré provoquer ces ravissements, au point de perdre toute sensibilité. En voici plusieurs exemples.
Les médecins avaient conseillé de lui cautériser la jambe. Il dit à son compagnon : « Quand on viendra m’appliquer le feu, prévenez-moi d’avance. » Sa recommandation fut suivie. Le Saint aussitôt, se mettant au lit, entra dans une extase qui le rendit insensible à toute douleur; les assistants purent s’en convaincre à l’immobilité du membre, malade, tandis que le chirurgien brûlait les chairs.
Une autrefois, à Paris, on dut lui faire, une saignée. Saint Thomas, à cause de l’extrême délicatesse de son organisme physique, redoutait toute opération chirurgicale. Grâce à son moyen ordinaire, le ravissement en Dieu, il n’éprouva pas la moindre sensation.
Une nuit qu’il dictait dans sa cellule sur
la Sainte Trinité. il eut besoin de recourir à l’oraison pour obtenir l’intelligence d’un texte fort obscur. Il s’agenouilla, prit un cierge et dit à son secrétaire : « Quoi que vous voyiez en moi, gardez-vous d’appeler.» Puis il entra dans sa contemplation. Au bout d’une heure, le cierge s’était consumé presque en entier. Notre Saint demeura insensible aux ardeurs de la flamme qui lavait atteint ses doigts.
L’oraison, qui absorbait si totalement l’homme de Dieu et lui enlevait toute sensibilité physique, n’endormait cependant pas toujours sa connaissance touchant les choses du dehors, même les plus secrètes. Un jour, à Naples, Dieu lui accorda de lire dans la pensée d’autrui.
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Thomas était au chœur, assistant avec grande piété à la messe conventuelle, lorsque le portier du couvent vint appeler un Frère auquel on apportait une pâtisserie. Le Frère sortit, et rentra bientôt après, l’âme fort agitée. Le Saint, en ayant révélation, dit tout bas au religieux
« Mon Frère, veillez sur vos pensées et ne cédez pas au tentateur. — Maître, répondit le Frère, je m’efforce de bien entendre la messe que l’on célèbre en ce moment. — Dites-moi, reprit Thomas, pour quel motif vous avez quitté le choeur. » Le Frère, comprenant à cette question que son secret était connu, avoua la tentation qui l’obsédait. Thomas ajouta: . « J’ai vu le démon danser devant vous, en vous présentant votre pâtisserie. Gardez-vous bien de la manger tout seul ; mais partagez charitablement avec vos Frères. » Le religieux, plein d’admiration, rendit grâces à Dieu d’abord, puis à Frère Thomas, qui lui avait donné un avertissement si salutaire.
La bonté divine se plaisait à exaucer les demandes de son fidèle serviteur, même en des sujets de l’ordre purement temporel.
A l’époque où saint Thomas enseignait à Paris, il devait, un jour, devant tous les membres de l’Université, conclure une question qui avait été discutée la veille. En se levant, pour prier, au milieu de la nuit, selon sa coutume, il sent tout à coup dans sa bouche une excroissance fort gênante pour la parole. Grande est sa perplexité, parce que l’heure ne lui permet plus de mander un chirurgien. Le Frère qui couchait près de sa cellule s’efforce de le rassurer, en lui représentant qu’il sera facile le lendemain matin de donner contre-ordre, en faisant connaître l’accident inopinément survenu. Mais le saint Docteur, considérant d’un côté la déception des maîtres et des étudiants, et de l’autre le (213) danger qui pourra résulter pour lui d’une opération difficile, répond avec confiance : « Je ne vois d’autre ressource que de m’abandonner à la providence de Dieu. » Tombant à genoux, il conjure longtemps le Seigneur de l’assister. Tandis qu’il redouble de supplications, la tumeur disparaît : Thomas se trouve entièrement soulagé.
Deux grâces étaient l’objet assidu de ses prières : l’une, de savoir si son enseignement et ses actes plaisaient à Dieu; l’autre de persévérer toujours dans ses premières résolutions et de mourir simple religieux. Après la mort de ses frères, victimes de la vengeance impériale, il en ajouta une troisième : celle de connaître leur sort éternel.
Ces demandes lui furent toutes trois accordées. Il apprit le salut de ses frères, de la manière que nous verrons plus loin; Dieu permit qu’il n’exerçât, jamais ni supériorité dans son Ordre, ni dignité dans l’Eglise; enfin il fut assuré de la bonne disposition de son âme par une vision, « non pas, imaginaire mais corporelle », que Guillaume de Tocco rapporte ainsi qu’il suit :
« Frère Thomas priait à Naples, dans l’église du couvent, lorsque lui apparut Frère Romain, maître en théologie son successeur au collège de Saint-Jacques. Frère Thomas, se trouvant en face de ce religieux, lui dit : « Soyez le bienvenu. Quand donc êtes-vous arrivé? » Celui-ci répondit : « Je suis sorti de ce monde, et il m’a été permis de vous apparaître à cause de vos mérites. » Le saint Docteur, que cette vision soudaine avait fortement ému, recueillant ses esprits, poursuivit. en ces termes : « Puisque Dieu le veut, je vous adjure de sa part de répondre à mes questions. Qu’en est-il de moi, je vous prie? mes oeuvres plaisent-elles à Dieu? » Frère Romain répondit: « Votre âme est en bon état, et vos oeuvres sont agréables (214) à Dieu. » Le Docteur continua : « Et pour vous, qu’en est-il? » Il répondit : « Je suis dans la vie éternelle; mais j’ai passé seize jours en purgatoire, pour une négligence coupable à faire exécuter un testament dont l’évêque de Paris m’avait confié le soin. » Le Saint ajouta : « Parlez-moi, je vous prie, de cette fameuse question que nous avons agitée; tant de fois : les habitudes acquises en cette vie demeurent-elles dans la patrie ? — Frère Thomas, répondit le visiteur, je vois Dieu, ne m’en demandez pas davantage. » Notre Docteur insista cependant : «Depuis que voies voyez Dieu, ,dites-moi, le voyez-vous sans aucun milieu, ou au moyen de quelque similitude? » L’envoyé céleste répondit par ce verset du Psaume quarante-septième : Comme nous avons entendu dire, ainsi avons-nous vu dans la cité du Seigneur des vertus, et la vision s’évanouit. L’homme de Dieu demeura dans l’étonnement d’une apparition si merveilleuse et si inattendue, mais sa joie fut extrême de la consolante réponse qui lui avait été donnée sur le bon état de son âme. »
Qu’admirer le plus ? L’amour du Saint pour l’oraison, son recours à la prière en tout temps, en tout lieu, en toute circonstance; ou la fidélité du Dieu très bon à rémunérer la foi de son serviteur par des extases, des apparitions, la connaissance des cœurs, l’assurance que tous ses désirs sont exaucés ?
De part et d’autre, il y a matière à notre admiration et à notre instruction.
Nous apprenons d’abord que la prière humble, confiante, persévérante est le grand secours du chrétien dans toutes les nécessités de la vie, et la source de ses plus douces consolations. Nous voyons ensuite de quelle manière agit (215) le Tout-Puissant envers ceux qui l’aiment et qui l’appellent. Comme l’aigle provoque ses aiglons à voler, et étend ses ailes pour leur servir de support (1), ainsi le Seigneur va-t-il chercher, dans le désert de ce monde, les âmes sincèrement désireuses de s’unir à Lui! Il les prend, les instruit, les transporte sur les plus hautes cimes de la contemplation, et les plaçant tout près du soleil de sa divinité, leur permet d’en fixer quelques rayons.
Tel fut le vol de l’Ange de l’école. En peu de temps, il parvint à ce degré sublime d’oraison où les parfaits n’en sont plus à chercher Dieu, jouissant de lui comme par un avant-goût de la vision béatifique. C’est à cette jouissance de Dieu dès ici-bas que tous nous devons tendre, dit le saint Docteur (2).
Puisse-t-il, par son crédit au ciel, obtenir cette grâce à tous ceux qui s’honorent de l’avoir pour PATRON!
(1) Deut., XXXII, 15.
(2) 2a, 2ae. q. 182, a. 2