« Une main tendue à tout, et aux musulmans en particulier »
Directeur du Cedrac (USJ) et professeur
Les critiques du monde musulman à la conférence magistrale tenue à l’Université de Regensburg (Ratisbonne) en Allemagne par le pape Benoît XVI abondent de toutes parts. Bientôt, des foules descendront dans la rue pour exiger des excuses pour ce qui y a été dit. La honte, c’est que la très grande majorité des manifestants (sinon tous) n’a pas lu cette conférence académique. Et combien même ils l’auraient lue, ils auraient bien du mal à en saisir la portée profonde. C’est à cela que nous en sommes réduits. On a l’impression que le scénario des caricatures sur le prophète de l’islam, rodé en janvier-février dernier, est en train de se répéter. Avec cette différence qu’ici il n’y a pas la moindre caricature ni la moindre offense à qui que ce soit, mais au contraire une réflexion destinée à tout penseur pour l’amener à réfléchir sur le rapport entre foi et raison, réflexion dont nous, chrétiens et musulmans arabes, avons grandement besoin.
Peut-être est-ce là le drame : ce discours académique, destiné aux scientifiques (comme l’annonce le titre même), a été dénaturé puis jeté en pâture à l’opinion. La responsabilité de la presse occidentale est très lourde, qui a voulu profiter de ce document pour provoquer le monde musulman. Elle a situé ce texte académique dans le contexte de la confrontation entre l’Occident et le monde musulman, comme si le pape approuvait et appuyait la théorie du « conflit des civilisations » prônée par Samuel Huntington ! Alors qu’en réalité, l’objet de cette conférence académique est le dialogue interculturel et interreligieux.
La citation coranique
Rappelons tout d’abord que les paragraphes qui traitent tant soit peu de l’islam correspondent à environ 10% du texte global. Le pape y cite un verset coranique : « Il n’y a pas de contrainte en matière de religion » (la Vache 2, 256) ; c’est sans doute le verset le plus fréquemment cité en Occident, dans le but de souligner que le Coran appuie la liberté de conscience.
Si le pape avait voulu attaquer l’islam sur ce point, il lui aurait été facile de citer d’autres versets, à commencer par les versets 190-193 de la même sourate : « Combattez dans le sentier de Dieu ceux qui vous combattent et ne transgressez pas. Certes, Dieu n’aime pas les transgresseurs ! Tuez-les, où que vous les rencontriez, et chassez-les d’où ils vous ont chassés : la sédition (fitna) est plus grave que le meurtre. (…). Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition (fitna), et que la religion soit entièrement à Dieu seul. S’ils cessent, donc plus d’hostilités, sauf contre les injustes. »
Puis vient le texte de l’empereur Manuel II Paléologue dans sa controverse avec un docte persan, qui aurait eu lieu en 1391. Le pape le cite d’après l’édition du texte grec du père Adel-Théodore Khoury, bien connu des milieux du dialogue islamo-chrétien. C’est un débat qui reprend les thèmes classiques dans l’apologétique islamo-chrétienne.
Le musulman l’invite à comparer les trois religions monothéistes (charâ’i’), selon le schéma bien connu : Dieu a envoyé le prophète Moïse qui a apporté à son peuple la Loi mosaïque, mais les juifs n’ont pas été fidèles à Moïse ; alors Dieu a envoyé d’autres prophètes puis Jésus, qui a abrogé la Loi de Moïse et a apporté à son peuple la Loi de l’Évangile, mais les chrétiens n’ont pas été fidèles à Jésus, ajoutant à son message la Trinité et d’autres éléments ; enfin Dieu a envoyé son dernier messager, Mohammad, qui a apporté à son peuple la Loi du Coran, laquelle a abrogé les Lois précédentes. Tel est l’argument musulman classique pour établir la supériorité de la troisième et ultime révélation de Dieu à l’humanité.
À cela Manuel répond par un argument différent qui se rapporte au contenu et non à la chronologie : quelle est la nouveauté de l’apport du Coran ? La seule nouveauté est la permission d’user de l’épée pour répandre sa propre foi. Là encore, l’argument est classique et trouve un fondement tant dans certains passages du Coran que dans la vie et les « hadith » du prophète de l’islam.
C’est cette dernière réponse de l’empereur, avec la mention du « jihad », qui a servi, je crois, à déclencher la polémique. Le pape, citant Manuel, prend ses distances et dit : « Après avoir tenu des propos si forts ». Puis il poursuit : « L’empereur explique ensuite en détail pourquoi il est absurde de diffuser la foi par la violence. La violence est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l’âme: Dieu n’aime pas le sang, et agir de manière déraisonnable est contraire à la nature de Dieu. »
C’est cette phrase qui est l’objet de toute la conférence. C’est pour cette phrase que le pape a utilisé ce texte, et il a voulu situer la phrase-clé. Il la reprendra 5 fois durant son discours, car il veut montrer que c’est la raison, qui vient de Dieu, qui rend l’homme semblable à Dieu, et que la violence ne peut venir de Dieu puisqu’elle est contraire à Sa nature. Tant qu’il n’y a pas harmonie entre foi et raison, il y a violence ; mais quand ces deux sont en harmonie, il ne peut y avoir de violence. En disant cela, Benoît XVI rejoint tous ceux, musulmans, chrétiens ou juifs, qui luttent contre la violence en eux et autour d’eux. « Heureux les bâtisseurs de paix ! »
Malheureusement, il arrive trop souvent aujourd’hui que la foi musulmane soit accaparée par les politiques (et par là passe à la violence) et que le Coran soit accaparé par les doctes, empêchant le musulman moderne de se poser des questions. Par ailleurs, qui pourrait nier que le fait de la violence est aujourd’hui un problème réel dans le monde musulman ?
Le gros de la conférence cependant ne porte pas là-dessus : il concerne l’Occident, qui a vidé la notion de raison (« logos ») de tout ce qui est spirituel ; alors que la notion grecque de « logos », telle qu’elle a été purifiée par la tradition chrétienne, n’oublie jamais que la raison vient de Dieu et qu’elle est le plus grand don que Dieu ait fait à l’homme. Cela est si vrai que le terme « logikos », qui signifie « rationnel », a pris le sens de « spirituel » dans les textes chrétiens (ainsi que sa traduction latine « rationabilis »).
Le pape critique longuement la pensée occidentale qui s’est éloignée de l’illuminisme authentique pour adopter un faux illuminisme rejetant tout ce qui est surnaturel.
En conclusion, il écrit : « Cet essai de critique de la raison moderne de l’intérieur n’inclut en aucune manière l’opinion qu’il faudrait désormais retourner en arrière, à l’époque antérieure à l’illuminisme, en rejetant les convictions de l’époque moderne. Ce qui est valide dans le développement moderne de l’esprit doit être reconnu sans réserves. Nous sommes tous reconnaissants pour les grandioses possibilités que ce développement a ouvertes à l’homme (…) Il ne s’agit pas pour moi de faire une critique négative, mais plutôt d’élargir notre concept de raison. » Le croyant n’est donc pas quelqu’un qui fuit la modernité pour se réfugier dans le passé.
Mais le pape est conscient que derrières ces « grandioses possibilités » se profilent aussi des menaces réelles. Pour lui, on n’arrivera à les dépasser que si raison et foi se retrouvent unies d’une manière nouvelle. D’où la nécessité que la théologie, comme discipline académique de réflexion sur le rapport raison-foi, ait sa place à l’université et dans le vaste dialogue des sciences.
« Alors, et seulement alors, nous devenons capables d’opérer un vrai dialogue des cultures et des religions, un dialogue dont nous avons un besoin urgent. »
Le mot-clé de cette conférence philosophico-théologique est celui de « raison », qui revient 46 fois. J’ai essayé de simplifier au maximum les idées, sans être sûr de l’avoir fait correctement, d’autant plus que le texte français n’est pas encore publié. On voit combien la pensée de Benoît XVI est profonde et surtout proche de nos préoccupations à tous, musulmans, chrétiens, juifs et agnostiques. Le dialogue en vérité ne peut éluder les problèmes, par exemple celui de la violence, ou celui de la modernité. Le dialogue (« dia-logos ») suppose la rationalité. Nous sommes tous invités à y entrer. Les réactions épidermiques et émotionnelles ou, pis encore, la manipulation des foules, ne peut que conduire à la violence, qui est contraire à la nature de Dieu et de l’homme.
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